Le goût

L'appétit vient en mangeant

Sommaire. — La cloche sonne. — Le rat du poète Horace. — Conscience pure, estomac plein. — L'ivresse ou l'indigestion vous guette. — Théorie du domestique. — Béatitude du maître.

« Le Créateur, en obligeant l'homme à manger pour vivre, l'y invite par l'appétit, et l'en récompense par le plaisir. »1 a

La cloche du dîner vient de sonner; vous vous dirigez à pas lents et comme attristés vers la salle à manger. Vous n'avez pas faim ! Vous vous mettez tout de même à table.

Vous goûtez au premier mets, dente superbo, « d'une dent dédaigneuse », comme le rat d'Horace; cela vous semble assez bon, vous y prenez goût ; de même au second service et ainsi de suite jusqu'à la fin du repas que vous quittez d'un pas allègre et d'un air réjoui, satisfait du devoir accompli, la conscience pure et l'estomac plein.

C'est en mangeant que peu à peu l'appétit vous est venu.

De même dans le courant de l'existence, quand on trouve du plaisir à une chose, on est enclin à vouloir l'accentuer et en jouir le plus possible.

Quo plus sunt potae, plus sitiunlur aquae.2 b

« Plus on a bu, plus on a soif. » Plus on a du bien, plus on veut en avoir. Ce n'est pas toujours raisonnable, car on atteint aisément l'exagération qui mène à l'ivresse ou à l'indigestion.

Pour l'accroissement de sa fortune on se donne aussi beaucoup de mal, on passe beaucoup de nuits sans sommeil ; la tranquillité et le bonheur ne sont pas fatalement au bout.

C'était la théorie d'un domestique observateur qui l'exposait d'une façon assez réjouissante quoique paradoxale : « Les maîtres sont les parias de la société, c'est nous qui sommes les privilégiés. Voyez plutôt : un maître se tue au travail; quelle est son ambition ? De nourrir un domestique ! Il se remet au travail pour nourrir un second domestique. Quand un maître peut arriver à nourrir six domestiques, il est au comble de ses voeux ! »


1 Brillat-Savarin, Physiologie du goût.
a [GGJ] Jean Anthelme Brillat-Savarin, né le 2 avril 1755 à Belley et mort le 1er février 1826 à Paris, fut un illustre gastronome français. - Wikipédia
2 Ovide.
b [GGJ] Tiré de Les Fastes, I, 216.


Émile Genest, Miettes du passé, Collection Hetzel, 1913. Voir la note du transcripteur.