Annie Le Brun
1942
  1. Et même si une puissance quasi générale à relier événements, idées ou formes aux corps qui les produisent restera comme la caractéristique essentielle du passage d'un siècle à l'autre, il ne faut pas en chercher l'origine dans d'insurmontables difficultés à saisir une réalité qui se déroberait mais bien au contraire dans le fait d'être de plus en plus empêchés de nous tenir à distance de ce qui est, ne serait-ce que pour discerner quel paysage est en train d'émerger, à notre insu.
    (Du trop de réalité, p.20, Gallimard/Folio Essais n°444, 2004)
     
  2. [...] tout ce qui s'entreprend, aujourd'hui plus que jamais, sous prétexte d'art, de littérature ou de recherche pure, fait figure de divertissement.
    (Du trop de réalité, p.32, Gallimard/Folio Essais n°444, 2004)
     
  3. On a les Lumières qu'on peut, notre époque se sera éclairée à la pollution lumineuse.
    (Du trop de réalité, p.36, Gallimard/Folio Essais n°444, 2004)
     
  4. [...] «  à la différence des époques prémodernes, qui soumettaient l'artiste à la censure de leurs mécènes, à la différence aussi de l'époque moderne qui faisait de l'artiste émancipé et subversif la victime d'une société largement obtuse, l'époque contemporaine tente d'institutionnaliser la révolte et de faire coexister la subversion et la subvention » [Rainer Rochlitz, Subversion et subvention, Gallimard, 1994, p. 19]
    (Cité dans Du trop de réalité, p.51, Gallimard/Folio Essais n°444, 2004)
     
  5. Mais il n'en reste pas moins que si certains de ces observateurs n'hésitent pas à parler d'une « époque où la position sociale de l'artiste n'est plus celle du poète maudit mais de plus en plus celle de l'animateur socioculturel [Thierry de Duve] », aucun d'entre eux, manifestement enclins à y voir un phénomène inéluctable, ne semble vraiment choqué par cette nouvelle dépendance de la création aux institutions.
    (Du trop de réalité, p.52, Gallimard/Folio Essais n°444, 2004)
     
  6. [...] le redoutable effet rétroactif de ce reconditionnement de la culture, dont le but n'est pas seulement de porter sur l'à venir de l'imaginaire mais sur le passé dont celui-ci se nourrit depuis toujours.
    (Du trop de réalité, p.56, Gallimard/Folio Essais n°444, 2004)
     
  7. [...] tout doit devenir matière à marchandise - impressions, sentiments, désirs... - et, de ce point de vue, les boutiques attenantes aux musées de plus en plus riches en gadgets et vidéos ne diffèrent pas fondamentalement des sex-chops.
    (Du trop de réalité, p.57, Gallimard/Folio Essais n°444, 2004)
     
  8. [...] il est de mots utilisés pour dire tout et n'importe quoi qui, à trop servir, deviennent calleux, avant de se constituer en langue de bois. Sont de ceux-là culture, solidarité, différence, nation, communication, concertation... On dirait même que, sous la pression d'une réalité dont l'excès consiste aussi à tout nommer, se produit un épaississement de la texture du mot, qui gagne l'ensemble de la langue jusqu'à lui donner de plus en plus quelque chose d'emprunté, dans tous les sens du terme.
    (Du trop de réalité, p.65, Gallimard/Folio Essais n°444, 2004)
     
  9. [...] comment ne pas imaginer à quels soins intensifs doivent être soumis des mots comme éthique, déontologie, mémoire..., pour qu'ils aient encore l'air d'avoir un sens, alors qu'ils sont jour après jour privés de ce qui les nourrit ?
    (Du trop de réalité, p.68, Gallimard/Folio Essais n°444, 2004)
     
  10. [...] la langue est un organisme vivant [...] qui, comme tel, se nourrit de ce qu'elle absorbe.
    (Du trop de réalité, p.73, Gallimard/Folio Essais n°444, 2004)
     
  11. [...] des années de nourriture trafiquée, frelatée, reconstituée... nous ont accoutumés à déguster moins la chose elle-même que le nom de la chose.
    (Du trop de réalité, p.79, Gallimard/Folio Essais n°444, 2004)
     
  12. [...] « en quoi consiste la barbarie, sinon précisément en ce qu'elle méconnaît ce qui excelle ? » [Goethe]
    (Cité dans Du trop de réalité, p.115, Gallimard/Folio Essais n°444, 2004)
     
  13. [...] c'est dans notre profondeur émotionnelle qu'est en train de s'implanter le principe conformateur d'une nouvelle sorte de totalitarisme, reposant sur la mise ne place d'un pluralisme sans heurt et sans fin.
    Si le « rideau de fer » comme la violence qui l'a maintenu plus de trois quarts de siècle sont loin de pouvoir être jetés, ainsi que certains s'y emploient, dans le fatras des accessoires désuets, voici ce qui paraît nier jusqu'à leur souvenir et n'en est pas moins un totalitarisme. Voici un totalitarisme de l'inconsistance où tout n'est pas seulement l'équivalent de tout mais où rien n'existe s'il n'est l'équivalent de tout et réciproquement.

