Michel Bakounine
1814-1876
  1. Jéhovah, qui, de tous les dieux qui ont jamais été adorés par les hommes, est certainement le plus jaloux, le plus vaniteux, le plus féroce, le plus injuste, le plus sanguinaire, le plus despote et le plus ennemi de la dignité et de la liberté humaines, ayant créé Adam et Ève, par on ne sait quel caprice, sans doute pour tromper son ennui qui doit être terrible dans son éternellement égoïste solitude, ou pour se donner des esclaves nouveaux, avait mis généreusement à leur disposition toute la terre, avec tous les fruits et tous les animaux de la terre, et il n'avait posé à cette complète jouissance qu'une seule limite. Il leur avait expressément défendu de toucher aux fruits de l'arbre de la science. Il voulait donc que l'homme, privé de toute conscience de lui-même, restât une bête, toujours à quatre pattes devant le Dieu éternel, son Créateur et son Maître. Mais voici que vient Satan, l'éternel révolté, le premier libre penseur et l'émancipateur des mondes. Il fait honte à l'homme de son ignorance et de son obéissance bestiales ; il l'émancipe et imprime sur son front le sceau de la liberté et de l'humanité en le poussant à désobéir et à manger du fruit de la science.
    (Dieu et l'État, p.9, Mille et une nuits, n°121, 2000)
     
  2. [...] l'absurde seul ne se laisse point expliquer. Il est évident que quiconque en a besoin pour son bonheur, pour sa vie, doit renoncer à sa raison, et, retournant s'il le peut à la foi naïve, aveugle, stupide, répéter, avec Tertullien et avec tous les croyants sincères, ces paroles qui résument la quintessence même de la théologie : « Je crois en ce qui est absurde. » Alors toute discussion cesse, et il ne reste plus que la stupidité triomphante de la foi. Mais alors s'élève aussitôt une autre question : Comment peut naître dans un homme intelligent et instruit le besoin de croire en ce mystère ?
    (Dieu et l'État, p.14, Mille et une nuits, n°121, 2000)
     
  3. [...] le cabaret et l'église, la débauche du corps ou la débauche de l'esprit [...]
    (Dieu et l'État, p.16, Mille et une nuits, n°121, 2000)
     
  4. Il est une catégorie de gens qui, s'ils ne croient pas, doivent au moins faire semblant de croire. Ce sont tous les tourmenteurs, tous les oppresseurs et tous les exploiteurs de l'humanité. Prêtres, monarques, hommes d'État, hommes de guerre, financiers publics et privés, fonctionnaires de toutes sortes, policiers, gendarmes, geôliers et bourreaux, monopoleurs capitalistes, pressureurs, entrepreneurs et propriétaires, avocats, économistes, politiciens de toutes les couleurs, jusqu'au dernier vendeur d'épices, tous répéteront à l'unisson ces paroles de Voltaire :

    «Si Dieu n'existait pas, il faudrait l'inventer.»

    Car, vous comprenez, il faut une religion pour le peuple. C'est la soupape de sûreté.

    (Dieu et l'État, p.16, Mille et une nuits, n°121, 2000)
     
  5. Il existe enfin une catégorie assez nombreuse d'âmes honnêtes mais faibles qui, trop intelligentes pour prendre les dogmes chrétiens au sérieux, les rejettent en détail, mais n'ont pas le courage, ni la force, ni la résolution nécessaires pour les repousser en gros. Elles abandonnent à votre critique toutes les absurdités particulières de la religion, elles font fi de tous les miracles, mais elles se cramponnent avec désespoir à l'absurdité principale, source de toutes les autres, au miracle qui explique et légitime tous les autres miracles, à l'existence de Dieu. Leur Dieu n'est point l'Être vigoureux et puissant, le Dieu brutalement positif de la théologie. C'est un Être nébuleux, diaphane, illusoire, tellement illusoire que, quand on croit le saisir, il se transforme en Néant : c'est un mirage, un feu follet qui ne réchauffe ni n'éclaire. Et pourtant ils y tiennent, et ils croient que s'il allait disparaître, tout disparaîtrait avec lui. Ce sont des âmes incertaines, maladives, désorientées dans la civilisation actuelle, n'appartenant ni au présent ni à l'avenir, de pâles fantômes éternellement suspendus entre le ciel et la terre, et occupant entre la politique bourgeoise et le socialisme du prolétariat absolument la même position. Ils ne se sentent la force ni de penser jusqu'à la fin, ni de vouloir, ni de se résoudre et ils perdent leur temps et leur peine en s'efforçant toujours de concilier l'inconciliable. Dans la vie publique, ils s'appellent les socialistes bourgeois.
    (Dieu et l'État, p.17, Mille et une nuits, n°121, 2000)
     
