Citations ajoutées le 04 décembre 2008

Lucien Arréat

  1. Pour le joug, contre le joug : nous suivons tour à tour ces deux devises, en religion, en amour, en politique.
    (Réflexions et maximes, p.70, Félix Alcan, 1911)
     
  2. Sacrement selon la religion, contrat selon la loi, d'où le mariage reçoit-il le plus de dignité ?
    (Réflexions et maximes, p.70, Félix Alcan, 1911)
     
  3. La facilité du divorce aura fait plus de blessures qu'elle n'en aura guéries.
    (Réflexions et maximes, p.70, Félix Alcan, 1911)
     
  4. À chaque famille qui s'éteint, c'est une force sociale qui se perd ; à chaque clocher qu'on abat, une puissance de ralliement qu'on détruit.
    (Réflexions et maximes, p.70, Félix Alcan, 1911)
     
  5. Renan avait raison : on ne sait pas assez le grave dommage qu'ont fait à la famille française nos lycées d'internes et nos casernes des villes. Mais que dire de la femme à l'atelier, de la femme arrachée à la maison, un des plus monstrueux méfaits de notre temps ! Nos sociétés s'usent à guérir les maux qu'elles engendrent.
    (Réflexions et maximes, p.71, Félix Alcan, 1911)
     
  6. On nous parle de durer dans la mémoire de nos fils, et je ne trouve presque personne qui sache rien de ses ascendants au-delà de son grand-père !
    (Réflexions et maximes, p.71, Félix Alcan, 1911)
     
  7. Il semble que l'ignorance ou le dédain de nos origines augmente avec notre mode de culture. Le commun des hommes n'ignore pas moins ses ascendants que les lapins ou les chevaux n'ignorent les leurs : ils ne sont que des apparitions d'un jour, une ombre qui passe et qui ne sait ni le lieu d'où elle vient ni même l'espace qu'elle couvre.
    (Réflexions et maximes, p.71, Félix Alcan, 1911)
     
  8. Nous avons besoin de beauté : nous créons chaque jour de la laideur. Nous avons soif de liberté : nous vivons dans de monstrueuses bâtisses, piqués à notre rang comme des papillons sur un morceau de liège dans la boîte du collectionneur.
    (Réflexions et maximes, p.72, Félix Alcan, 1911)
     
  9. Force est bien de nous régler sur l'expérience du passé ; mais l'expérience de l'avenir n'est pas encore faite.
    (Réflexions et maximes, p.72, Félix Alcan, 1911)
     
  10. Il est vain d'accuser le temps où l'on vit, puisqu'on n'en peut pas sortir.
    (Réflexions et maximes, p.72, Félix Alcan, 1911)
     
  11. Les anciens recherchaient le loisir, la dignité du repos ; les modernes vantent l'activité et la peine. Cette ambition a sa grandeur : encore ne faut-il pas se proposer pour dernier exemple la vie du cheval de fiacre ou l'agitation monotone de la machine. Nous ne trouvons même plus le temps pour l'amitié, ce sentiment délicat dont on a parlé autrefois avec tant de charme.
    (Réflexions et maximes, p.72, Félix Alcan, 1911)
     
  12. Comment ne pas exagérer l'importance du temps où nous vivons ? Le présent est pour nous le premier plan du paysage. Ainsi de la religion qui est liée à notre histoire, et de l'art qui a formé notre tradition.
    (Réflexions et maximes, p.73, Félix Alcan, 1911)
     
  13. Est-il aucun moment de l'histoire où personne voulût vraiment revenir ? L'opposition que nous faisons du présent au jour d'hier n'est qu'une façon de renouer les temps l'un à l'autre et de les continuer. Notre désir n'est jamais que d'imposer à ce qui sera quelques traits de ce qui fut, et notre imagination nous porte vers le futur quand nous croyons retourner vers le passé.
    (Réflexions et maximes, p.73, Félix Alcan, 1911)
     
  14. En politique, il n'est point de gens plus pressés de marcher que ceux qui ne savent où ils vont.
    (Réflexions et maximes, p.74, Félix Alcan, 1911)
     
  15. Que de gens, dans notre société française, semblent avoir atteint la limite jusqu'où l'on peut déraisonner sans passer pour être complètement fou !
    (Réflexions et maximes, p.74, Félix Alcan, 1911)
     
  16. Ce n'est pas toujours le fait même qui a de l'importance dans les choses politiques, mais le roman que l'on bâtit sur les faits.
    (Réflexions et maximes, p.74, Félix Alcan, 1911)
     
  17. Conservation ou révolution, dit-on. Dans l'attelage social, c'est tantôt le limonier qui soutient, et tantôt les chevaux de volée qui tirent.
    (Réflexions et maximes, p.74, Félix Alcan, 1911)
     
  18. Les révolutions exaltent un moment les passions, mais elles abaissent bientôt les caractères.
    (Réflexions et maximes, p.74, Félix Alcan, 1911)
     
  19. Les faiseurs de révolutions détestent moins les abus mêmes que les gens qui en profitent. C'est pourquoi, après les avoir dépossédés, ils font tourner à leur avantage les vieilles pratiques mises sous de nouveaux noms. Les abus sont comme le tonneau de la fable : on le perce quand on est en bas, on l'emplit quand on est en haut.
    (Réflexions et maximes, p.75, Félix Alcan, 1911)
     
  20. Un mot significatif d'un de nos jacobins prébendés et enrubannés : « Il n'y a pas de modérés, Monsieur, il n'y a que des réactionnaires ».
    (Réflexions et maximes, p.75, Félix Alcan, 1911)
     
  21. L'aboutissement de nos sophismes dans les faits sociaux y trouve la complicité de nos préjugés et de nos haines ; nos impulsions y deviennent des raisons, nos chimères des réalités.
    (Réflexions et maximes, p.75, Félix Alcan, 1911)
     
  22. En matière de gouvernement, nous n'avons guère de choix qu'entre le mauvais et le passable.
    (Réflexions et maximes, p.75, Félix Alcan, 1911)
     
  23. Notre parlementarisme : un régime qui flotte entre les appétits de plusieurs et l'ambition d'un seul, entre l'incohérence d'une foule et l'idée fixe d'un dictateur de passage. Notre suffrage universel : un mode d'élection où la voix de quelques chefs de fils, qui peuvent être de basse qualité, est comptée autant de fois qu'ils ont rallié d'amis, de clients intéressés, d'ignorants ou d'imbéciles.
    (Réflexions et maximes, p.76, Félix Alcan, 1911)
     
  24. Si le vote universel existait dans la république des plantes, les orties en banniraient les roses et les lis.
    (Réflexions et maximes, p.76, Félix Alcan, 1911)
     
  25. La plupart des discours politiques sont faits de lieux communs qui ne touchent guère le philosophe. Contre une foule, il suffit de tirer ; contre un homme seul, il faut tirer juste.
    (Réflexions et maximes, p.76, Félix Alcan, 1911)
     
  26. Des hommes d'État, des soldats, des gens pratiques ont eu par surcroît de l'éloquence. Les purs orateurs ne sont que des joueurs de flûte.
    (Réflexions et maximes, p.76, Félix Alcan, 1911)
     
  27. « Le ministre a bien parlé. » Voilà nos gens satisfaits ! Ils dînent du bruit des fourchettes dans les assiettes.
    (Réflexions et maximes, p.77, Félix Alcan, 1911)
     
  28. Effacer les différences de nationalité, de religion, de langue, de classe, d'école, de fortune, de costume, tout égaliser et unifier, imposer la même toison à tous les moutons de leur bergerie, c'est le rêve des idéologues d'aujourd'hui. Ils auront beau s'y évertuer, les hommes d'énergie sortiront toujours du troupeau pour s'en faire les bergers ou les chiens.
    (Réflexions et maximes, p.77, Félix Alcan, 1911)
     
  29. Hors du troupeau, chacun dit : « Tout à moi, et rien pour tous. » Comme bête du troupeau : « Tout à tous, et rien pour soi. »
    (Réflexions et maximes, p.77, Félix Alcan, 1911)
     