    (Du trop de réalité, p.127, Gallimard/Folio Essais n°444, 2004)
     
  14. [...] l'objectivité consiste à donner cinquante pour cent tort ou raison à chacune des parties en présence.
    Ainsi le pour et le contre sont-ils devenus un couple aussi inséparable que Laurel et Hardy ou Doublepatte et Patachon.

    (Du trop de réalité, p.147, Gallimard/Folio Essais n°444, 2004)
     
  15. [...] personne ne remarque plus comment n'importe quel choix intellectuel, politique ou moral est aujourd'hui contrebalancé par son antidote. Il semble même devenu naturel que le moralisme réponde au laxisme, l'intégrisme au multiculturalisme, le muséisme au modernisme, la dévotion au cynisme, le sectarisme au centrisme, le fétichisme à l'indifférence, la recherche du hard à la sensation cool, le souci de sécurité au goût du risque... Avec pour nouveauté que ces antagonismes en arrivent à coexister non seulement dans un même groupe mais chez un même individu, au gré de cette rationalité de l'incohérence que nous sommes en train de faire nôtre, sans que quiconque y reconnaisse la raison même du monde « connexionniste ».
    (Du trop de réalité, p.149, Gallimard/Folio Essais n°444, 2004)
     
  16. [...] une culture de la différence qui a pour fonction essentielle de produire des interprétations du monde servant à empêcher de le comprendre et plus encore de le changer.
    (Du trop de réalité, p.164, Gallimard/Folio Essais n°444, 2004)
     
  17. « Plus le jeu admet de règles, moins il pousse à leur transgression », remarque Catherine Millet comme caractéristique de la liberté très relative consentie aux artistes dans le monde clos de la société muséographique.
    (Du trop de réalité, p.170, Gallimard/Folio Essais n°444, 2004)
     
  18. En elle-même, la surabondance des informations ne conduit pas à un embarras du choix qui empêcherait tout jugement, comme certains l'on avancé. C'est plutôt de ne pouvoir être replacée dans un ensemble sensible cohérent, qu'il n'est plus d'informations, futile ou importante, qui ne paraisse condamnée à se perdre dans le flux de toutes les autres. Davantage, leur défilé ininterrompu ferme une à une les perspectives qu'il était jusqu'alos naturel à l'imagination de projeter au-delà des simples données objectives pour appréhender un être, un événement, une situation... L'effondrement de la critique d'art comme de la critique littéraire ne s'explique pas autrement : faute de quelque adhésion sensible, peu importe à quoi l'on se réfère. D'où la pléthore de théories d'allure scientifique qui prospèrent de cette absence sensible, sans avoir d'autre raison d'être que de l'entretenir sous un semblant de sérieux.
    (Du trop de réalité, p.186, Gallimard/Folio Essais n°444, 2004)
     
  19. [...] un des effets de ce scepticisme généralisé est de susciter une multitude de dévotions intempestives.
    (Du trop de réalité, p.195, Gallimard/Folio Essais n°444, 2004)
     
  20. La religion est peut-être en crise mais elle n'arrête pas de voyager.
    (Du trop de réalité, p.197, Gallimard/Folio Essais n°444, 2004)
     
  21. Sous prétexte [...] de respecter les croyances dans leur diversité, libres penseurs et athées sont tolérés à la condition de garder le silence. Il en est même devenu aussi déplacé que démodé de s'en prendre à la religion. Malheur à qui oserait rappeler la crapulerie sans frontières qui en justifie les diverses conceptions.
    (Du trop de réalité, p.202, Gallimard/Folio Essais n°444, 2004)
     
  22. On a les pensées « génétiquement modifiées » qu'on mérite.
    (Du trop de réalité, p.203, Gallimard/Folio Essais n°444, 2004)
     
  23. Benjamin Constant : « Les sots font de leur morale une masse compacte et indivisible, pour qu'elle se mêle le moins possible avec leurs actions et les laisse libres dans tous les détails. »
    (Du trop de réalité, p.203, Gallimard/Folio Essais n°444, 2004)
     
  24. Daniel Wildenstein : [...] « il n'y a qu'une façon de comprendre et qu'une façon d'aimer la peinture, c'est de la voir. »
    (Du trop de réalité, p.274, Gallimard/Folio Essais n°444, 2004)
     
  25. Voilà déjà longtemps Novalis affirmait : « Le corps est l'organe nécessaire du monde. » Et n'est-ce pas, faute de l'être aujourd'hui, qu'il est en train de devenir la plus encombrante des prothèses ?
    (Du trop de réalité, p.277, Gallimard/Folio Essais n°444, 2004)
     
  26. Novalis : « On comprendra habituellement mieux l'artificiel que le naturel. Le simple réclame plus d'esprit mais moins de talent que le complexe. » Car il se pourrait bien que cette constatation soit de nature à expliquer la stupéfiante facilité avec laquelle, en dix ans à peine, le virtuel a peu à peu pris la place de l'imaginaire.
    (Du trop de réalité, p.285, Gallimard/Folio Essais n°444, 2004)
     
  27. [...] cette promesse de définir prochainement la propriété virtuelle : rien ne vaut la duplication de ce monde et de ses chienneries pour remplacer l'imagination.
    (Du trop de réalité, p.292, Gallimard/Folio Essais n°444, 2004)
     
  28. [...] l'apparence de la vie est utilisée pour travestir le travail de la mort.
    (Du trop de réalité, p.293, Gallimard/Folio Essais n°444, 2004)