  6. Rien n'est, en effet, ni aussi universel ni aussi antique que l'inique et l'absurde, et c'est au contraire la vérité, la justice qui, dans le développement des sociétés humaines, sont les moins universelles, les plus jeunes ; ce qui explique aussi le phénomène historique constant des persécutions inouïes dont leurs proclamateurs premiers ont été et continuent d'être toujours les objets de la part des représentants officiels, patentés et intéressés des croyances universelles et antiques,et souvent de la part de ces mêmes masses populaires, qui, après les avoir bien tourmentés, finissent toujours par adopter et par faire triompher leurs idées.
    (Dieu et l'État, p.20, Mille et une nuits, n°121, 2000)
     
  7. D'où il résulte que l'antiquité d'une croyance, d'une idée, loin de prouver quelque chose en sa faveur, doit au contraire nous la rendre suspecte. Car derrière nous est notre animalité et devant nous notre humanité, et la lumière humaine, la seule qui puisse nous réchauffer et nous éclairer, la seule qui puisse nous émanciper, nous rendre dignes, libres, heureux, et réaliser la fraternité parmi nous, n'est jamais au début, mais, relativement à l'époque où l'on vit, toujours à la fin de l'histoire.
    (Dieu et l'État, p.21, Mille et une nuits, n°121, 2000)
     
  8. Quant à l'universalité d'une erreur, elle ne prouve qu'une chose : la similitude, sinon la parfaite identité, de la nature humaine dans tous les temps et sous tous les climats. Et, puisqu'il est constaté que tous les peuples, à toutes les époques de leur vie, ont cru et croient encore en Dieu, nous devons en conclure simplement que l'idée divine, issue de nous-mêmes, est une erreur historiquement nécessaire dans le développement de l'humanité, et nous demander pourquoi et comment elle s'est produite dans l'histoire, pourquoi l'immense majorité de l'espèce humaine l'accepte encore aujourd'hui comme une vérité.
    (Dieu et l'État, p.22, Mille et une nuits, n°121, 2000)
     
  9. Tant que la racine de toutes les absurdités qui tourmentent le monde, la croyance en Dieu, restera intacte, elle ne manquera jamais de pousser des rejetons nouveaux. C'est ainsi que de nos jours, dans certaines régions de la plus haute société, le spiritisme tend à s'installer sur les ruines du christianisme.
    (Dieu et l'État, p.22, Mille et une nuits, n°121, 2000)
     
  10. [...] l'abîme de l'absurdité religieuse.
    (Dieu et l'État, p.23, Mille et une nuits, n°121, 2000)
     
  11. Toutes les religions, avec leurs dieux, leurs demi-dieux, et leurs prophètes, leurs messies et leurs saints, ont été créées par la fantaisie crédule des hommes, non encore arrivés au plein développement et à la pleine possession de leurs facultés intellectuelles ; en conséquence de quoi le ciel religieux n'est autre chose qu'un mirage où l'homme, exalté par l'ignorance et la foi, retrouve sa propre image, mais agrandie et renversée, c'est-à-dire divinisée.
    (Dieu et l'État, p.24, Mille et une nuits, n°121, 2000)
     
  12. Le christianisme est précisément la religion par excellence parce qu'il expose et manifeste, dans sa plénitude, la nature, la propre essence de tout système religieux, qui est l'appauvrissement, l'asservissement et l'anéantissement de l'humanité au profit de la Divinité.
    (Dieu et l'État, p.24, Mille et une nuits, n°121, 2000)
     
  13. N'en déplaise donc aux métaphysiciens et aux idéalistes religieux, philosophes, politiciens ou poètes : l'idée de Dieu implique l'abdication de la raison et de la justice humaines, elle est la négation la plus décisive de l'humaine liberté et aboutit nécessairement à l'esclavage des hommes, tant en théorie qu'en pratique.
    (Dieu et l'État, p.26, Mille et une nuits, n°121, 2000)
     
  14. Si Dieu est, l'homme est esclave ; or l'homme peut, doit être libre, donc Dieu n'existe pas.
    Je défie qui que ce soit de sortir de ce cercle ; et maintenant, qu'on choisisse.

