Avertissement
Cet article fait suite à
mon billet où un élève cherchait à comprendre que le produit de deux entiers négatifs donne un nombre positif. Dans cette suite, je tiens pour acquis que le concept de soustraction chez les entiers est très bien compris par l'élève.
Quelquefois, hasarder des réponses est seulement une manière d'éclaircir pour soi-même des questions.
Alessandro Baricco, L'âme de Hegel et les vaches du Wisconsin.
ÉLÈ : Puis-je vous déranger un instant?
En soulevant les yeux de son livre, il aperçut
son élève de sa dernière classe de récupération.
ENS : Bien sûr, assieds-toi.
ÉLÈ : Ça ne fonctionne pas votre truc de billes blanches et de billes noires.
Sourire de l'enseignant.
ENS : Et pourquoi donc?
ÉLÈ : Vous avez vos billes ? Je vais vous montrer...
L'enseignant sortit les deux boites de son jeu de Go. L'élève prit alors 5 billes noires dans sa main droite et 4 billes blanches dans sa main gauche.
ÉLÈ (fièrement) : Dans votre système, on a -5 d'un côté et +4 de l'autre.
L'enseignant était content. Le rapport concert/abstrait était pour lui une grande satisfaction pédgogique.
ÉLÈ (continuant, esquissant un large sourire sarcastique) : Mais dites-moi donc lequel est le plus grand des deux?
L'enseignant était heureux. L'élève creusait maintenant dans les concepts. Comme il ne répondait pas à l'élève, ce dernier ajouta :
ÉLÈ : Vous voyez bien que votre système basé sur
«+1 et -1 équivalent au neutre» ne fonctionne pas !
Curieusement, l'élève semblait manifester de la déception.
ÉLÈ (continuant) : Après la récupération de l'autre jour, j'ai expliqué plusieurs fois votre
système à des copains... jusqu'à ce que mon prof de math le jette par terre avec cette question. Il m'a dit que ce système était bien beau, mais qu'il ne pouvait tout expliquer chez les entiers.
«Preuve étant cette notion de plus grand et de plus petit» a-t-il dit.
ENS (rageant intérieurement contre l'enseignant de math de l'élève) : Intéressant.
ÉLÈ : C'était quand même cool, les billes. Mais comme c'est un truc comme un autre...
ENS : Tut, tut, tut.
Ce n'est pas un truc!
Puis, prenant une respiration...
ENS : Essayons de creuser un peu plus, veux-tu?
L'élève haussa les épaules.
ENS : Tu te rappelles sans doute que pour comprendre la multiplication chez les entiers, nous avons commencé par explorer ce concept chez les naturels.
ÉLÈ : Oui.
ENS : Bon. Qu'en est-il de l'idée d'ordre de grandeur chez les naturels? Par exemple, comment peut-on dire que
5 est plus grand que 2, par exemple?
ÉLÈ : C'est évident. 5
est plus grand que deux.
ENS : Bien sûr. Mais comment as-tu fait pour le savoir?
ÉLÈ : Bien... si j'ai cinq objets, j'en ai certainement plus que si j'en ai deux! En fait, j'en ai trois de plus !
ENS : Comment ça, trois de plus?
L'élève commençait à trouver très bizarres les pseudo-ignorances du prof.
ÉLÈ : 5 - 2 = 3. C'est tout.
ENS : Donc, tu as soustrait. Es-tu d'accord que pour déterminer si un naturel est plus grand qu'un autre,
on doit inconsciemment soustraire?
ÉLÈ : Ouais.
ENS : Mais si tu avais fait 2 - 5...
ÉLÈ (interrompant) : 2 - 5 est impossible chez les Naturels car deux est plus petit que cinq.
ENS :
ERREUR !!! Il ne faut pas dire
«Puisque deux est plus petit que cinq, alors 2 - 5 est impossible»". Il faut plutôt dire «
Puisque 2 - 5 est impossible, alors 2 est plus petit que cinq.»
ÉLÈ : Bof ! C'est la même chose.
