Laurence Sterne
1713-1768
  1. On peut se rendre indigne de la faveur parce que l'homme a le droit d'en disposer; mais il n'en est pas ainsi de la charité, car Dieu la commande.
    (Pensées diverses in Oeuvres Complètes, trad. par une société de gens de lettres, p. 223, ed. Salmon, 1825)
     
  2. Je fis un jour l'épitaphe suivante, pour une femme babillarde : « Ci gît madame *** qui, le 10 d'août 1764, se tut. »
    (Pensées diverses in Oeuvres Complètes, trad. par une société de gens de lettres, p. 223, ed. Salmon, 1825)
     
  3. Ceux qui parlent sans cesse de leur santé ressemblent aux avares qui entassent toujours de l'argent sans avoir jamais l'esprit d'en jouir.
    (Pensées diverses in Oeuvres Complètes, trad. par une société de gens de lettres, p. 223, ed. Salmon, 1825)
     
  4. Quand je vois mourir un honnête homme, et vivre tant de scélérats, je sens bien emphatiquement la force de ce passage des psaumes : Dieu ne veut pas la mort du pécheur.
    (Pensées diverses in Oeuvres Complètes, trad. par une société de gens de lettres, p. 223, ed. Salmon, 1825)
     
  5. Il n'y a rien de tel dans la vie que le vrai bonheur; la plus juste définition qu'on en ait donnée est celle-ci : c'est un acquiescement tranquille à une douce illusion.
    (Pensées diverses in Oeuvres Complètes, trad. par une société de gens de lettres, p. 223, ed. Salmon, 1825)
     
  6. Quelqu'un s'exprimait fort heureusement, en faisant l'apologie de son épicurisme ; il disait que malheureusement il avait contracté la mauvaise habitude d'être heureux.
    (Pensées diverses in Oeuvres Complètes, trad. par une société de gens de lettres, p. 223, ed. Salmon, 1825)
     
  7. Les procureurs sont aux avocats ce que les apothicaires sont aux médecins; mais les premiers ne commercent pas par scrupules.
    (Pensées diverses in Oeuvres Complètes, trad. par une société de gens de lettres, p. 224, ed. Salmon, 1825)
     
  8. L'intelligence divine n'a pas besoin de raisonnements : les propositions, les prémisses et les déductions ne lui sont pas nécessaires. Dieu est purement intuitif; il voit d'un clin-d'oeil tout ce qui peut être. Toutes les vérités ne sont en lui qu'une seule idée, tous les espaces qu'un point, l'éternité même qu'un instant. Voilà l'idée la plus philosophique qu'on puisse se faire de Dieu. Ces qualités conviennent à lui seul; et tout autre être que l'Être éternel serait malheureux de les posséder. Plus de recherches, d'espérance, de variété, de société : les plaisirs d'un pareil Être, s'il n'était pas Dieu, se réduiraient à la pure sensualité.
    (Pensées diverses in Oeuvres Complètes, trad. par une société de gens de lettres, p. 224, ed. Salmon, 1825)
     
  9. J'avais un protecteur qui publia les bonnes intentions qu'il avait pour moi, et qui se paya ainsi d'avance de ma reconnaissance. Un homme généreux peut être comparé au datif de la grammaire latine. qui n'a point d'articles, et qui ne déclare son cas qu'à la fin de la phrase.
    (Pensées diverses in Oeuvres Complètes, trad. par une société de gens de lettres, p. 224, ed. Salmon, 1825)
     
  10. Nous pouvons imiter la divinité dans quelques unes de ses facultés ; mais nous pouvons l'égaler dans celle de la miséricorde. Nous ne pouvons pas donner, mais nous pouvons pardonner comme elle.
    (Pensées diverses in Oeuvres Complètes, trad. par une société de gens de lettres, p. 224, ed. Salmon, 1825)
     
  11. La différence des jugements que nous portons entre la cécité et la mort dérive de la différente position dans laquelle nous les jugeons. Nous préférons la cécité quand nous sommes en compagnie ; la mort est plus heureuse quand nous sommes seuls.
    (Pensées diverses in Oeuvres Complètes, trad. par une société de gens de lettres, p. 224, ed. Salmon, 1825)
     