  30. Nulle société sans une élite. Il est des hommes faits pour commander, et d'autres pour obéir. Ni le climat ni l'état social ne changent rien à cette loi de nature.
    (Réflexions et maximes, p.77, Félix Alcan, 1911)
     
  31. Ni la solidarité ni la justice ne supposent ou n'exigent l'égalité, qui n'existe pas. L'égalité ! Tous les faits nous disent le contraire. Est-ce qu'on parie jamais contre un pur-sang pour une rosse ?
    (Réflexions et maximes, p.78, Félix Alcan, 1911)
     
  32. « La nature est aristocrate. » N'hésitons pas à le redire après Shopenhauer. À un essai de démocratie niveleuse correspondrait une diminution de toutes les valeurs humaines. Gouvernement et ordre des valeurs sociales, non pas étatisme ou démocratisme.
    (Réflexions et maximes, p.78, Félix Alcan, 1911)
     
  33. Le même homme ne saurait être à la fois le mousse et le capitaine. Vérité banale qui offusque les brouillons.
    (Réflexions et maximes, p.78, Félix Alcan, 1911)
     
  34. Que le violon ne se plaigne de l'archet : sans lui, il ne rendrait point de son.
    (Réflexions et maximes, p.79, Félix Alcan, 1911)
     
  35. Une société nivelée serait inféconde, comme une Terre aplanie serait desséchée.
    (Réflexions et maximes, p.79, Félix Alcan, 1911)
     
  36. Sans l'avantage espéré d'un plus grand effort, nulle civilisation.
    (Réflexions et maximes, p.79, Félix Alcan, 1911)
     
  37. La première qualité de gouvernement, c'est l'autorité morale, et c'est celle qui fait le plus défaut.
    (Réflexions et maximes, p.79, Félix Alcan, 1911)
     
  38. À voir agir nos hommes politiques, il semblerait que l'histoire fût la plus inutile des études : ils recommencent les fautes qui n'ont jamais réussi et ne prévoient pas mieux la suite des événements que leur action a préparés, que l'oiseau ne connaît la graine qu'il sème et le terrain où elle tombe.
    (Réflexions et maximes, p.79, Félix Alcan, 1911)
     
  39. On ne cesse d'en appeler à la Déclaration des droits de l'homme, à l'esprit de la Révolution, aux décrets de la Convention... Toujours une Bible et des conciles !
    (Réflexions et maximes, p.80, Félix Alcan, 1911)
     
  40. L'histoire politique, vue d'un certain biais, revient à ceci : défaire ce qu'on avait fait.
    (Réflexions et maximes, p.80, Félix Alcan, 1911)
     
  41. Dans la vie politique, les régimes les plus contraires se justifient l'un l'autre, en succédant l'un à l'autre.
    (Réflexions et maximes, p.80, Félix Alcan, 1911)
     
  42. Les présents maîtres de la France ont accompli ce miracle de réhabiliter à peu près le Second Empire. Nous avions rêvé d'être une République, nous ne sommes qu'une monarchie en désordre.
    (Réflexions et maximes, p.80, Félix Alcan, 1911)
     
  43. Rien n'est efficace, pour nous détacher d'une opinion ou d'un parti, comme de voir au gouvernement les hommes qu'il y porte.
    (Réflexions et maximes, p.81, Félix Alcan, 1911)
     
  44. On ne se lasse pas de changer les institutions, ne pouvant pas changer les hommes.
    (Réflexions et maximes, p.81, Félix Alcan, 1911)
     
  45. Le bois dont la boulette est faite ne décide pas de la valeur du berger.
    (Réflexions et maximes, p.81, Félix Alcan, 1911)
     
  46. C'est grande tristesse de revoir toujours mêmes bassesses, mêmes violences, de n'attendre que de ses lâchetés ou de ses mensonges ce qu'on nomme le progrès. La vilenie humaine vient gâter les meilleures causes ; elle corrompt jusqu'à la raison et en dégrade toutes les victoires.
    (Réflexions et maximes, p.81, Félix Alcan, 1911)
     
  47. Les petites raisons n'expliquent pas toujours les grands événements. L'accident influe en quelque mesure sur la destinée d'un peuple, mais il ne règle ni ne détermine l'allure principale de l'histoire.
    (Réflexions et maximes, p.82, Félix Alcan, 1911)
     
  48. Les digues se rompent, le torrent coule toujours.
    (Réflexions et maximes, p.82, Félix Alcan, 1911)
     
  49. Ce n'est pas en 1871 que nous avons perdu l'Alsace et la Lorraine, c'est le 24 février 1848. Mais nous ne voulons pas voir les conséquences de nos révolutions désordonnées.
    (Réflexions et maximes, p.82, Félix Alcan, 1911)
     
  50. L'amour de l'humanité, sans parler des crimes qu'on couvre de ce beau nom, n'est bien souvent qu'un prétexte à se dispenser de ses plus prochains devoirs. Merci pour la France, Messieurs les idéologues, d'être le fumier sur lequel pousserait la fleur d'une civilisation plus belle ! Les patries en sont encore les instruments nécessaires, et je ne vois pas très clairement l'avantage qu'il y aurait à tuer la nôtre.
    (Réflexions et maximes, p.83, Félix Alcan, 1911)
     
  51. La patrie matérielle, c'est le goût du pain, la couleur du ciel, la musique du langage ; la patrie morale, c'est le génie que chacun porte en soi, l'oeuvre commune à laquelle il participe, la force et la dignité qui le maintiennent.
    (Réflexions et maximes, p.83, Félix Alcan, 1911)
     
  52. Conservons, Messieurs, les formes de notre langage ! Une langue est comme une plante : coupez ses racines, elle ne tient plus au sol.
    (Réflexions et maximes, p.83, Félix Alcan, 1911)
     
  53. Le succès d'une langue suit la fortune politique du peuple qui la parle. Un peuple qui a le sentiment de sa force n'affecte jamais le dédain de sa propre langue ; il travaille au contraire à l'imposer ; il sait qu'elle est la marque de sa personnalité, qu'elle manifeste et perpétue son génie. Et ce n'est pas dans des congrès de grammairiens et de philosophes que se décidera la lutte entre les « parlers » des peuples modernes.
    (Réflexions et maximes, p.84, Félix Alcan, 1911)
     
  54. Les peuples en voie de désorganisation ressemblent à ces mauvais estomacs qui se fatiguent de tous les régimes.
    (Réflexions et maximes, p.84, Félix Alcan, 1911)
     
  55. Il est dangereux d'intervenir violemment dans l'ordre des sociétés, aussi bien que dans l'économie de la nature. Le troupeau dont on veut forcer la marche se débande ou piétine, mais n'avance pas.
    (Réflexions et maximes, p.84, Félix Alcan, 1911)
     
  56. Quand un peuple a modifié trop vite et trop profondément ses conditions d'existence, il se montre le plus souvent inhabile à en créer d'autres qui lui seraient favorables ; le succès lui échappe avec les institutions qui l'avaient pu garantir.
    (Réflexions et maximes, p.85, Félix Alcan, 1911)
     
  57. À mesure que ces temps s'éloignent de nous, l'éclat de la Révolution s'éteint dans l'ombre énorme de la guillotine.
    (Réflexions et maximes, p.85, Félix Alcan, 1911)
     
  58. Tant de femmes sous le couteau ! C'est une honte qu'on ne lavera jamais.
    (Réflexions et maximes, p.85, Félix Alcan, 1911)
     
  59. Depuis la Révolution, et malgré tant de génie et de gloire, la France se débat dans la plus étrange impuissance politique. Les différents gouvernements qu'elle s'est donnés ont été comme des crans d'arrêt, mais plus faibles à chaque fois, sur une pente fatale. Le régime de Juillet ne valut pas les années de la Restauration ; le Second Empire ne valut pas la Royauté de la branche cadette ; la présente République a glissé des mains plus expertes qui avaient guidé ses premiers pas en celles de politiciens médiocres ou misérables qui ont travaillé à fausser toute la machine. Et pourtant, que de ressources encore !
    (Réflexions et maximes, p.85, Félix Alcan, 1911)
     