    (Dieu et l'État, p.26, Mille et une nuits, n°121, 2000)
     
  15. Est-il besoin de rappeler combien et comment les religions abêtissent et corrompent les peuples ? Elles tuent en eux la raison, ce principal instrument de l'émancipation humaine, et les réduisent à l'imbécillité, condition essentielle de leur esclavage. Elles déshonorent le travail humain et en font un signe et une source de servitude. Elles tuent la notion et le sentiment de la justice humaine dans leur sein, faisant toujours pencher la balance du côté des coquins triomphants, objets privilégiés de la grâce divine. Elles tuent l'humaine fierté et l'humaine dignité, ne protégeant que les rampants et les humbles. Elles étouffent dans le coeur des peuples tout sentiment d'humaine fraternité en le remplissant de divine cruauté.
    (Dieu et l'État, p.26, Mille et une nuits, n°121, 2000)
     
  16. Toutes les religions sont cruelles, toutes sont fondées sur le sang, car toutes reposent principalement sur l'idée du sacrifice, c'est-à-dire sur l'immolation perpétuelle de l'humanité à l'inextinguible vengeance de la Divinité.
    (Dieu et l'État, p.27, Mille et une nuits, n°121, 2000)
     
  17. Car si Dieu est, il est nécessairement le Maître éternel, suprême, absolu, et si ce Maître existe, l'homme est esclave ; mais s'il est esclave, il n'y a pour lui ni justice, ni égalité, ni fraternité, ni prospérité possibles. Ils auront beau, contrairement au bon sens et à toutes les expériences de l'histoire, se représenter leur Dieu animé du plus tendre amour pour la liberté humaine, un maître, quoi qu'il fasse et quelque libéral qu'il veuille se montrer, n'en reste pas moins toujours un maître, et son existence implique nécessairement l'esclavage de tout ce qui se trouve au-dessous de lui. Donc, si Dieu existait, il n'y aurait pour lui qu'un seul moyen de servir la liberté humaine, ce serait de cesser d'exister.
    Amoureux et jaloux de la liberté humaine, et la considérant comme la condition absolue de tout ce que nous adorons et respectons dans l'humanité, je retourne la phrase de Voltaire, et je dis : Si Dieu existait réellement, il faudrait le faire disparaître.

    (Dieu et l'État, p.29, Mille et une nuits, n°121, 2000)
     
  18. La liberté de l'homme consiste uniquement en ceci qu'il obéit aux lois naturelles parce qu'il les a reconnues lui-même comme telles, et non parce qu'elles lui ont été extérieurement imposées par une volonté étrangère, divine ou humaine, collective ou individuelle, quelconque.
    (Dieu et l'État, p.32, Mille et une nuits, n°121, 2000)
     
  19. [...]la science humaine est toujours nécessairement imparfaite, et qu'en comparant ce qu`elle a découvert avec ce qu'il lui reste à découvrir, on peut dire qu'elle en est toujours à son berceau.
    (Dieu et l'État, p.32, Mille et une nuits, n°121, 2000)
     
  20. Le plus grand génie scientifique, du moment qu'il devient un académicien, un savant officiel, patenté, baisse inévitablement et s'endort. Il perd sa spontanéité, sa hardiesse révolutionnaire, et cette énergie incommode et sauvage qui caractérise la nature des plus grands génies, appelés toujours à détruire les mondes caducs et à jeter les fondements des mondes nouveaux. Il gagne sans doute en politesse, en sagesse utilitaire et pratique, ce qu'il perd en puissance de pensée. Il se corrompt, en un mot.
    (Dieu et l'État, p.33, Mille et une nuits, n°121, 2000)
     
  21. C'est le propre du privilège et de toute position privilégiée que de tuer l'esprit et le coeur des hommes. L'homme privilégié soit politiquement, soit économiquement, est un homme intellectuellement et moralement dépravé.
    (Dieu et l'État, p.34, Mille et une nuits, n°121, 2000)
     
  22. Si je m'incline devant l'autorité des spécialistes et si je me déclare prêt à en suivre, dans une certaine mesure et pendant tout le temps que cela me paraît nécessaire, les indications et même la direction, c'est parce que cette autorité ne m'est imposée par personne, ni par les hommes ni par Dieu. Autrement je les repousserais avec horreur et j'enverrais au diable leurs conseils, leur direction et leur science, certain qu'ils me feraient payer par la perte de ma liberté et de ma dignité humaines les bribes de vérité, enveloppées de beaucoup de mensonges, qu'ils pourraient me donner.
    (Dieu et l'État, p.35, Mille et une nuits, n°121, 2000)
     