  12. L'homme sobre, quand il s'est enivré, a la même stupidité que l'ivrogne, quand il est sobre.
    (Pensées diverses in Oeuvres Complètes, trad. par une société de gens de lettres, p. 225, ed. Salmon, 1825)
     
  13. Un esprit chaste, comme une glace pure, est terni par le moindre souffle.
    (Pensées diverses in Oeuvres Complètes, trad. par une société de gens de lettres, p. 225, ed. Salmon, 1825)
     
  14. Quelques orthodoxes assurent que la vertu des anciens participe de la nature du péché, parce qu'elle n'a pas été éclairée de la lumière de la révélation. Ainsi donc Socrate, Platon, Sénèque, Épictète, Titus et Marc-Aurèle ne sont que de misérables pécheurs qui croient faussement avoir fait du bien aux hommes, mais qui n'ont réellement qu'allumé du charbon pour eux-mêmes. S'il me fallait convertir un de ces malheureux, il faudrait donc que je commençasse par le dépouiller de toute charité, bienveillance et vertu ; que je le laissasse quelque temps se refroidir, et que je le livrasse ensuite ainsi nu au catéchisme du clerc, et aux verges du maître d'école de la paroisse. J'espère que cette bonne idée, bien orthodoxe, me vaudra pour le moins un doyenné.
    (Pensées diverses in Oeuvres Complètes, trad. par une société de gens de lettres, p. 225, ed. Salmon, 1825)
     
  15. L'algèbre est la métaphysique de l'arithmétique.
    (Pensées diverses in Oeuvres Complètes, trad. par une société de gens de lettres, p. 225, ed. Salmon, 1825)
     
  16. Le savoir est le dictionnaire des sciences; mais le bon sens est leur grammaire.
    (Pensées diverses in Oeuvres Complètes, trad. par une société de gens de lettres, p. 225, ed. Salmon, 1825)
     
  17. On fait usage des mots arts et sciences, sans saisir avec précision leur différence. Je crois que la science est la connaissance de l'universalité , l'abstraction de la sagesse ; que l'art est la pratique de la science. La science est la raison, et l'art en est le mécanisme. La science est le théorème, et l'art le problème. Mais, direz-vous, la poésie est un art, et il n'est point mécanique. La poésie n'est ni un art ni une science : elle ne s'apprend pas; c'est un souffle du créateur sur notre âme, c'est une inspiration, c'est enfin le génie.
    (Pensées diverses in Oeuvres Complètes, trad. par une société de gens de lettres, p. 225, ed. Salmon, 1825)
     
  18. Le ton positif et tranchant est une absurdité ; si vous avez raison, il diminue votre triomphe; si vous avez tort, il ajoute à la honte de votre défaite.
    (Pensées diverses in Oeuvres Complètes, trad. par une société de gens de lettres, p. 226, ed. Salmon, 1825)
     
  19. Un original est un monstre qu'on admire plus qu'on ne l'estime.
    (Pensées diverses in Oeuvres Complètes, trad. par une société de gens de lettres, p. 226, ed. Salmon, 1825)
     
  20. Le désir est une passion dans la jeunesse, et un vice dans la vieillesse : quand il sollicite, il est pardonnable; quand on le sollicite, il est vil.
    (Pensées diverses in Oeuvres Complètes, trad. par une société de gens de lettres, p. 226, ed. Salmon, 1825)
     
  21. On peut comparer le vin aux amis : le nouveau est tout potable; le vieux est plus généreux, mais il a du marc.
    (Pensées diverses in Oeuvres Complètes, trad. par une société de gens de lettres, p. 226, ed. Salmon, 1825)
     
  22. La Providence a sûrement donné la mauvaise humeur aux vieillards et aux malades, par compassion pour les amis et les parents qui doivent leur survivre : il était naturel qu'elle cherchât à diminuer le regret de leur perte.
    (Pensées diverses in Oeuvres Complètes, trad. par une société de gens de lettres, p. 226, ed. Salmon, 1825)
     
  23. Pardonner à ses ennemis est le plus grand effort de la morale païenne : rendre le bien pour le mal était une vertu réservée au christianisme.
    (Pensées diverses in Oeuvres Complètes, trad. par une société de gens de lettres, p. 226, ed. Salmon, 1825)
     