  60. L'histoire de la Révolution qu'on enseigne aux petits Français, c'est l'histoire écrite, non point par des historiens, mais par des hagiographes.
    (Réflexions et maximes, p.86, Félix Alcan, 1911)
     
  61. Aux yeux des enfants, il n'est pas de raison pour que le dessin de la société change plutôt que le cours de la rivière ou le profil des montagnes à l'horizon. La plupart des hommes gardent cette illusion enfantine, et crient toujours à l'utopie. Cependant le monde change sans cesse, et tout arrive à la fin, même ce qui est raisonnable.
    (Réflexions et maximes, p.86, Félix Alcan, 1911)
     

Paul Masson

  1. Sur le menu de l'amour, on trouve encore par-ci par-là celui du prochain, mais parmi les plats froids.
    (Les Pensées d'un Yoghi , p.52, Léon Vanier, 1896)
     
  2. Quand la femme se marie, elle dit : « Oui. » C'est la dernière fois qu'elle prononce une phrase d'une syllabe.
    (Les Pensées d'un Yoghi , p.52, Léon Vanier, 1896)
     
  3. Je suis découragé des joies du contact sexuel, depuis que les physiciens m'ont appris qu'il ne peut jamais être complet, et qu'entre le marteau-pilon du Creusot et l'enclume qu'il écrase il y a encore un intervalle. Or, être séparé par un millionième de millimètre ou par deux lieux, n'est-ce pas la même chose pour un coeur assoiffé d'absolu ?
    (Les Pensées d'un Yoghi , p.52, Léon Vanier, 1896)
     
  4. La curiosité seule suffit à perdre la femme. Certainement Ève n'aimait pas le serpent.
    (Les Pensées d'un Yoghi , p.52, Léon Vanier, 1896)
     
  5. En mariage, il ne doit y avoir qu'un corps et qu'une âme. Rien de plus facile à réaliser, puisque le mari n'y entre que quand sa carcasse est déjà fort entamée et qu'il a éparpillé son âme aux quatre coins du globe.
    (Les Pensées d'un Yoghi , p.52, Léon Vanier, 1896)
     
  6. Le langage, toujours avisé, n'a pas manqué d'appeler « petite oie » la première manifestation de la bête en nous.
    (Les Pensées d'un Yoghi , p.53, Léon Vanier, 1896)
     
  7. Une femme n'est jamais plus grossière qu'une lettre, qui, si cavalière qu'elle soit, commence et finit toujours par un demi-compliment. Même quand elle ne veut plus rien de nous, elle tient encore à ce que son visage et son pied nous plaisent.
    (Les Pensées d'un Yoghi , p.53, Léon Vanier, 1896)
     
  8. Les passions dansent éternellement leur ballet dans notre coeur, et même durant les entractes, elles esquissent leurs pirouettes au foyer ou marivaudent dans les coulisses.
    (Les Pensées d'un Yoghi , p.53, Léon Vanier, 1896)
     
  9. La femme prend le nom du mari, comme un général vainqueur celui de la bataille qu'il a gagnée.
    (Les Pensées d'un Yoghi , p.53, Léon Vanier, 1896)
     
  10. Le peuple dit : « Ma connaissance. » Il ne sait donc pas que dès qu'on commence à connaître, on n'aime plus ?
    (Les Pensées d'un Yoghi , p.54, Léon Vanier, 1896)
     
  11. Mourons pour la patrie... Soit. Mais vivons pour autre chose.
    (Les Pensées d'un Yoghi , p.54, Léon Vanier, 1896)
     
  12. L'amour socratique n'est qu'un contresens ; l'amour platonique est un non-sens.
    (Les Pensées d'un Yoghi , p.54, Léon Vanier, 1896)
     
  13. Puisqu'on décerne le prix Montyon aux héros de vertu, ne devrait-on pas accorder au moins une médaille de sauvetage à ceux qui ont sauvé les apparences ?
    (Les Pensées d'un Yoghi , p.54, Léon Vanier, 1896)
     
  14. Avoir donné le divin nom de Psyché à un miroir ! La femme a-t-elle jamais révélé plus cyniquement toute son âme de modiste ?
    (Les Pensées d'un Yoghi , p.54, Léon Vanier, 1896)
     
  15. L'amour, comme tous les aimants, ne se fortifie qu'en s'armant d'un métal.
    (Les Pensées d'un Yoghi , p.55, Léon Vanier, 1896)
     
  16. Les malices de la plus futée sont cousues de fils blancs : ses nerfs.
    (Les Pensées d'un Yoghi , p.55, Léon Vanier, 1896)
     
  17. Parmi les monuments, statues et autres détails d'architecture qu'on orne d'oripeaux lors des anniversaires de nos glorieuses dates nationales, je m'étonne toujours qu'on oublie de pavoiser les girouettes.
    (Les Pensées d'un Yoghi , p.55, Léon Vanier, 1896)
     
  18. L'occasion ne revient jamais, ou, quand elle revient, c'est avec des cheveux si gris qu'elle ne nous reconnaît pas.
    (Les Pensées d'un Yoghi , p.55, Léon Vanier, 1896)
     
  19. Nous jugeons tout autrement des choses suivant que nous les espérons, que nous les voyons face à face, ou qu'elles s'estompent dans notre souvenir. Telles ces enseignes en trompe-l'oeil munies de lamelles de verre, qui laissent lire au passant charmé successivement trois mots différents.
    (Les Pensées d'un Yoghi , p.55, Léon Vanier, 1896)
     
  20. On voit encore ça et là quelques vieux époux conserver en bocal leur félicité. Vit-on jamais deux amants fêter leur cinquantaine ?
    (Les Pensées d'un Yoghi , p.56, Léon Vanier, 1896)
     
  21. L'homme le plus malheureux de la création a été sans contredit Adam, qui n'eut pas de souvenirs d'enfance, et dont le premier amour fut utile.
    (Les Pensées d'un Yoghi , p.56, Léon Vanier, 1896)
     
  22. La lettre tue, l'esprit blesse.
    (Les Pensées d'un Yoghi , p.56, Léon Vanier, 1896)
     
  23. Comme Bucéphale qui, à poil, acceptait le plus humble cavalier, et, caparaçonné, le seul Alexandre, ceux qui, devenus riches, renient les amis de l'infortune, atteignent tout juste la hauteur de sentiments d'un cheval de race.
    (Les Pensées d'un Yoghi , p.56, Léon Vanier, 1896)
     
  24. La rosée de certains baisers plus particulièrement élus devrait pouvoir s'engloutir par le larynx et descendre jusqu'au coeur, seul tabernacle digne d'une telle hostie.
    (Les Pensées d'un Yoghi , p.57, Léon Vanier, 1896)
     
  25. Le forgeron, en martelant le fer rouge, frappe toujours quelques petits coups sur l'enclume, uniquement pour varier son oeuvre et la rehausser par quelque souci d'art. Toute une esthétique ne gît-elle pas dans ce retentissant exemple ?
    (Les Pensées d'un Yoghi , p.57, Léon Vanier, 1896)
     
  26. Quand tous les charmes de la femme sont successivement décédés, reste la femme de son regard comme une lampe dans un caveau funéraire.
    (Les Pensées d'un Yoghi , p.57, Léon Vanier, 1896)
     
  27. Les astronomes eux-mêmes semblent avoir subi la contagion de notre soif de l'or. La première chose qu'ils songent à demander aux raies du spectre, n'est-ce pas de leur révéler dans le soleil et dans les étoiles la présence de métaux ?
    (Les Pensées d'un Yoghi , p.57, Léon Vanier, 1896)
     
  28. L'humanité se sert volontiers de chevaux pour régler ses comptes avec les grands hommes. Toutefois, si elle en consacre six à traîner en triomphe ses fléaux, elle n'en délègue avarement que quatre pour écarteler ses bienfaiteurs.
    (Les Pensées d'un Yoghi , p.58, Léon Vanier, 1896)
     