  23. Je reçois et je donne, telle est la vie humaine. Chacun est autorité dirigeante et chacun est dirigé à son tour. Donc il n'y a point d'autorité fixe et constante mais un échange continu d'autorité et de subordination mutuelles, passagères et surtout volontaires.
    (Dieu et l'État, p.36, Mille et une nuits, n°121, 2000)
     
  24. Je ne pense pas que la société doive maltraiter les hommes de génie comme elle l'a fait jusqu'à présent. Mais je ne pense pas non plus qu'elle doive trop les engraisser ni leur accorder surtout des privilèges ou des droits exclusifs quelconques ; et cela pour trois raisons : d'abord parce qu'il lui arriverait souvent de prendre un charlatan pour un homme de génie ; ensuite parce que, par ce système de privilèges, elle pourrait transformer en un charlatan même un véritable homme de génie, le démoraliser, l'abêtir ; enfin, parce qu'elle se donnerait un despote.
    (Dieu et l'État, p.36, Mille et une nuits, n°121, 2000)
     
  25. Nous acceptons toutes les autorités naturelles, et toutes les influences de fait, aucune de droit ; car toute autorité ou toute influence de droit, et comme telle officiellement imposée devenant aussitôt une oppression et un mensonge, nous imposerait infailliblement, comme je crois l'avoir suffisamment démontré, l'esclavage et l'absurdité.
    (Dieu et l'État, p.38, Mille et une nuits, n°121, 2000)
     
  26. Proclamer comme divin tout ce qu'on trouve de grand, de juste, de noble, de beau dans l'humanité, c'est reconnaître implicitement que l'humanité par elle-même aurait été incapable de le produire : ce qui revient à dire qu'abandonnée à elle-même, sa propre nature est misérable, inique, vile et laide.
    (Dieu et l'État, p.40, Mille et une nuits, n°121, 2000)
     
  27. Gare alors aux tondeurs ; car là où il y a un troupeau il y aura nécessairement aussi des tondeurs et des mangeurs de troupeau.
    (Dieu et l'État, p.42, Mille et une nuits, n°121, 2000)
     
  28. En divinisant les choses humaines, les idéalistes aboutissent toujours au triomphe d'un matérialisme brutal. Et cela pour une raison très simple : le divin s'évapore et monte vers sa patrie, le ciel, et le brutal seul reste réellement sur la terre.
    (Dieu et l'État, p.42, Mille et une nuits, n°121, 2000)
     
  29. [...] il faut répandre à pleines mains l'instruction dans les masses, et transformer toutes les églises, tous ces temples dédiés à la gloire de Dieu et à l'asservissement des hommes, en autant d'écoles d'émancipation humaine. Mais, d'abord, entendons-nous : les écoles proprement dites, dans une société normale. fondée sur l'égalité et sur le respect de la liberté humaine, ne devront exister que pour les enfants et non pour les adultes ; et, pour qu'elles deviennent des écoles d'émancipation et non d'asservissement, il faudra en éliminer avant tout cette fiction de Dieu, l'asservisseur éternel et absolu ; et il faudra fonder toute l'éducation des enfants et leur instruction sur le développement scientifique de la raison, non sur celui de la foi, sur le développement de la dignité et de l'indépendance personnelles, non sur celui de la piété et de l'obéissance, sur le seul culte de la vérité et de la justice, et avant tout sur le respect humain, qui doit remplacer en tout et partout le culte divin.
    (Dieu et l'État, p.45, Mille et une nuits, n°121, 2000)
     
  30. Toute éducation rationnelle n'est au fond rien que cette immolation progressive de l'autorité au profit de la liberté, le but final de l'éducation ne devant être que celui de former des hommes libres et pleins de respect et d'amour pour la liberté d'autrui.
    (Dieu et l'État, p.46, Mille et une nuits, n°121, 2000)
     
  31. La véritable école pour le peuple et pour tous les hommes faits, c'est la vie. La seule grande et toute-puissante autorité naturelle et rationnelle à la fois la seule que nous puissions respecter, ce sera celle de l'esprit collectif et public d'une société fondée sur l'égalité et sur la solidarité, aussi bien que sur la liberté et sur le respect humain et mutuel de tous ses membres.
    (Dieu et l'État, p.47, Mille et une nuits, n°121, 2000)
     