  24. La potence, ainsi que l'arbre défendu du paradis terrestre, donne la mort et la science.
    (Pensées diverses in Oeuvres Complètes, trad. par une société de gens de lettres, p. 226, ed. Salmon, 1825)
     
  25. La vérité dans un puits et la vérité dans le vin signifient la même chose : il ne faut dire son secret qu'à un homme sobre.
    (Pensées diverses in Oeuvres Complètes, trad. par une société de gens de lettres, p. 226, ed. Salmon, 1825)
     
  26. Les bons écrits sont comparables au vin ; le bon sens en est la force, et l'esprit la saveur.
    (Pensées diverses in Oeuvres Complètes, trad. par une société de gens de lettres, p. 227, ed. Salmon, 1825)
     
  27. Le respect pour nous-mêmes, voilà la morale : la déférence pour les autres, voilà les manières.
    (Pensées diverses in Oeuvres Complètes, trad. par une société de gens de lettres, p. 227, ed. Salmon, 1825)
     
  28. Les amoureux s'expriment fort bien quand ils parlent d'échanger leurs coeurs. La passion enchanteresse de l'amour dénature effectivement le caractère des deux sexes. Elle donne de l'esprit à la bergère, de la douceur au berger ; elle échange enfin entre eux le courage et la timidité.
    (Pensées diverses in Oeuvres Complètes, trad. par une société de gens de lettres, p. 227, ed. Salmon, 1825)
     
  29. Quand le malheur est suspendu sur ma tête , je m'écrie : Dieu, préserve-m'en ! Quand il me frappe : Dieu soit loué !
    (Pensées diverses in Oeuvres Complètes, trad. par une société de gens de lettres, p. 227, ed. Salmon, 1825)
     
  30. Le courage et la modestie sont les deux vertus les moins équivoques, parce que l'hypocrisie ne saurait les imiter.
    Elles ont encore cette propriété, qu'elles s'annoncent en nous par la même couleur.

    (Pensées diverses in Oeuvres Complètes, trad. par une société de gens de lettres, p. 227, ed. Salmon, 1825)
     
  31. Les hommes sont comme les plantes : les unes aiment le soleil, et les autres l'ombre.
    (Pensées diverses in Oeuvres Complètes, trad. par une société de gens de lettres, p. 227, ed. Salmon, 1825)
     
  32. Il y a deux sortes d'écrivains moraux : les uns font de l'homme un ange, et les autres une bête. Ils ont tous tort : l'un argumente du meilleur, et l'autre du pire des hommes. Le docteur Young les concilie ainsi : « Nous ne pouvons avoir une trop haute idée de notre nature, et une trop basse de nous mêmes. »
    (Pensées diverses in Oeuvres Complètes, trad. par une société de gens de lettres, p. 227, ed. Salmon, 1825)
     
  33. Les rois sont plus malheureux que leurs sujets : l'habitude accoutume au malaise, tandis que la fatigue de régner devient chaque jour plus pénible. Ce qui m'a le plus surpris dans l'histoire, c'est d'y rencontrer si peu d'abdications. Une douzaine ou deux, tout au plus, de rois, sont descendus volontairement de leur trône : et encore quelques-uns s'en sont repentis !
    (Pensées diverses in Oeuvres Complètes, trad. par une société de gens de lettres, p. 228, ed. Salmon, 1825)
     
  34. Le mensonge est la plus insupportable poltronnerie. C'est craindre les hommes et braver Dieu.
    (Pensées diverses in Oeuvres Complètes, trad. par une société de gens de lettres, p. 228, ed. Salmon, 1825)
     
  35. Les franc-penseurs sont généralement ceux qui ne pensent jamais.
    (Pensées diverses in Oeuvres Complètes, trad. par une société de gens de lettres, p. 228, ed. Salmon, 1825)
     
  36. Zoroastre, selon Pline, rit le jour de sa naissance, et Thomas Morus le jour de sa mort : quel est le plus extraordinaire des deux ?
    (Pensées diverses in Oeuvres Complètes, trad. par une société de gens de lettres, p. 228, ed. Salmon, 1825)
     
