vendredi 19 avril 2013
Miette 92 : Le hasard fait plus que la science
Par Gilles Jobin, vendredi 19 avril 2013 :: Mietteries
Le hasard fait plus que la science.
Ainsi présenté, ce proverbe semble trop absolu; pour exprimer une pensée exacte et complète il mérite un léger correctif ou une modeste addition, telle que « parfois » ou « souvent », et l'on doit dire avec Royer-Collard : « Dans les choses humaines le hasard joue souvent le rôle du Ministre de la Providence. »
Certaines découvertes ont été favorisées par des circonstances aussi heureuses qu'imprévues: d'accord; mais les hommes de génie auxquels nous les devons les auraient-ils mises au jour si ces hommes de génie n'avaient été préalablement doublés de travailleurs et de savants. Papin fut-il le premier à faire un pot-au-feu et voir bouillir une marmite ? Ce n'est donc pas à une vulgaire ménagère, mais à un grand physicien qu'est due la découverte de la vapeur.
Il n'en est pas moins vrai que le hasard peut venir au secours de la science et réussir là où celle-ci a échoué.
Quand on voulut placer l'immense obélisque devant Saint-Pierre de Rome, avec force machines et nombre de cordages, on arriva péniblement à le hisser sur son piédestal; une fois là, on s'aperçut avec angoisse que la position du monolithe déviait sensiblement de la verticale.
Le pape Sixte-Quint, auquel revenait l'honneur de l'invention, n'était pas content et, quand il n'était pas content, le pontife irascible se montrait fort expéditif. Il pensa tout d'abord faire pendre ingénieurs et machinistes pour avoir si mal réalisé son idée; après, on aviserait. Heureusement pour les prédestinés à la potence, l'opération de la pendaison fut ajournée au lendemain. Durant la nuit, un orage épouvantable (un orage est toujours épouvantable) trempa les cordes; celles-ci se raccourcirent peu à peu par l'humidité et ramenèrent insensiblement l'obélisque à la place rêvée, droit comme un I.
Au soleil levant, l'oeil géométrique de Sixte-Quint fut surpris, mais satisfait; le cou des ingénieurs n'avait plus rien à redouter. Leur science avait bien été, cette fois, réellement secondée par le hasard, qui pour eux fut une véritable Providence ; ils ne manquèrent pas de se faire une réflexion dans le genre de celle-ci :
Dans les projets de l'homme et ses folles visées
La Providence a dû se garder une part ;
C'est ce que le vulgaire appelle le hasard.
Émile Genest, Miettes du passé, Collection Hetzel, 1913. Voir la note du transcripteur.