  32. Les biens temporels, les revenus de l'Église, d'abord, et ensuite la puissance temporelle les privilèges politiques de l'Église. Il faut rendre cette justice à l'Eglise, qu'elle a été la première à découvrir, dans l'histoire moderne, cette vérité incontestable, mais très peu chrétienne, que la richesse et la puissance. l'exploitation économique et l'oppression politique des masses, sont les deux termes inséparables du règne de l'idéalité divine sur la terre, la richesse consolidant et augmentant la puissance, et la puissance découvrant et créant toujours de nouvelles sources de richesses, et toutes les deux assurant, mieux que le martyre et la foi des apôtres, et mieux que la grâce divine, le succès de la propagande chrétienne.
    (Dieu et l'État, p.52, Mille et une nuits, n°121, 2000)
     
  33. Quelque question humaine qu'on veuille considérer, on trouve toujours cette même contradiction essentielle entre les deux écoles. Ainsi, comme je l'ai déjà fait observer, le matérialisme part de l'animalité humaine pour constituer l'humanité : l'idéalisme part de la divinité pour constituer l'esclavage, pour condamner les masses à une animalité sans issue. Le matérialisme nie le libre arbitre, et il aboutit à la constitution de la liberté ; l'idéalisme, au nom de la dignité humaine, proclame le libre arbitre, et, sur les ruines de toute liberté, il fonde l'autorité. Le matérialisme repousse le principe d'autorité, parce qu'il le considère, avec beaucoup de raison, comme le corollaire de l'animalité, et qu'au contraire le triomphe de l'humanité, qui est selon lui, le but et le sens principal de l'histoire, n'est réalisable que par la liberté. En un mot, dans quelque question que ce soit, vous trouverez les idéalistes toujours en flagrant délit de matérialisme pratique, tandis qu'au contraire vous verrez les matérialistes poursuivre et réaliser les aspirations, les pensées les plus largement idéales.
    (Dieu et l'État, p.56, Mille et une nuits, n°121, 2000)
     
  34. [...] La foi [...] cette affirmation passionnée et stupide de l'absurde [...]
    (Dieu et l'État, p.58, Mille et une nuits, n°121, 2000)
     
  35. Nous voici donc arrivés à la manifestation de Dieu sur la terre. Mais aussitôt que Dieu apparaît, l'homme s'anéantit. On dira qu'il ne s'anéantit pas du tout, puisqu'il est lui-même une parcelle de Dieu. Pardon ! J'admets qu'une parcelle, une partie d'un tout. déterminé, limité, quelque petite que soit cette partie, soit une quantité, une grandeur positive. Mais une partie, une parcelle de l'infiniment grand, comparée avec lui, est nécessairement infiniment petite. Multipliez des milliards de milliards par des milliards de milliards, leur produit, en comparaison de l'infiniment grand, sera infiniment petit, et l'infiniment petit est égal à zéro. Dieu est tout, donc l'homme et tout le monde réel avec lui, l'univers, ne sont rien. Vous ne sortirez pas de là.
    (Dieu et l'État, p.61, Mille et une nuits, n°121, 2000)
     
  36. Dieu apparaît, l'homme s'anéantit ; et plus la Divinité devient grande, plus l'humanité devient misérable. Voilà l'histoire de toutes les religions ; voilà l'effet de toutes les inspirations et de toutes les législations divines. Le nom de Dieu est la terrible massue historique avec laquelle les hommes divinement inspirés, les grands génies vertueux, ont abattu la liberté, la dignité, la raison et la prospérité des hommes.
    (Dieu et l'État, p.61, Mille et une nuits, n°121, 2000)
     
  37. Car avec Dieu viennent nécessairement les différents degrés d'inspiration divine : l'humanité se divise en très inspirés, moins inspirés et pas du tout inspirés. Tous sont également nuls devant Dieu, il est vrai ; mais, comparés les uns avec les autres, les uns sont plus grands que les autres ; non seulement par le fait, ce qui ne serait rien, parce qu'une inégalité de fait se perd d'elle-même dans la collectivité lorsqu'elle n'y trouve rien, aucune fiction ou institution légale, à laquelle elle puisse s'accrocher : non, les uns sont plus grands que les autres de par le droit divin de l'inspiration ; ce qui constitue aussitôt une inégalité fixe, constante, pétrifiée. Les plus inspirés doivent être écoutés et obéis par les moins inspirés : et les moins inspirés par les pas du tout inspirés. Voilà le principe de l'autorité bien établi, et avec lui les deux institutions fondamentales de l'esclavage : l'Église et l'État.
    (Dieu et l'État, p.62, Mille et une nuits, n°121, 2000)
     