  29. Une edelweiss qu'on arrache au front chauve d'un glacier, au péril de sa vie, est une noble conquête, mais combien plus glorieuse la cueillette des camélias qui se pâment au vallon tiède des corsages !
    (Les Pensées d'un Yoghi , p.58, Léon Vanier, 1896)
     
  30. L'Évangile ne sera apprécié à sa réelle valeur que quand on le lira comme les Védas.
    (Les Pensées d'un Yoghi , p.58, Léon Vanier, 1896)
     
  31. Le monde a deux poids et deux mesures. Si encore il s'en servait !
    (Les Pensées d'un Yoghi , p.58, Léon Vanier, 1896)
     
  32. Si le fantôme du Brocken suffit à effrayer l'amour, c'est assez de l'eau des mirages pour étancher ses soifs.
    (Les Pensées d'un Yoghi , p.59, Léon Vanier, 1896)
     
  33. L'étiquette mondaine exige de la femme la mise à l'étalage d'un trapèze de viande. Moins exigeante pour l'homme, elle se contente par l'exhibition d'un triangle de toile. O sainte Géométrie, que d'absurdités se commettent en ton nom !
    (Les Pensées d'un Yoghi , p.59, Léon Vanier, 1896)
     
  34. « Tomber amoureux, » quelle jolie expression ! Mais pourquoi faut-il qu'on tombe toujours sur la tête ?
    (Les Pensées d'un Yoghi , p.59, Léon Vanier, 1896)
     
  35. Certaines natures brillantes mais pourries demandent avant d'être abordées un patient travail d'épuration, comme ces jolies poires toutes véreuses qu'il faut sculpter, pour ainsi dire, à seule fin d'en isoler la pulpe esculente.
    (Les Pensées d'un Yoghi , p.59, Léon Vanier, 1896)
     
  36. « Cache ta vie, » dit le Sage. Qui donnera alors le bon exemple ?
    (Les Pensées d'un Yoghi , p.60, Léon Vanier, 1896)
     
  37. La nature ne connaît que le pas et le galop. Comme pour le cheval, le plus clair de notre éducation est de nous apprendre à trotter.
    (Les Pensées d'un Yoghi , p.60, Léon Vanier, 1896)
     
  38. Aux qualités qu'on exige d'une bonne maîtresse, connaissez-vous beaucoup de ses esclaves capables de tenir son rôle ?
    (Les Pensées d'un Yoghi , p.60, Léon Vanier, 1896)
     
  39. Certains gentilshommes faisant sonner à tout propos les exploits de leurs ancêtres n'ont du croisé que leur paletot.
    (Les Pensées d'un Yoghi , p.60, Léon Vanier, 1896)
     
  40. Nos lèvres sont une porte qui s'ouvre et se ferme à volonté sur une grotte humide aux voluptueux mystères. Mais combien plus merveilleux le monde de splendeur et de rêve sur lequel se closent les battants de nos paupières !
    (Les Pensées d'un Yoghi , p.60, Léon Vanier, 1896)
     
  41. L'amour est une harpe éolienne qui résonne d'elle-même ; le flirt, un harmonica nécessitant l'emploi des mains ; le mariage un harmonium, qui ne marche qu'à coups de pieds.
    (Les Pensées d'un Yoghi , p.61, Léon Vanier, 1896)
     
  42. Heureuses les tortues ! Partout où elles vont, elles transportent leur alcôve.
    (Les Pensées d'un Yoghi , p.61, Léon Vanier, 1896)
     
  43. Pour peu que le ver de terre soit égoïste, il doit bien souffrir du coup de bêche qui de lui en fait deux.
    (Les Pensées d'un Yoghi , p.61, Léon Vanier, 1896)
     
  44. Les condottieri de l'amour vénal sont sevrés des âpres voluptés de la conquête. Sur les trois ponts dont s'enorgueillit leur casque il est rare qu'il y en ait un pour symboliser celui des soupirs.
    (Les Pensées d'un Yoghi , p.61, Léon Vanier, 1896)
     
  45. Celui qui a le coeur content trouve le bonheur partout. Quand son pied se joue dans une pantoufle, n'est-ce pas pour l'oisif comme si tout l'univers était recouvert d'un cuir souple et caressant ?
    (Les Pensées d'un Yoghi , p.61, Léon Vanier, 1896)
     
  46. La vérité sort de la bouche des enfants. Par malheur, c'est leur nez qui veut toujours nous faire des révélations.
    (Les Pensées d'un Yoghi , p.62, Léon Vanier, 1896)
     
  47. Pauvres Parisiens ! En fait de clocher natal ils ne connaissent que la course au clocher.
    (Les Pensées d'un Yoghi , p.62, Léon Vanier, 1896)
     
  48. Il faut dans la conversation, comme dans la salade, du sel, un peu de poivre, assez de vinaigre, beaucoup d'huile, mais surtout bien remuer.
    (Les Pensées d'un Yoghi , p.62, Léon Vanier, 1896)
     
  49. Le méchant ne voit que des méchants autour de lui. Tout vice est teinté de jaunisse.
    (Les Pensées d'un Yoghi , p.62, Léon Vanier, 1896)
     
  50. On blâme beaucoup ceux qui n'ont ni queue ni tête. Et pourtant ne serait-ce pas tout le secret du bonheur !
    (Les Pensées d'un Yoghi , p.63, Léon Vanier, 1896)
     
  51. Pour étendre son horizon le coeur le plus froid n'a besoin que d'une habile attitude. Pour agrandir une perspective à l'infini, il suffit de deux glaces placées en face l'une de l'autre.
    (Les Pensées d'un Yoghi , p.63, Léon Vanier, 1896)
     
  52. Les femmes qui n'accusent que trente ans se fondent sans doute sur ce que les dix premières années de leur vie ne sont pas coupables.
    (Les Pensées d'un Yoghi , p.63, Léon Vanier, 1896)
     
  53. Nos corps sont les temples du Saint-Esprit, mais depuis longtemps laïcisés.
    (Les Pensées d'un Yoghi , p.63, Léon Vanier, 1896)
     
  54. Heureux le livre dont une ligne fait penser une page, mais surtout décourage de l'écrire !
    (Les Pensées d'un Yoghi , p.63, Léon Vanier, 1896)
     
  55. On change le nom de ses passions et on croit avoir changé leur direction ; tels ces conseils municipaux, affolés de démocratie, qui passent leur vie à débaptiser nos rues.
    (Les Pensées d'un Yoghi , p.64, Léon Vanier, 1896)
     
  56. Pour que l'amitié succède à l'amour, il faut que l'estime soit pourvue d'un legs important.
    (Les Pensées d'un Yoghi , p.64, Léon Vanier, 1896)
     
  57. La rhétorique et la logique sont les armes savantes de la pensée : la première en est l'artillerie, la seconde le génie.
    (Les Pensées d'un Yoghi , p.64, Léon Vanier, 1896)
     
  58. La rouge fleur de l'honneur ne devrait avoir droit de s'épanouir sur une poitrine que quand elle a ses racines dans le coeur.
    (Les Pensées d'un Yoghi , p.64, Léon Vanier, 1896)
     
  59. Notre intérêt plaide devant notre conscience, à la façon de ces vieux avocats qui s'attendent d'un moment à l'autre à être appelés pour compléter le tribunal.
    (Les Pensées d'un Yoghi , p.64, Léon Vanier, 1896)
     
  60. Tel enfant de famille opulente élevé pour faire un demi-dieu sera tout au plus un bon quart d'agent de change.
    (Les Pensées d'un Yoghi , p.65, Léon Vanier, 1896)
     
  61. Il y a des sacrifices que nous offrons à Dieu que quand il nous y invite directement, comme ce cavalier qui, tombant de cheval, disait : « Je voulais justement descendre. »
    (Les Pensées d'un Yoghi , p.65, Léon Vanier, 1896)
     
