La prudence
Il ne faut pas parler de corde dans la maison d'un pendu.
Sommaire. - On ne se pend pas par excès de bonheur. - Sujets à éviter. - Renseignez-vous. - Un an de moins chaque année. - Cordes et machinistes.
Un homme se pend pour des motifs généralement étrangers à toute idée folâtre.
Il est poussé à cette extrémité par le désespoir que provoquent les souffrances morales ou physiques, toutes causes pénibles et cruelles pour la famille et l'entourage du suicidé, indépendamment des sentiments d'affection que le malheureux inspirait aux siens.
Réveiller le souvenir de sa mort dans sa propre maison, rappeler les circonstances dont elle fut entourée n'est pas une preuve de tact et doit être évité avec soin.
De même il ne faut pas parler devant quelqu'un d'un sujet qui peut lui être désagréable ou prêter à des allusions désobligeantes.
Afin de ne pas tomber dans ce travers, il est bon d'être renseigné sur les goûts et les habitudes des personnes avec lesquelles on est en rapport fréquent et journalier.
Un grand seigneur, gentilhomme jusqu'au bout des ongles, n'omettait jamais, le premier jour de l'an, en venant présenter ses voeux à la châtelaine, son épouse, de lui demander : « Quel âge désirez-vous avoir cette année? »
La chose entendue, il ne manquait pas de se le rappeler pendant trois cent-soixante cinq jours; et ne manifestait jamais la moindre surprise quand, au début de l'année suivante, on lui déclarait avoir une année de moins.
S'il ne faut pas parler de corde dans la maison d'un pendu, il n'en faut pas davantage prononcer le mot sur la scène d'un théâtre, devant les machinistes, à moins qu'on ne veuille régaler ces braves gens. Il est d'usage en effet que ceux-ci apportent un bouquet à quiconque parle de « corde » sur les planches ; et - une politesse en vaut une autre - il est non moins d'usage qu'on y réponde par l'offre de généreuses libations.
Connaissiez-vous cette coutume? il est probable que non ; en ce cas je suis heureux de vous l'apprendre.
Émile Genest, Miettes du passé, Collection Hetzel, 1913. Voir la note du transcripteur.