Jobineries

Blogue de Gilles G. Jobin, Gatineau, Québec.

jeudi 2 août 2012

Miette 64 : Faire la barbe à quelqu'un

La fierté

Faire la barbe à quelqu'un.

Sommaire. - Apanage des divinités. - Dieux barbus, prophètes barbus, grands prêtres barbus. - La barbe chez les sauvages. - Plus de barbe, plus d'autorité. - Le serment de l'empereur Cbarlemagne. - Hemi III brave l'opinion. - Un bouc et Platon. - Le « menton bleu » obligatoire. - La reine n'est pas rasée!

Du côté de la barbe est la toute-puissance.

Cette vérité a pris naissance à l'origine des siècles. Aussitôt que le monde eut atteint l'âge de raison, on représenta la divinité avec une barbe luxuriante. Que ce soit Jéhovah, que ce soient Jupiter, Neptune, Pluton, Vulcain ou autres dieux païens, tous avaient le menton somptueusement orné.

C'est ainsi qu'on entendait proclamer la force et le pouvoir. Suivre un aussi bel exemple était bien tentant; aussi les hommes n'ont eu garde d'y manquer. Prophètes, grands prêtres, et autres meneurs de peuples portaient cet insigne indéniable de la domination. La coutume en a duré bien longtemps ; de nos jours encore, pour en imposer aux peuplades sauvages ou aux peuples encore naïfs, nos soldats et nos missionnaires portent leur barbe aussi longue et aussi touffue que la nature le leur permet.

Si l'on s'était avisé de supprimer à quelqu'un cet imposant emblème, si on l'avait rasé, si on lui avait fait la barbe; ce quelqu'un était désormais privé du signe auquel s'attache l'idée de valeur et de considération; il était ravalé au rang du vulgaire, et perdait toute supériorité. L'expression en est passée dans la langue courante avec l'idée qui s'y attachait et faire la barbe à quelqu'un est devenu synonyme de bafouer, ridiculiser, abaisser.

Le serment ordinaire de Charlemagne était : « Je jure par Saint-Denis et par cette barbe qui me pend au menton! »

Nos rois Mérovingiens, Carlovingiens et les premiers Capétiens suivirent longtemps cet usage. Quelques-uns s'en affranchirent; l'un d'eux, Henri III, eut à subir la critique pour avoir eu la fantaisie, portant déjà une toque de femme, de s'être fait couper la barbe. D'Aubigné lui décocha pour la peine cette sanglante satire :

Avoir le menton raz,
Le geste efféminé, l'oeil d'un Sardanapale,
Si bien qu'un jour des Rois, ce douteux animal
Sans cervelle, sans front parut tel en un bal.

Cette sévère appréciation n'a pas les suffrages de tous. Certains estiment exagéré l'honneur fait à la barbe et ne craignent pas d'en plaisanter.

Pour posséder la sagesse suprême
Il faut avoir force barbe au menton,
Un bouc barbu pourra, par cela même,
Nous tenir lieu du sublime Platon.1

D'aucuns considèrent qu'il convient de se raser peu ou prou par respect pour soi-même et pour les autres.

De nos jours chacun se barbifie à son gré et n'encourt aucun risque d'accommoder sa figure comme il lui plaît.

Seuls, de par leur profession, les comédiens sont obligés au menton bleu, afin de pouvoir y adapter tel postiche exigé par le personnage représenté.

Je ne sais comment s'y prenaient les demoiselles de Saint-Cyr, quand, sous la direction de Mme de Maintenon, elles interprétaient les rôles de grands-prêtres dans les tragédies de Racine ; mais j'ai lu, chez un conteur d'histoires, qu'à la cour du roi Charles II d'Angleterre les moeurs étaient si sévères qu'on ne permettait pas aux femmes de monter sur les planches d'un théâtre. Les rôles féminins étaient attribués à des jeunes gens.

Un soir que la représentation tardait à commencer, le roi impatienté en demanda le motif : « Excusez-nous, Sire, répond le directeur du théâtre, mais la reine... n'est pas encore rasée! »


1 Anthologie grecque.

Émile Genest, Miettes du passé, Collection Hetzel, 1913. Voir la note du transcripteur.

Chemin faisant, page 225

L'estime est froide; comme à la Naïade, on a presque envie de lui jeter un drap chaud.

Chacun à sa place : les frileux auprès du poêle, les Spartiates à la brèche.

J'aime mieux un livre mauvais qu'une mauvaise traduction.

Chacun crée des héros et des héroïnes à sa mesure.

Il est des gens près desquels il est bien facile de rester classique; ils tentent si peu notre fantaisie.

Quand on est dans son devoir, comme on se sent bien dans sa peau !

Anne Barratin, Chemin faisant, Ed. Lemerre, Paris, 1894

Lire le premier billet consacré à cette série.