  62. L'Église doit être bonne mère ; elle outrepasserait son rôle en se montrant bonne fille.
    (Les Pensées d'un Yoghi , p.65, Léon Vanier, 1896)
     
  63. Tout peut devenir objet de mode, hormis la raison, négation des modes.
    (Les Pensées d'un Yoghi , p.65, Léon Vanier, 1896)
     
  64. Quand on admire quelqu'un sans savoir pourquoi, on peut être certain que c'est sans fondement ; mais quand on aime sans savoir pourquoi, c'est le vrai amour.
    (Les Pensées d'un Yoghi , p.65, Léon Vanier, 1896)
     

Edmond Thiaudière

  1. Que la justice éternelle, s'il en est une, s'accomplisse, fût-ce contre ma patrie, contre ma famille, contre mes amis, contre moi-même !
    (La Proie du Néant (Notes d'un pessimiste), p.3, Paul Ollendorff, 1886)
     
  2. Si un Dieu créateur existe, il est évident que le plus essentiel de ses attributs c'est l'absolue justice, car ce Dieu, sans la volonté ni le pouvoir d'être juste, serait moralement au-dessous de l'homme. Et il ne peut être juste qu'à la condition de réparer le tort fait injustement, non seulement à l'homme, mais au plus humble et au plus rudimentaire des êtres de sa création. La logique nous oblige donc à affirmer que, dans l'hypothèse où il y aurait un Dieu par delà l'Univers, il est impossible d'admettre que le cochon qu'égorge un charcutier, que le cerf que force un chasseur, que le chien dont le vivisecteur fouille d'une lame aiguë les chairs palpitantes, que l'oiseau dont un enfant détruit la couvée, que l'insecte dont il arrache les pattes et les ailes, que la fleur même qu'une femme casse insouciamment sur sa tige ou plutôt que la plante dépossédée de cette fleur, — oui, il est impossible d'admettre que tous ces êtres et bien d'autres qu'on pourrait citer à l'infini, ne doivent pas recevoir de ce Dieu quelque compensation ultérieure aux maux qu'ils souffrent par suite de la destinée qu'il leur a faite sciemment.
    Or, comme cette conséquence nécessaire de l'existence d'un pareil Dieu nous conduirait droit à l'absurde, n'est-on pas fondé à dire qu'il n'existe pas ?
    Ce qui existe indubitablement c'est l'Univers, animal éternel et infini, éternellement et infiniment égoïste, qui se repaît de sa propre substance, jouit et souffre à la fois, de telle sorte que la jouissance et la douleur sont neutralisées en lui l'une par l'autre, se contemple et s'admire sans cesse dans tous ses mouvements, lesquels sont les modes d'expansion des choses visibles et invisibles, et ne prend pas plus de souci des êtres contingents qui se renouvellent en son être nécessaire que l'homme des cellules vitales composant son corps.

    (La Proie du Néant (Notes d'un pessimiste), p.3, Paul Ollendorff, 1886)
     
  3. La grande loi de l'Univers, autrement dit de la Machine-Dieu, c'est l'équilibre, l'équilibre dans l'Infini, l'équilibre dans l'Éternel.
    Voilà ce qui fait que l'Être nécessaire s'alimente aux transformations perpétuelles des êtres contingents qui composent sa substance, transformations produites elles-mêmes par une rupture d'équilibre chez ces êtres. Que nous naissions ou que nous mourions, que nous enfantions ou que nous tuions, que nous jouissions ou que nous souffrions, que nous fassions ce qui nous paraît le bien ou que nous commettions ce qui nous paraît le mal, nous travaillons aveuglément au maintien forcé de cet équilibre suprême, en trouvant ou perdant le nôtre propre.
    Â la Machine-Dieu, dont nous déterminons pour une part le fonctionnement, nos vices sont aussi indispensables que nos vertus, et nos actions les plus odieuses, au point de vue humain, que nos plus nobles actions.
    Mais il ne s'ensuit pas que nous soyons le moins du monde voués par prédestination à jouer un rôle jugé exécrable par les hommes plutôt qu'un rôle qu'ils s'accordent à dignifier.
    Nous pouvons faire librement, jusqu'à un certain point, notre lot moral, durant cette vie éphémère, première et dernière vie de ce petit ensemble de molécules qui constitue notre personnalité, je dis : jusqu'à un certain point, car il faut tenir compte du naturel et de l'éducation ; nous pouvons même améliorer considérablement notre milieu, mais il ne saurait nous appartenir de faire disparaître de l'Univers ce qui nous semble le mal, car ce serait détraquer la Machine-Dieu qui a besoin de ce mal pour fonctionner. Tout ce que nous pouvons, c'est le déplacer en notre sphère.
    Et, à ce propos, il faut remarquer que les idées spiritualistes sur la perfection divine sont entachées de l'anthropomorphisme le plus enfantin.
    Les croyants en un Dieu personnel voient la perfection divine dans le rayonnement par ce Dieu de nos vertus poussées au-delà de toutes limites.
    À nos yeux, au contraire, ce qui fait la perfection de la Machine-Dieu, c'est l'équilibre de toutes les forces manifestées dans l'Univers et, par exemple, de celles qui sont favorables à l'Humanité avec celles qui lui sont contraires ; c'est la neutralisation réciproque du mal et du bien, tels qu'ils apparaissent à nos sens.

    (La Proie du Néant (Notes d'un pessimiste), p.5, Paul Ollendorff, 1886)
     
  4. Nous sommes tellement esclaves des mots qu'il n'y a peut-être pas un seul athée déclaré qui, s'il cause, ne dise : — Mon Dieu ! oui ; mon Dieu ! non ; Dieu merci ! etc., etc., et s'il souffre, ne s'écrie : — Ah ! mon Dieu, que je souffre !
    En quoi il a plus raison qu'on ne pourrait croire, car, si déclaré qu'il soit comme athée, rien ne serait plus facile que d'obtenir de lui l'aveu que Dieu seul existe et que les autres êtres ne sont que ses modifications partielles et changeantes.

    (La Proie du Néant (Notes d'un pessimiste), p.7, Paul Ollendorff, 1886)
     
  5. Appelons, si vous voulez, Dieu la synthèse des forces cosmiques, et n'en parlons plus.
    (La Proie du Néant (Notes d'un pessimiste), p.8, Paul Ollendorff, 1886)
     
  6. En contemplant les effrayantes ténèbres d'où sort la vie splendide de l'Univers, les aveugles seuls (et il y en a de très illustres) prétendent qu'ils voient quelque chose; ils vont même jusqu'à raconter leurs visions aussi fantasmagoriques que celles de ces enfants qui appuient les deux mains sur leurs paupières fermées.
    Quant aux clairvoyants (et il y en a de très humbles), bien qu'écarquillant les yeux, ils reconnaissent qu'ils ne voient rien du tout.