  38. De tous les despotismes, celui des doctrinaires ou des inspirés religieux est le pire. Ils sont si jaloux de la gloire de leur Dieu et du triomphe de leur idée qu'il ne leur reste plus de coeur ni pour la liberté, ni pour la dignité. ni même pour les souffrances des hommes vivants. des hommes réels. Le zèle divin, la préoccupation de l'idée finissent par dessécher dans les âmes les plus tendres, dans les coeurs les plus humains, les sources de l'amour humain.
    (Dieu et l'État, p.62, Mille et une nuits, n°121, 2000)
     
  39. La science comprend la pensée de la réalité, non la réalité elle-même, la pensée de la vie, non la vie. Voilà sa limite, la seule limite vraiment infranchissable pour elle, parce qu'elle est fondée sur la nature même de la pensée humaine, qui est l'unique organe de la science.
    (Dieu et l'État, p.64, Mille et une nuits, n°121, 2000)
     
  40. [...] La science, c'est la boussole de la vie : mais ce n'est pas la vie.
    (Dieu et l'État, p.64, Mille et une nuits, n°121, 2000)
     
  41. [...] La science a pour mission unique d'éclairer la vie, non de la gouverner.
    (Dieu et l'État, p.65, Mille et une nuits, n°121, 2000)
     
  42. La science ne peut sortir des abstractions, c'est son règne. Mais les abstractions, et leurs représentants immédiats, de quelque nature qu'ils soient, prêtres, politiciens, juristes, économistes et savants, doivent cesser de gouverner les masses populaires. Tout le progrès de l'avenir est là. C'est la vie et le mouvement de la vie. l'agissement individuel et social des hommes. rendus à leur complète liberté. C'est l'extinction absolue du principe même de l'autorité. Et comment ? Par la propagande la plus largement populaire de la science libre.
    (Dieu et l'État, p.67, Mille et une nuits, n°121, 2000)
     
  43. Dans leur organisation actuelle, monopolisant la science et restant comme tels en dehors de la vie sociale, les savants forment une caste à part qui offre beaucoup d'analogie avec la caste des prêtres. L'abstraction scientifique est leur Dieu, les individualités vivantes et réelles sont leurs victimes. et ils en sont les sacrificateurs patentés.
    (Dieu et l'État, p.68, Mille et une nuits, n°121, 2000)
     
  44. L'art est donc en quelque sorte le retour de l'abstraction dans la vie. La science est au contraire l'immolation perpétuelle de la vie fugitive, passagère, mais réelle, sur l'autel des abstractions éternelles.
    (Dieu et l'État, p.69, Mille et une nuits, n°121, 2000)
     
  45. [...] La liberté et la prospérité collectives ne sont réelles que lorsqu'elles représentent la somme des libertés et des prospérités individuelles.
    (Dieu et l'État, p.70, Mille et une nuits, n°121, 2000)
     
  46. Et il est bien temps d'en finir avec tous les papes et les prêtres ; nous n'en voulons plus, alors même qu'ils s'appelleraient des démocrates-socialistes.
    Encore une fois, l'unique mission de la science, c'est d'éclairer la route. Mais la vie seule, délivrée de toutes les entraves gouvernementales et doctrinaires et rendue à la plénitude de son action spontanée, peut créer.
    Comment résoudre cette antinomie ?
    D'un côté, la science est indispensable à l'organisation rationnelle de la société ; d'un autre côté, incapable de s'intéresser à ce qui est réel et vivant, elle ne doit pas se mêler de l'organisation réelle ou pratique de la société. Cette contradiction ne peut être résolue que d'une seule manière : par la liquidation de la science comme être moral existant en dehors de la vie sociale, et représenté, comme tel, par un corps de savants patentés ; par sa diffusion dans les masses populaires.

