L'ouie
Cela rime comme hallebarde et miséricorde.
Sommaire. — Un principe. — Difficulté d'application. — Boutiquier plein d'affection. — Idée générale. — Une leçon de versification. — La mise en pratique.
La rime est une esclave et ne doit qu'obéir.1
Comme principe, c'est entendu ; quand on passe à l'application, la difficulté commence. On trouve généralement la première rime, comme disait cet autre ; la seconde est plus revêche. Il y a bien des règles, encore faut-il les connaître ; une fois connues, les comprendre ; une fois comprises, les appliquer.
S'il ne sent pas du ciel l'influence secrète
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l'apprenti poète fera bien de s'adresser à un professeur, compétent d'abord, clair et précis ensuite, afin d'éviter de juxtaposer des rimes comme bûche et poche, corne et lanterne, hallebarde et miséricorde, qui réalisent toutes les conditions, sauf celle de rimer entre elles.
Les deux dernières, hallebarde et miséricorde, ont conservé le pas sur les autres, bien que tout aussi pauvres et aussi ridicules.
L'honneur qu'elles ont de figurer en proverbe a pour origine l'aventure, survenue, en l'an de grâce 1727, à un petit boutiquier possédant plus de coeur que de relations avec Calliope.
Un nommé Mardoche, suisse de l'église Saint-Eustache, était son ami intime. Ce suisse vint à mourir (nous sommes tous mortels). Le boutiquier désolé ne savait comment témoigner au défunt ses regrets d'une façon durable. Une idée géniale lui traversa le cerveau : « Si je lui faisais une épitaphe, et une épitaphe en vers ! »
L'instruction obligatoire n'existant pas encore, notre homme n'était pas très ferré sur le style, encore moins sur la versification. Courir chez le maître d'école du quartier et lui communiquer son projet et son embarras fut l'affaire d'un instant.
Le magister, pas très fort lui-même, lui donne quelques conseils et l'engage à soigner la rime qui, pour être riche, lui dit-il, exige que les trois dernières lettres du second vers soient les mêmes que les trois dernières du précédent.
Notre homme rentre aussitôt chez lui, se met à l'oeuvre et finit, non sans peine, par faire éclore le quatrain suivant :
Ci-gît mon ami Mardoche,
Qui fut suisse à Saint-Eustache,
Il a porté trente-deux ans la hallebarde,
Dieu lui fasse miséricorde !
Combien de meilleurs vers n'ont pas obtenu, comme ceux-ci, l'insigne faveur de passer à la postérité !
Émile Genest, Miettes du passé, Collection Hetzel, 1913. Voir la note du transcripteur.