    (La Proie du Néant (Notes d'un pessimiste), p.8, Paul Ollendorff, 1886)
     
  7. N'est-il pas admirable qu'en pensant n'agir que pour soi, durant les quelques années de vie qui lui sont dévolues, l'homme ne cesse pas une minute de fonctionner comme l'un des rouages de la Machine-Humanité, qui est elle-même l'un des rouages de la Machine-Terre, qui est elle-même l'un des rouages de la Machine-Univers? En sorte que l'homme, comme les autres êtres d'ailleurs, sert, en dépit... que dis-je? en raison même de son égoïsme congénital, à mouvoir l'Univers.
    (La Proie du Néant (Notes d'un pessimiste), p.9, Paul Ollendorff, 1886)
     
  8. Action et réaction, flux et reflux, composition et décomposition, équilibre instable... c'est tout le système du Monde.
    (La Proie du Néant (Notes d'un pessimiste), p.9, Paul Ollendorff, 1886)
     
  9. La Nature se joue terriblement des explications plus ou moins saugrenues que nous prétendons donner d'elle, qui n'a peut-être elle-même aucune conscience de ce qu'elle est.
    (La Proie du Néant (Notes d'un pessimiste), p.9, Paul Ollendorff, 1886)
     
  10. Si réellement l'Univers a un maître, il se pourrait bien que nous fussions tenus envers le maître de l'Univers, qui nous invite à passer chez lui nos quelques jours d'existence, à la même politesse qu'envers la maîtresse de la maison où nous allons passer la soirée. Donc il ne faudrait se plaindre ni du chaud ni du froid, ni que le buffet est accaparé par quelques-uns dont nous ne faisons point partie, ni que nous sommes un peu bousculés, ni que nous ne sommes pas accueillis avec la même faveur que d'autres, mais avoir le sourire sur les lèvres, depuis le moment où nous entrons jusqu'à celui où nous sortons, et même quand on nous marche sur le pied... ou sur le cœur.
    (La Proie du Néant (Notes d'un pessimiste), p.10, Paul Ollendorff, 1886)
     
  11. Nous nous exagérons ridiculement l'importance de l'Humanité dans l'Univers et la nôtre dans l'Humanité.
    En voyant que la Nature nous défait avec beaucoup moins de peine qu'elle n'en a eu à nous faire, nous nous targuons qu'elle se doit à elle-même de conserver précieusement quelque part notre précieuse substance.
    Précieuse? Eh ! sans doute pour nous, durant le peu de temps que nous en jouissons, mais pas pour elle qui l'a sitôt remplacée.
    Hélas ! hélas ! la Nature se moque bien de nous tous, tant que nous sommes !

    (La Proie du Néant (Notes d'un pessimiste), p.10, Paul Ollendorff, 1886)
     
  12. Au-delà de l'horizon intellectuel de l'Humanité, à quoi bon chercher à savoir et même à entrevoir quoi que ce soit ?
    Tout est également incertain dans ces régions, parce que tout est également incompréhensible. Je ne sais aucune raison de me faire, sur le problème de la vie universelle, telle idée plutôt que telle autre idée diamétralement opposée, et de croire, par exemple, que la matière est une création d'un être préexistant appelé Dieu, plutôt que de croire qu'elle est incréée.
    La question du premier germe n'est pas moins insoluble dans un cas que dans l'autre. Les partisans de la création de la matière par Dieu s'appuient sur cette considération que la matière n'aurait pu se créer ni s'ordonner toute seule, mais les naïfs ne s'aperçoivent pas qu'ils ne font, par ce raisonnement, que reculer la difficulté d'un cran. Les partisans de l'incréation de la matière leur répondent triomphalement : — « Et votre Dieu, comment se trouve-t-il exister de toute éternité ? »
    Le sage qui les juge les renvoie dos à dos en les taxant d'une ignorance complète et irrémédiable, ignorance qu'il avoue d'ailleurs partager.

    (La Proie du Néant (Notes d'un pessimiste), p.11, Paul Ollendorff, 1886)
     
  13. S'il y a une justice immanente dans l'Univers, chose douteuse, hélas ! elle ne peut se concevoir que par la pratique de la métempsycose, l'être allant toujours croissant, pour ainsi dire mécaniquement, par le phénomène même des morts successives, depuis le vibrion jusqu'à l'homme, et quand il est parvenu à l'Humanité, quand il a conquis le sens moral qui lui permet à lui-même d'être juste ou injuste, redescendant, s'il en a mal usé, un ou plusieurs degrés de l'échelle et, s'il en a bien usé, revêtant dans une autre planète une forme supérieure, absolument en dehors des prévisions terrestres.
    (La Proie du Néant (Notes d'un pessimiste), p.12, Paul Ollendorff, 1886)
     
  14. La lumière du jour n'est que de l'ombre non seulement pour les aveugles, mais encore et surtout pour les trop clairvoyants dont l'œil appelle une lumière supérieure.
    (La Proie du Néant (Notes d'un pessimiste), p.13, Paul Ollendorff, 1886)
     
  15. Malheureux les esprits qui ont le mirage de l'absolu ! Ils prennent en dédain tout ce qui n'est que relatif, c'est-à-dire le fond même de la vie.
    (La Proie du Néant (Notes d'un pessimiste), p.13, Paul Ollendorff, 1886)
     
  16. L'âme qui déborde du corps au point de l'envelopper de ses rayons mériterait seule de survivre au corps.
    (La Proie du Néant (Notes d'un pessimiste), p.13, Paul Ollendorff, 1886)
     
  17. La Nature dispose en bloc pour la masse entière des hommes d'une part de joies et d'une part de peines quasi égales, puis elle leur crie : — « Maintenant arrangez-vous. Au plus fortuné la bonne part ! »
    (La Proie du Néant (Notes d'un pessimiste), p.13, Paul Ollendorff, 1886)
     
  18. Un grand esprit ressemble à un petit âne.
    Comme celui-ci, attaché dans un pré, ne peut en paître que le cercle étroit dont sa longe est le rayon, celui-là, entravé sur un point de l'Infini, n'en peut guère tondre que la largeur de sa langue de feu.

    (La Proie du Néant (Notes d'un pessimiste), p.14, Paul Ollendorff, 1886)
     
  19. Il faut, en tout cas, nous consoler, ou mieux, — nous louer — de n'avoir point profité de la vie actuelle autrement que pour agrandir en nous l'âme qui peut-être va périr, peut-être va se perpétuer.
    Si le destin de l'âme est de périr, que nous importent les piètres avantages d'une vie sans consistance et sans durée ! S'il est de se perpétuer, nous nous trouvons avoir élevé tout naturellement le niveau de notre vie prochaine.

    (La Proie du Néant (Notes d'un pessimiste), p.14, Paul Ollendorff, 1886)
     
  20. L'Infini lui-même n'est qu'une bagatelle pour nous autres humains qui sommes si vite finis.
    (La Proie du Néant (Notes d'un pessimiste), p.15, Paul Ollendorff, 1886)
     
  21. Nous qui vivons nous sommes dans la gueule du monstre éternel. Il nous mâche, en attendant qu'il nous avale, nous digère et nous absorbe.
    (La Proie du Néant (Notes d'un pessimiste), p.15, Paul Ollendorff, 1886)
     
  22. Ceux-là mêmes qui ne croient pas à la Providence sentent aboutir à leur cerveau, pour peu qu'ils aient de tact nerveux, le fil bon ou mauvais par lequel les tient l'Éternel.
    (La Proie du Néant (Notes d'un pessimiste), p.15, Paul Ollendorff, 1886)
     
  23. Pour se rendre à la Mort il y a plusieurs chemins, mais quand celui de l'Éternité n'irait pas pour nous au-delà de la Mort, c'est encore le meilleur à prendre, si l'on veut y arriver tranquillement.
    (La Proie du Néant (Notes d'un pessimiste), p.15, Paul Ollendorff, 1886)
     
  24. À supposer qu'il y ait un Dieu juste, on se demande pourquoi, tout dépendant de sa volonté, il n'est pas clair, mais ténébreux dans sa providence.
    Au lieu d'avoir fait de la Mort une horrible décomposition qui nous frappe de stupeur et ne laisse d'espoir qu'aux naïfs ou aux illuminés, n'aurait-il pu donner comme base à la morale un sublime changement à vue d'un être d'une espèce en un autre d'une espèce différente, tantôt par progression de l'inférieur au supérieur, tantôt par régression du supérieur à l'inférieur ?
    N'aurait-il pu généraliser, en le corrigeant et le perpétuant, ce qu'il a institué pour la chenille et le papillon ; transformer, par exemple, sous nos yeux un vieux chien en un petit enfant, et un vieillard en un éphèbe angélique, franchissant la planète-terre pour s'élever vers une autre d'essence meilleure?
    Alors la loi du transformisme eût été le développement de la conscience et non la suprématie de la force... Mais quelle prétention ridicule d'en vouloir remontrer à la Nature !