  37. Il y a eu des femmes célèbres dans toutes les sectes philosophiques ; mais rien n'a égalé le mérite des pythagoriciennes : il fallait se taire et garder le secret.
    (Pensées diverses in Oeuvres Complètes, trad. par une société de gens de lettres, p. 228, ed. Salmon, 1825)
     
  38. Solon privait les pères de leur autorité sur les bâtards, par une raison très curieuse : ils avaient été pères pour leur plaisir, ils étaient récompensés par le plaisir de l'avoir été.
    (Pensées diverses in Oeuvres Complètes, trad. par une société de gens de lettres, p. 228, ed. Salmon, 1825)
     
  39. Hucheson, grand mathématicien, damne ou sauve les hommes, par des équations d'algèbre en plus et en moins. Il fallait que saint Pierre, selon lui, sût bien les mathématiques ; et je ne connais que saint Mathieu, dans le ciel, qui, en sa qualité de financier, pût assister à un pareil compte.
    (Pensées diverses in Oeuvres Complètes, trad. par une société de gens de lettres, p. 228, ed. Salmon, 1825)
     
  40. Je demandai à un ermite, en Italie, comment il pouvait vivre seul, dans une chaumière élevée sur la cime d'une montagne, a un mille de toute habitation; il me répondit aussitôt : La Providence est à ma porte.'
    (Pensées diverses in Oeuvres Complètes, trad. par une société de gens de lettres, p. 229, ed. Salmon, 1825)
     
  41. Dans le monde, vous êtes sujet aux caprices de chaque extravagant : dans votre bibliothèque. vous soumettez les hommes célèbres aux vôtres.
    (Pensées diverses in Oeuvres Complètes, trad. par une société de gens de lettres, p. 229, ed. Salmon, 1825)
     
  42. Une bonne comparaison doit être aussi courte et aussi concise que la déclaration d'amour que fait un roi.
    (Pensées diverses in Oeuvres Complètes, trad. par une société de gens de lettres, p. 229, ed. Salmon, 1825)
     
  43. J'ai connu un brave soldat qui me confiait le secret de son courage en ces termes : Dans un combat, au premier feu, je me figurais être un homme mort; je combattais tout le long du jour dans cette idée, sans apercevoir seulement le danger. Mon illusion ne cessait que quand je rentrais dans ma tente : je revenais des limbes; je vis encore! me disais-je.
    (Pensées diverses in Oeuvres Complètes, trad. par une société de gens de lettres, p. 229, ed. Salmon, 1825)
     
  44. J'admire la philosophie de celui qui pardonne; mais j'aime le caractère de celui qui sent.
    (Pensées diverses in Oeuvres Complètes, trad. par une société de gens de lettres, p. 229, ed. Salmon, 1825)
     
  45. Au commencement du XVIe siècle, un prêtre ayant trouvé dans un auteur grec ce passage : ονους εστιν ανλος l'âme est immatérielle, et ayant vu dans son lexicon que ανλος signifiait flûte, il composa, dans un exercice académique, quinze argument, tout au moins, pour prouver que l'âme était un sifflet.
    (Pensées diverses in Oeuvres Complètes, trad. par une société de gens de lettres, p. 229, ed. Salmon, 1825)
     
  46. Les Juifs envoyèrent des ambassadeurs à Cromwell pour savoir s'il n'était pas le vrai Messie.
    (Pensées diverses in Oeuvres Complètes, trad. par une société de gens de lettres, p. 229, ed. Salmon, 1825)
     
  47. Le pape Jules II lisait la Bible quand on lui apprit la défaite de son armée par les Français : il la jeta par terre pour témoigner à Dieu son ressentiment.
    (Pensées diverses in Oeuvres Complètes, trad. par une société de gens de lettres, p. 230, ed. Salmon, 1825)
     
  48. L'ancienne Rome se rendit la maîtresse (ce mot est pire que celui de maître) de l'univers, sous ses consuls, par la même méthode que la nouvelle a continué d'employer sous ses pontifes. Le bien de la république était le prétexte de Rome ancienne; le bien de l'Église est celui de la moderne. D'après ce principe, auquel les autres sont subordonnés, tous les vices, l'oppression et la fausseté, quand ils favorisent la domination, deviennent ou des vertus publiques ou des fraudes pieuses.
    (Pensées diverses in Oeuvres Complètes, trad. par une société de gens de lettres, p. 230, ed. Salmon, 1825)
     