ENS (qui voyait ici une belle occasion d'entrer dans un raisonnement logique) : Mais non, ce n'est pas du tout la même chose. Dans le premier cas, tu
présupposes que 2 est plus petit que 5
avant d'avoir fait la soustraction. Dans le second cas, on
exécute la soustraction et
ensuite on conclut que 2 est plus petit que 5. Autrement dit, pour déterminer lequel de deux nombres est supérieur ou inférieur à l'autre, on doit
d'abord effectuer une soustraction. Je résume ainsi...
Et l'enseignant prit une feuille de papier et poursuivit son explication :
Supposons deux nombres naturels (on va les appeler nombre_1 et nombre_2 pour la cause.)
En les soustrayant, trois choses peuvent se produire :
1) nombre_1 - nombre_2 donne quelque chose.
ÉLÈ (interrompant) Ouais, c'est le cas si nombre_1 est plus grand que le second.
ENS : En effet,
si nombre_1 - nombre_2 donne quelque chose,
alors on définit le premier nombre comme étant
plus grand que le second. Prenons le second cas.
Si nombre_1 - nombre_2 est impossible
alors on définit le premier nombre comme étant
plus petit que le second. Le troisième cas représente l'égalité :
Si nombre_1 - nombre_2 donne 0,
alors on dira que les deux nombres sont égaux.
ÉLÈ : N'est-ce pas un peu tortueux tout ça?
ENS : Notre esprit est en effet tortueux. Un des aspects intéressants dans les maths est d'arriver à dénouer tout ça. Tout ce que j'essaie de te dire ici, c'est que pour développer la notion de grandeur chez les nombres, on doit
d'abord s'appuyer sur le concept de la soustraction de ces nombres. C'est tout.
ÉLÈ : Hum... Dans le fond, ce que vous voulez me dire, c'est que pour connaître la relation de grandeur entre -5 et +4 par exemple, on devrait d'abord les soustraire.
ENS (très fier de son coup) Exactement !!!
ÉLÈ : Ouais, mais chez les entiers, la soustraction donne toujours quelque chose. Par exemple : -5 - +4 donne -9 (neuf billes noires) et +4 - -5 donne +9 (neuf billes blanches). Je ne suis pas très avancé...
ENS (très, très heureux) : Au contraire ! Reprenons un peu le raisonnement que nous avons fait chez les naturels. Supposons deux nombres ENTIERS et appelons-les
entier_1 et
entier_2. Effectuons une soustraction, juste pour voir.
ÉLÈ : Mais on ne sait pas la valeurs des entiers....
ENS (se retenant de parler d'algèbre). Effectivement, mais tu verras que ce n'est pas très important. Soustrayons tout de même.
entier_1 - entier_2.
ÉLÈ : ???
ENS : Quelles sortes de réponses peut-on avoir?
ÉLÈ : Mais je le répète, on ne sait pas!
ENS (patient) : Tu sais, je ne veux pas
la réponse, mais la
sorte de réponse.
L'élève réfléchissait et comprenait sans doute mal la question.
ENS (voulant faire le rapprochement avec le même raisonnement appliqué plus haut chez les naturels). Tu te rappelles, chez les Naturels non plus on ne savait pas la réponse, mais on pouvait dire si la réponse existait, était impossible ou valait 0. Peut-on faire le même type de constat chez les entiers?
ÉLÈ : La réponse est
toujours possible chez les entiers.
ENS : Oui, bien sûr, mais n'y a-t-il pas des catégories de réponses?
ÉLÈ :???
ENS (se sentant obligé de donner un petit coup de pouce). Es-tu d'accord pour dire qu'après la soustraction, il est très possible que le résultat soit des
billes blanches, des
billes noires ou
l'état neutre.
ÉLÈ (éclairé) : Oui, oui, bien sûr.
ENS : C'est là-dessus que les mathématiciens se sont basés pour DÉFINIR l'ordre de grandeur chez les entiers. Très arbitrairement, ils ont défini que
- si le résultat de la soustraction est une bille blanche (un nombre positif) alors on définit le premier nombre comme étant plus grand que le second.
- si le résultat de la soustraction est une bille noire (un nombre négatif) alors on défit le premier nombre comme étant plus petit que le second.
- si le résultat est l'état neutre, alors on définit les deux nombres comme étant égaux.