    (La Proie du Néant (Notes d'un pessimiste), p.15, Paul Ollendorff, 1886)
     
  25. Ce n'est pas toujours du Diable, comme le prétendent les chrétiens, que l'homme a reçu le redoutable don de tromper l'homme. C'est le plus souvent de Dieu lui-même, car quel plus grand trompeur que ce Dieu, qui ne fait germer en nos cœurs tant de belles espérances que pour le plaisir de les en arracher ?
    (La Proie du Néant (Notes d'un pessimiste), p.17, Paul Ollendorff, 1886)
     
  26. Il faut croire qu'il existe un fisc éternel et infini auquel nous payons la taxe de tout manquement au devoir, taxe directe quand nous sommes conscients et indirecte quand nous ne le sommes pas.
    (La Proie du Néant (Notes d'un pessimiste), p.17, Paul Ollendorff, 1886)
     
  27. Ce n'est pas ce grand innocent de Dieu le fils, c'est Dieu le père, ce grand coupable, qu'il eût fallu pouvoir crucifier pour le punir d'avoir fait si misérable la condition de l'homme et des autres êtres.
    (La Proie du Néant (Notes d'un pessimiste), p.17, Paul Ollendorff, 1886)
     
  28. Il y a un perpétuel et douloureux malentendu entre tous les êtres; entre les animaux et les animaux ; entre les animaux et les hommes; entre les hommes et les hommes, et même entre les hommes et Dieu !
    (La Proie du Néant (Notes d'un pessimiste), p.17, Paul Ollendorff, 1886)
     
  29. Cette petite lumière tremblotante qui luit au zénith de la raison humaine et qu'aperçoivent seulement les sages de ce monde est, non pas la lumière absolue, inaccessible aux yeux du plus clairvoyant, mais une lumière relative, et ceux des sages qui la prendraient pour la lumière absolue seraient dignes d'être classés parmi les fous.
    La lumière absolue est fort au-delà de la portée des plus grands hommes, et jamais, jamais ils ne la verront briller, en quelque lieu du monde qu'ils se trouvent. C'est bien autre chose que la Croix du Sud, visible du moins des terres australes !

    (La Proie du Néant (Notes d'un pessimiste), p.18, Paul Ollendorff, 1886)
     
  30. Sans un idéal quelconque de justice, le bien et le mal sont essentiellement relatifs, et nous n'avons d'autre critère que de trouver le bien où est notre avantage et le mal où il n'est pas.
    (La Proie du Néant (Notes d'un pessimiste), p.18, Paul Ollendorff, 1886)
     
  31. II peut entrer dans l'ordre universel que la matière parvenue à un certain degré d'affinement s'immatérialise, et que l'âme élaborée dans le cerveau puisse finir par se passer de son laboratoire, mais si c'est possible, quoi qu'en pensent les matérialistes, ce n'est guère probable.
    (La Proie du Néant (Notes d'un pessimiste), p.19, Paul Ollendorff, 1886)
     
  32. L'idéal n'est autre chose que la conciliation d'éléments disparates qui dans l'humaine réalité ne se concilient jamais.
    (La Proie du Néant (Notes d'un pessimiste), p.19, Paul Ollendorff, 1886)
     
  33. C'est parce qu'elle se mange sans cesse que la Nature vit éternellement.
    (La Proie du Néant (Notes d'un pessimiste), p.19, Paul Ollendorff, 1886)
     
  34. Le Dieu biblique, auquel il est impossible de refuser un certain talent, n'en est pas moins le type des méchants auteurs.
    Au lieu de s'écrier, son œuvre achevée : — « Cela est bon », puis de se reposer dans son contentement, il eût été mieux inspiré de dire : — « Cela est mauvais », puis de tout détruire, et de recommencer, jusqu'à ce qu'il eût éliminé le mal qui est le fond de son œuvre.

    (La Proie du Néant (Notes d'un pessimiste), p.19, Paul Ollendorff, 1886)
     
  35. Êtres d'un moment, pourquoi nous préoccuper de l'Éternel qui ne se préoccupe guère de nous, quoique nous fassions à notre tour de rôle partie intégrante de sa substance ?
    (La Proie du Néant (Notes d'un pessimiste), p.20, Paul Ollendorff, 1886)
     
  36. La Fatalité peut engluer tout notre être, hormis pourtant notre conscience qui parfois y échappe, la domine et lui crie : haro.
    (La Proie du Néant (Notes d'un pessimiste), p.20, Paul Ollendorff, 1886)
     
  37. Même sans admettre l'existence d'ailleurs fantastique d'un Dieu personnel, il est permis de supposer qu'une justice distributive infaillible résulte du mécanisme spontané de l'Univers, mais il n'est pas permis de l'affirmer.
    (La Proie du Néant (Notes d'un pessimiste), p.20, Paul Ollendorff, 1886)
     
  38. Rien de plus beau que l'effort héroïque de la matière pour s'immatérialiser, ni de plus touchant que son illusion qu'elle y peut parvenir.
    (La Proie du Néant (Notes d'un pessimiste), p.21, Paul Ollendorff, 1886)
     
  39. Il n'y a que les conceptions presque toujours vaines, mais toujours primordiales, se rapportant au secret de l'Univers, qui soient dignes d'occuper un grand esprit.
    (La Proie du Néant (Notes d'un pessimiste), p.21, Paul Ollendorff, 1886)
     
  40. La mer, gigantesque fée de notre globe, est la mère par excellence, puisque dans ses flancs agités, ce ne sont pas seulement les individus, ni même les espèces, mais les règnes qui se déduisent l'un de l'autre avec une hâte vertigineuse, le minéral se végétalisant sans cesse, tandis que le végétal s'animalise.
    (La Proie du Néant (Notes d'un pessimiste), p.21, Paul Ollendorff, 1886)
     
  41. Distinguons tant qu'on voudra l'âme du corps, comme du flambeau la flamme, et admettons que la flamme ne soit pas détruite avec le flambeau, qui lui-même d'ailleurs est plutôt transformé que détruit. Que devient-elle alors ?
    Elle ne peut que rentrer au foyer universel d'où elle avait été un instant distraite pour nous animer; de sorte que, flambeau et flamme, c'est bien également fait de nous.

    (La Proie du Néant (Notes d'un pessimiste), p.21, Paul Ollendorff, 1886)
     
  42. Il y a des athées qui adorent le Dieu dont ils nient l'existence, des matérialistes qui purifient et subtilisent leur matière cérébrale, au point de s'en faire une belle âme factice. Si l'on est athée et matérialiste, c'est de leur côté qu'il faut se ranger.
    (La Proie du Néant (Notes d'un pessimiste), p.22, Paul Ollendorff, 1886)
     
  43. Singulière aberration que celle de l'homme s'imaginant qu'il est la plus haute expression de l'Univers après Dieu, quand il est tout au plus le premier parasite de ce grand corps animé, incommensurablement plus animé que le sien, et qu'on nomme la Terre, laquelle est elle-même l'un des moindres parasites de l'Infini !
    (La Proie du Néant (Notes d'un pessimiste), p.22, Paul Ollendorff, 1886)
     
  44. L'Univers est un kaléidoscope éternel et infini qui s'agite spontanément en produisant des combinaisons innombrables et peut-être illimitées, dont les moindres sont les existences humaines, — et tout cela pour la récréation mutuelle des êtres éphémères qu'il porte en son sein.
    (La Proie du Néant (Notes d'un pessimiste), p.23, Paul Ollendorff, 1886)
     
  45. L'ordre est la loi éternelle de l'Infini, le grand facteur de l'Univers, la divinité suprême.
    (La Proie du Néant (Notes d'un pessimiste), p.23, Paul Ollendorff, 1886)
     
  46. Si ce qu'on a nommé bien présomptueusement la vie future devait être autre chose que la sereine et incessante élaboration ou contemplation du Beau ; si elle devait comporter la moindre déconvenue, voire la moindre lutte, mieux vaudrait pour le poète que son âme s'évaporât dès à présent dans un rayon de soleil.
    (La Proie du Néant (Notes d'un pessimiste), p.23, Paul Ollendorff, 1886)
     