  49. Par un des canons, si l'on accuse un cardinal de fornication, il faut produire soixante-dix témoins: à ce compte, il doit caresser une fille en plein marché, pour être convaincu.
    (Pensées diverses in Oeuvres Complètes, trad. par une société de gens de lettres, p. 230, ed. Salmon, 1825)
     
  50. Combien le système de l'amour platonique serait beau s'il pouvait se réaliser! que ses extases seraient pures et séraphiques, deux coeurs fidèles, doucement agités dans la même sphère d'attraction, le même sistole, le même diastole, sujets au même flux et reflux, et se rapprochant toujours plus près l'un de l'autre, par la compulsion la plus agréablement insensible, comme les asymptotes d'une hyperbole, sans jamais coïncider ensemble et rencontrer le point de contact!
    (Pensées diverses in Oeuvres Complètes, trad. par une société de gens de lettres, p. 230, ed. Salmon, 1825)
     
  51. Rien ne rappelle si puissamment notre âme que l'infortune. Les fibres tendues se relâchent ; alors l'âme égarée se retire en elle-même, s'assied toute pensive, et admet en silence la salubrité des réflexions. Si nous avons un ami, nous pensons aussitôt à lui ; si nous avons un bienfaiteur, ses bontés pressent alors sur notre coeur. Grand Dieu! n'est-ce pas par cette raison que ceux qui t'ont oublié dans leur prospérité reviennent à toi dans leurs chagrins? Quand ils abattent nos esprits affligés, à qui pouvons-nous plus sûrement recourir qu'à toi, qui connais nos besoins, qui tiens en dépôt nos larmes dans ton sein, qui vois nos moindres pensées, et qui entends chaque soupir mélancolique qui échappe à notre découragement!
    (Pensées diverses in Oeuvres Complètes, trad. par une société de gens de lettres, p. 230, ed. Salmon, 1825)
     
  52. Vers le milieu du XIIIe siècle, et sous le pontificat de Grégoire IX, il arriva un singulier événement. Le comte de Gleichen fut fait prisonnier dans un combat contre les Sarrasins, et condamné à l'esclavage. Comme il fut employé aux travaux des jardins du sérail, la fille du sultan le remarqua. Elle jugea qu'il était homme de qualité, conçut de l'amour pour lui, et lui offrit de favoriser son évasion s'il voulait l'épouser. Il lui fit répondre qu'il était marié; ce qui ne donna pas le moindre scrupule à la princesse accoutumée au rit de la pluralité des femmes. Ils furent bientôt d'accord, cinglèrent, et abordèrent à Venise. Le comte alla à Rome, et raconta à Grégoire IX chaque particularité de son histoire. Le pape, sur la promesse qu'il lui fit de convertir la Sarrasine, lui donna des dispenses pour garder ses deux femmes.
    La première fut si transportée de joie à l'arrivée de son mari, sous quelque condition qu'il lui fût rendu, qu'elle acquiesça à tout, et témoigna à sa bienfaitrice l'excès de sa reconnaissance. L'histoire nous apprend que la Sarrasine n'eut point d'enfants, et qu'elle aima d'amour maternel ceux de sa rivale. Quel dommage qu'elle ne donnât pas le jour à un être qui lui ressemblât !
    On montre à Gleichen le lit où ces trois rares individus dormaient ensemble. Ils furent enterrés dans le même tombeau chez les bénédictins de Pétersbourg; et le comte, qui survécut à ses deux femmes, ordonna qu'on mît sur le sépulcre, qui fut ensuite le sien, cette épitaphe qu'il avait composée :
    « Ci gisent deux femmes rivales qui s'aimèrent comme des sœurs, et qui m'aimèrent également. L'une abandonna Mahomet poursuivre son époux, et l'autre courut se jeter dans les bras de la rivale qui le lui rendait. Unis par les liens de l'amour et du mariage, nous n'avions qu'un lit nuptial pendant notre vie ; et la même pierre nous couvre après notre mort. »

    (Pensées diverses in Oeuvres Complètes, trad. par une société de gens de lettres, p. 231, ed. Salmon, 1825)