Par exemple, -10 est plus petit que -2 car le résultat de -10 - -2 est négatif. Par contre -10 est plus grand que -20 car -10 - -20 donne un positif.
L'élève hochait la tête.
ENS : Cette convention en fait n'est pas totalement illogique. Par exemple, chez les naturels, 5 est plus grand que 4. Il est bon de retrouver à peu près cette même idée chez les entiers, c'est-à-dire que +5 soit plus grand que +4. Mais pour que cela soit logique, il faut définir que s'il reste des entiers
positifs alors le premier nombre est plus grand que le second.
ÉLÈ : Donc, tout est une question de définition?
ENS : Une définition à laquelle tout le monde adhère. On pourrait très bien faire des mathématiques en définissant qu'un nombre est plus grand qu'un autre si le résultat de la soustraction est un négatif. Ce qui est important de comprendre ici est qu'une définition de l'ordre de grandeur ne peut faire du sens que si tu comprends bien au préalable le concept de soustraction. On soustrait
et ensuite on définit selon le style de la réponse...
L'enseignant continua.
ENS : C'est ainsi que l'on peut ordonner tous les entiers les uns par rapport aux autres. Dans ton exemple du début, si on compare +5 avec -4 on doit les soustraire. Si on fait +5 - -4, on obtient des billes blanches, donc +5
est plus grand que -4. Par contre, si on fait -4 - +5, on aura des billes noires, donc, -4
est plus petit que +5.
L'élève semblait satisfait de l'explication.
ÉLÈ (en souriant) : Je vais parler de ça avec mon prof de maths...
Notes pédagogiques
Je crois que tous les auteurs qui abordent en entrée de jeu la notion des entiers en les déposant, bien en ordre, sur une droite numérique font une énorme bourde pédagogique. L'élève qui est confronté à cette vision n'y voit qu'un autre modèle arbitraire qui sort d'on ne sait trop où. Comme mon texte le suggère, il faut aborder la notion d'ordre
après que le concept de soustraction ait été bien placé.
La droite numérique n'est ensuite qu'un modèle permettant d'illustrer l'ordre chez les entiers. On la définit ainsi : si un nombre est plus grand qu'un autre, il doit être positionné à la droite de l'autre. Si un nombre est plus petit qu'un autre, il doit être positionné à la gauche de cet autre. Je crois qu'il faut amener les élèves à construire eux-mêmes cette droite. Je suggère de poser au tableau une ligne horizontale. Ensuite, on peut donner aux élèves de la classe un entier qu'ils devront positionner à tour de rôle sur cette droite commune.
Supposons que le premier élève ait un +5. Il se lève et le place à quelque part (peu importe où) sur la droite. Le second élève a -2. Il doit décider s'il le positionne à gauche ou à droite de +5. Ce qui pourrait donner :
Le troisième élève qui a +3 à positionner doit le comparer à +5 (va à sa gauche) et à -2 (va à sa droite).
Ensuite, -9 doit être positionné à la gauche des trois nombres déjà placés.
Par la suite, on pourrait avoir quelque chose comme :
Notez la
non-importance qui est accordée à la distance entre les entiers. Notez aussi qu'on n'a pas pris la peine de poser d'abord le 0 (zéro) sur la droite. Toute l'importance est mise sur
l'ordre. On pourrait en profiter pour demander aux élèves s'ils croient qu'il puisse exister quelque chose entre les deux entiers du genre +3 et +4. Ils devraient justifier leur réponse. Et sans doute parviendront-ils à une définition d'entiers consécutifs. Cette définition vaut son pesant d'or, car je rappelle qu'il n'existe pas, par exemple deux rationnels consécutifs ou deux rééls consécutifs. La
«consécutivité» est une notion très riche que le cerveau humain tente d'appliquer à plusieurs situations et mérite qu'on s'y attarde un peu avec les élèves. On pourrait aussi aborder la notion du vide (il n'existe RIEN entre -2 et -3 chez les entiers) et faire un lien avec les sauts quantiques. On pourrait aussi explorer les concepts de continuité et de discontinuité (le continu et le discret).
Cette simple idée (poser en ordre les entiers sur une droite) est tellement banalisée dans les manuels scolaires qu'on a tout oublié de sa profondeur.