  47. La lutte pour la renommée, pour les honneurs, pour la fortune, c'est-à-dire pour ce qu'il y a de plus sérieux dans la sphère d'activité de l'homme, paraît à ceux que l'Infini tourmente avoir tout juste l'importance d'une partie de jonchets.
    (La Proie du Néant (Notes d'un pessimiste), p.23, Paul Ollendorff, 1886)
     
  48. L'âme humaine n'est peut-être que l'électricité cérébrale, comme l'électricité : l'âme universelle.
    (La Proie du Néant (Notes d'un pessimiste), p.24, Paul Ollendorff, 1886)
     
  49. Si, après notre mort, l'être moral, qui durant notre vie se dégageait électriquement de notre cerveau, échappe à la destruction de celui-ci, c'est probablement pour se confondre dans l'électricité universelle, je veux dire dans le moi supramatériel de l'Univers, ainsi que l'être physique, par la dissolution de ses parties, se confond dans le moi matériel dont la terre est un fragment.
    (La Proie du Néant (Notes d'un pessimiste), p.24, Paul Ollendorff, 1886)
     
  50. Notre cerveau attirant et répercutant la pensée, il se peut bien qu'il existe une force animique distincte de la force plastique.
    En conséquence, les idées ou sentiments ayant passé par notre cerveau et formant notre être moral échapperaient, par leur substance immatérielle, à l'anéantissement et seraient rapportés au foyer animique commun.
    Et c'est de ce foyer qu'un autre cerveau, selon le cours de son développement, les attirerait électriquement pour les répercuter ensuite. Ainsi pourrait-on comprendre l'immortalité de l'âme et même l'application mécanique de l'idéal de justice qui nous tourmente, car cette accumulation d'idées et de sentiments, qui aurait été notre être moral, serait susceptible, en devenant celui d'un autre, d'avoir une part meilleure ou pire qu'auparavant dans la répartition de la joie et de la douleur qui se neutralisent en Dieu, où elles sont équipollentes.
    En résumé, d'après cette conception, la nature nous prêterait à notre naissance un moi qu'elle nous retirerait, à notre mort, mais qui, localisé dans le moi universel, pourrait successivement servir à d'autres êtres dont il serait momentanément le moi particulier.

    (La Proie du Néant (Notes d'un pessimiste), p.24, Paul Ollendorff, 1886)
     
  51. II doit être absolument indifférent au grand tout, lequel est l'équation même du bien et du mal, que, parmi les hommes, celui-ci fasse le bien et celui-là le mal.
    Pourvu que sa double besogne soit exécutée, il ne lui importe par qui. Mais c'est à nous qu'il peut importer et grandement, ne fût-ce qu'au point de vue de l'amour-propre, de choisir la bonne besogne et de laisser la mauvaise à d'autres.

    (La Proie du Néant (Notes d'un pessimiste), p.26, Paul Ollendorff, 1886)
     
  52. Au regard de la Nature, notre personnalité n'existe pas plus distinctement (quoiqu'elle dure un peu plus longtemps) que les étoiles de neige qui fondent en tombant. Nous ne sommes qu'un de ses jeux transitoires, une de ses combinaisons presque aussitôt anéanties que formées.
    (La Proie du Néant (Notes d'un pessimiste), p.26, Paul Ollendorff, 1886)
     
  53. Tendre le plus possible vers l'Éternité avec la conviction qu'on va s'abîmer tout à coup dans le Néant, c'est la lutte inégale mais sublime d'une âme supérieure contre le Destin.
    (La Proie du Néant (Notes d'un pessimiste), p.26, Paul Ollendorff, 1886)
     
  54. Toute bonne action est une traite sur l'Éternel. Si l'Éternel n'est pas en fonds pour la payer à l'échéance, peu nous importe, pourvu que nous ayons gardé jusqu'au bout l'illusion qu'il la paiera.
    (La Proie du Néant (Notes d'un pessimiste), p.27, Paul Ollendorff, 1886)
     
  55. Tout est en marche, même Dieu, c'est-à-dire la synthèse de l'Univers.
    (La Proie du Néant (Notes d'un pessimiste), p.27, Paul Ollendorff, 1886)
     
  56. Le penseur a quelquefois des entrevisions vaporeuses de l'Infini qui lui causent plus de jouissances que ses visions absolument nettes du Fini.
    (La Proie du Néant (Notes d'un pessimiste), p.27, Paul Ollendorff, 1886)
     
  57. L'Univers est une toile en perpétuel tissage sur laquelle les hommes s'agitent un instant comme autant d'ombres chinoises, jusqu'à ce qu'ils se perdent à jamais dans la trame.
    (La Proie du Néant (Notes d'un pessimiste), p.27, Paul Ollendorff, 1886)
     
  58. L'Univers est encore un incommensurable échiquier sur lequel Dieu, n'ayant d'autre adversaire que lui-même, se joue, pour divertir sa solitude, une partie éternelle.
    Avec ses milliards de milliards de mains invisibles, il s'amuse à pousser dans un sens ou dans l'autre les diverses pièces, les blanches et les noires, c'est-à-dire celles qui représentent le bien et celles qui représentent le mal, et sûr de pouvoir gagner quand bon lui semblera, soit par celles-ci, soit par celles-là, il n'arrive jamais à échec et mat.
    Voilà pourquoi l'on peut observer ce mouvement continu de toutes choses, depuis les planètes qui sont les Tours jusqu'aux nations qui sont les Cavaliers et aux hommes qui sont les Fous, quand ils ne sont pas de simples pions que le joueur se souffle à lui-même et rejette au néant, et remplace aussitôt par d'autres.

    (La Proie du Néant (Notes d'un pessimiste), p.28, Paul Ollendorff, 1886)
     
  59. Ô Dieu, si tu n'es pas seulement, comme le croient les athées, le mécanisme fatal de l'Univers, si tu en es le régulateur attentif, tu nous feras certainement expier après notre mort les fautes que nous aurons commises de notre vivant ; mais qui te punira toi-même de nous les avoir laissé commettre, le pouvant empêcher ?
    (La Proie du Néant (Notes d'un pessimiste), p.29, Paul Ollendorff, 1886)
     
  60. La justice divine n'est peut-être qu'un rêve sublime de l'homme.
    (La Proie du Néant (Notes d'un pessimiste), p.29, Paul Ollendorff, 1886)
     
  61. Pour qui a vécu et observé pendant quelque quarante ans, il n'y a plus qu'une chose intéressante dans la vie. On en voudrait enfin trouver la clef... mais elle est à jamais introuvable.
    (La Proie du Néant (Notes d'un pessimiste), p.29, Paul Ollendorff, 1886)
     
  62. On a dit que tout est dans tout ; on pourrait aussi bien dire que tout est contre tout, tant il y a de lutte, non seulement entre les diverses parties, mais dans les mêmes parties, grandes ou petites, de l'Univers.
    (La Proie du Néant (Notes d'un pessimiste), p.29, Paul Ollendorff, 1886)
     
  63. La suprême piété est celle qui reste désespérément au cœur de certains incrédules, sans qu'ils trouvent à quel Dieu la rapporter. La suprême impiété est celle de la plupart des croyants assez misérables et stupides pour ne pas pratiquer leur foi.
    (La Proie du Néant (Notes d'un pessimiste), p.30, Paul Ollendorff, 1886)
     
  64. Il y a certainement — et les athées eux-mêmes en conviendront, — sinon un être véritable, du moins un chiffre qui correspond au total des êtres et que son infinité seule empêche d'être déchiffrable.
    Pourquoi ne pas l'appeler Dieu ?

    (La Proie du Néant (Notes d'un pessimiste), p.30, Paul Ollendorff, 1886)
     
  65. Ô terrible Sphinx, implacable monstre qui équivaux à l'Univers ou le gouvernes, je n'ai pas comme tant d'autres la présomption naïve d'avoir deviné ton énigme et je m'attends sans cesse à te voir me dévorer !
    (La Proie du Néant (Notes d'un pessimiste), p.30, Paul Ollendorff, 1886)