Jobineries

Blogue de Gilles G. Jobin, Gatineau, Québec.

mardi 14 août 2012

Miette 65 : Rien de trop

La modestie

Rien de trop
(Ne quid nimis)

Sommaire. - La philosophie d'un des Sept Sages de la Grèce. - Adam reçoit les conseils de l'Archange saint Michel. - Intempérance des humains. - Qu'est-ce que le nécessaire? - Qu'est-ce que le superflu? - Le hic. - Les trop de Panard. - Vers à creuser.

Le vénérable Chilon, de Lacédémone, parlait peu mais parlait bien; il résumait toute sa philosophie en peu de mots : Rien de trop. La connaissance des humains lui avait donné une grande expérience; ce n'est pas en vain qu'il figurait parmi les sept sages de la Grèce. Ses observations lui avaient clairement démontré que l'excès nous perd. Si nous savions calmer nos appétits et mettre un frein à nos désirs, nous ne nous en porterions pas plus mal, au physique et au moral.

Dans le Paradis Perdu, de Milton, l'archange saint Michel donne le même conseil à Adam que préoccupe le moyen d'atteindre la fin de la vie dans les meilleures conditions, et qui lui demande la voie préférable à suivre ?

"There is, said Michaël, if thou well observe
The rule of Not too much : by temperance taught,
In what thou eat'st and drink'st; seekingfrom thence
Due nourishment, not gluttonous delight,
Till many years over thy head return."1

« C'est, dit Michel, d'observer la règle Rien de trop ; tu la trouves par la tempérance dans tes aliments, dans ton breuvage. Cherche une nourriture nécessaire et non de gourmandes délices; alors les années repasseront nombreuses sur ta tête. »

Les prescriptions de l'hygiène s'affirment dès le début du genre humain, puisque, d'après le grand poète anglais, notre père à tous les a reçues de première main pour nous les transmettre. Ce brave Adam n'y a pas manqué, non plus que ses successeurs, mais ce fut en pure perte. Les écrivains n'ont eu qu'à en constater la faillite.

De tous les animaux, l'homme a le plus de pente
À se porter dedans l'excès ;
Il faudrait faire le procès
Aux petits comme aux grands. Il n'est âme vivante
Qui ne pêche en ceci. Rien de trop est un point
Dont on parle sans cesse et qu'on n'observe point.2

Molière chante la même antienne :

Les hommes la plupart sont étrangement faits,
Dans la juste mesure on ne les voit jamais;
La raison a pour eux des bornes trop petites,
En chaque caractère ils passent ses limites,
Et la plus noble chose ils la gâtent souvent
Pour la vouloir outrer et pousser trop avant.3

Nous sommes fixés sur deux points, le premier c'est que nous devons observer la maxime Rien de trop; le second, c'est que nous ne l'observons pas; il en est un troisième pour lequel nous aurions grand besoin d'éclairer notre lanterne, celui de savoir où s'arrête le nécessaire, où commence le superflu.

Poggio avoue que rien n'est difficile comme de définir l'un et l'autre. En effet, tout est relatif ; ce qui est beaucoup pour moi est souvent bien peu pour vous, et réciproquement. À chacun d'établir pour son usage personnel les règles qui lui conviennent et à en respecter l'observance. Tel est le hic.

Panard, le joyeux chansonnier, Panard, dont le verre est pieusement conservé par les membres du Caveau4, et figure sur la table, devant le président, à leur banquet annuel, Panard, chez qui la gaîté faisait bon ménage avec la philosophie, s'est efforcé de nous tirer d'embarras en nous laissant une série d'exemples à méditer :

Trop de repos nous engourdit,
Trop de fracas nous étourdit,
Trop de froideur est indolence,
Trop d'activité turbulence.
Trop de vin trouble la raison,
Trop de remède est un poison.
Trop de finesse est artifice,
Trop de rigueur est cruauté,
Trop d'audace est témérité,
Trop d'économie avarice.
Trop de bien devient un fardeau,
Trop d'honneur est un esclavage,
Trop de plaisir mène au tombeau,
Trop d'esprit nous porte dommage,
Trop de confiance nous perd,
Trop de franchise nous dessert,
Trop de bonté devient faiblesse,
Trop de fierté devient hauteur,
Trop de complaisance bassesse,
Trop de politesse fadeur.5

Nous pouvons ajouter :

Trop gratter cuit
Trop parler nuit.

Et la liste ne sera pas épuisée. Mais bornons-nous. Rien de trop, avons-nous dit ; en voilà assez pour l'instant. Si peu que vous creusiez chaque vers, vous aurez matière à réflexions pour un bon moment.


1 Paradise Lost, book XI, v. 550 à 534.
Le Paradis perdu, chant XI, vers 550 à 554.
2 La Fontaine, Rien de trop, livre IX, fable II.
3 Tartufe, cormédie de Molière, acte I, scène vi.
4 « Le Caveau », société de chansonniers.
5 Panard, Maximes et sentences.

Émile Genest, Miettes du passé, Collection Hetzel, 1913. Voir la note du transcripteur.

Chemin faisant, page 236

Comme l'âme doit se trouver riche sans le corps !

Le premier baiser vendu, comme il a dû être honteux devant lui-même !

La perspicacité de l'esprit engendre le doute, celle du coeur la défiance.

Rien comme certains successeurs pour nous faire valoir.

Le hasard fait beaucoup pour l'amour sans que l'amour consente à l'avouer.

Anne Barratin, Chemin faisant, Ed. Lemerre, Paris, 1894

Lire le premier billet consacré à cette série.