    (Dieu et l'État, p.75, Mille et une nuits, n°121, 2000)
     
  47. Le gouvernement des savants aurait pour première conséquence de rendre la science inaccessible au peuple et seraitnécessairement un gouvernement aristocratique, parce que l'institution actuelle de la science est une institution aristocratique. L'aristocratie de l'intelligence ! Au point de vue pratique la plus implacable, et au point de vue social la plus arrogante et la plus insultante : tel serait le régime d'une société gouvernée par la science. Ce régime serait capable de paralyser la vie et le mouvement dans la société. Les savants, toujours présomptueux, toujours suffisants, et toujours impuissants, voudraient se mêler de tout, et toutes les sources de la vie se dessécheraient sous leur souffle abstrait et savant.
    (Dieu et l'État, p.77, Mille et une nuits, n°121, 2000)
     
  48. Mais mieux vaut l'absence de lumière qu'une fausse lumière allumée parcimonieusement du dehors avec le but évident d'égarer le peuple.
    (Dieu et l'État, p.77, Mille et une nuits, n°121, 2000)
     
  49. Si le peuple doit se garder du gouvernement des savants, à plus forte raison doit-il se prémunir contre celui des idéalistes inspirés. Plus ces croyants et ces poètes du ciel sont sincères et plus ils deviennent dangereux.
    (Dieu et l'État, p.78, Mille et une nuits, n°121, 2000)
     
  50. Dans tout développement, juste ou faux, réel ou imaginaire, tant collectif qu'individuel, c'est toujours le premier pas qui coûte, le premier acte qui est le plus difficile. Une fois ce pas franchi et. ce premier acte accompli, le reste se déroule naturellement comme une conséquence nécessaire.
    (Dieu et l'État, p.81, Mille et une nuits, n°121, 2000)
     
  51. [...] La religion est une folie collective, d'autant plus puissante qu'elle est une folie traditionnelle et que son origine se perd dans l'antiquité la plus reculée.
    (Dieu et l'État, p.16, Mille et une nuits, n°121, 2000)
     
  52. [...] L'absurdité chrétienne, de toutes les absurdités religieuses la plus hardie et la plus monstrueuse.
    Ce n'était pas seulement la négation de toutes les institutions politiques, sociales et religieuses de l'Antiquité, c'était le renversement absolu du sens commun, de toute raison humaine. L'Être effectivement existant, le monde réel, était considéré désormais comme le néant ; et le produit de la faculté abstractive de l'homme, la dernière, la suprême abstraction, dans laquelle cette faculté, ayant dépassé toutes les choses existantes et jusqu'aux déterminations les plus générales de l'Être réel, telles que les idées de l'espace et du temps, n'ayant plus rien à dépasser, se repose dans la contemplation de son vide et de son immobilité absolue ; cet abstractum, ce caput mortuum absolument vide de tout contenu, le vrai néant, Dieu, est proclamé le seul Être réel, éternel, tout-puissant. Le Tout réel est déclaré nul, et le nul absolu, le Tout. L'ombre devient le corps, et le corps s'évanouit comme une ombre.
    C'était d'une audace et d'une absurdité inouïes, le vrai scandale de la foi, le triomphe de la sottise croyante sur l'esprit, pour les masses ; et pour quelques-uns, l'ironie triomphante d'un esprit fatigué, corrompu, désillusionné et dégoûté de la recherche honnête et sérieuse de la vérité ; le besoin de s'étourdir et de s'abrutir, besoin qui se rencontre souvent chez les esprits blasés :

    «Credo quia absurdum est.»

    «Je ne crois pas seulement à l'absurde ; j'y crois précisément et surtout parce qu'il est l'absurde.» C'est ainsi que beaucoup d'esprits distingués et éclairés, de nos jours, croient au magnétisme animal, au spiritisme, aux tables tournantes — eh, mon Dieu. pourquoi aller si loin ? —, croient encore au christianisme, à l'idéalisme, à Dieu.

    (Dieu et l'État, p.16, Mille et une nuits, n°121, 2000)
     
  53. Il faut observer qu'en général le caractère de tout raisonnement théologique, et métaphysique aussi, c'est de chercher à expliquer une absurdité par une autre.
    (Dieu et l'État, p.16, Mille et une nuits, n°121, 2000)
     
  54. Mais toutes les fois qu'un chef d'État parle de Dieu, que ce soit Guillaume 1er , l'empereur knouto-germanique, ou Grant, le président de la Grande République, soyez certains qu'il se prépare de nouveau à tondre son peuple-troupeau.
    (Dieu et l'État, p.16, Mille et une nuits, n°121, 2000)