mardi 26 juin 2012
Miette 55 : Il vaut mieux faire envie que pitié
Par Gilles Jobin, mardi 26 juin 2012 :: Mietteries
Il vaut mieux faire envie que pitié.
L'envieux maigrit de l'embonpoint d'autrui.1
Faire envie, c'est être enviable; faire pitié, c'est être pitoyable; ces prémisses posées, la conclusion en découle logique et nous donne : il est préférable de provoquer l'envie plutôt que d'inspirer la pitié.
« L'envie est naturelle à l'homme, et cependant elle est un vice et un malheur tout à la fois. Nous devons donc la considérer comme une ennemie de notre bonheur et chercher à l'étouffer comme un méchant démon. Sénèque nous le commande par ces belles paroles :
« Nostra nos sine comparatione délectant : nunquam erit felix quem torquebit felicior (De ira, III,50) : Jouissons de ce que nous avons sans faire de comparaison; jamais de bonheur pour celui que tourmente un bonheur plus grand. »2
Ainsi s'exprime Schopenhauer. Puisqu'il était en train de citer Sénèque, il aurait pu ajouter du même auteur cette observation, qui complète la précédente : « L'ambitieux souffre doublement de l'envie, de celle qu'il éprouve et de celle qu'il inspire. »
Ces philosophes blâment l'envie et conseillent de s'en affranchir.
Boileau et Jean-Baptiste Rousseau, en gens pratiques, cherchent à tirer parti des envieux et vantent l'utilité des ennemis.
Commençons par Boileau :
Je dois plus à leur haine, il faut que je l'avoue,
Qu'au faible et vain talent dont la France me loue.
Leur venin, qui sur moi brûle de s'épancher,
Tous les jours en marchant m'empêche de broncher.
Je songe, à chaque trait que ma plume hasarde,
Que d'un œil dangereux leur troupe me regarde.
Je vais sur leurs avis corriger mes erreurs,
Et je mets à profit leurs malignes fureurs.
Sitôt que sur un vice ils pensent me confondre,
C'est en me guérissant que je vais leur répondre ;
Et plus en criminel ils pensent m'ériger,
Plus croissant en vertu, je songe à me venger.3
Plus calme et moins nerveux, Jean-Baptiste Rousseau songe au fruit que
Peut retirer un solide mérite
Des ennemis que le sort lui suscite.
Tous ces travaux dont il est combattu
Sont l'aliment qui nourrit sa vertu :
Dans le repos elle s'endort sans peine;
Mais les assauts la tiennent en haleine.4
Quel que soit le point de vue envisagé, vous avez intérêt à être envié, soit parce que votre mérite, votre talent vous auront donné une situation brillante et une réputation glorieuse, soit parce que la critique, vous ouvrant les yeux, vous conduira sur le chemin de la perfection. Par contre, s'il vous arrive un malheur, qu'on n'en sache rien, afin de ne pas devenir un objet de pitié.
Il est bon quelquefois de cacher sa douleur
Pour que nos ennemis n'aient pas fête en leur coeur.
Un auteur dramatique, qui venait d'obtenir un beau succès, reçoit la visite d'un de ses confrères, très connu par la malignité de son esprit et ses sentiments de jalousie : « Voilà un triomphe, s'écria-t-il en entrant, qui va fort déconcerter les envieux. Que vont-ils dire ? - C'est précisément à vous que je le demande, » répondit spirituellement l'auteur.
1 Horace
2 Schopenhauer, Aphorismes sur la sagesse dans la vie, Parénèses et maximes, chapitre V, II, De l'envie.
3 Epître VII : À Racine, De l'utilité des ennemis. Vers 59 et suivants.
4 Epître IV, livre II. A. M. Rollin. Vers 205 et suivants.
Émile Genest, Miettes du passé, Collection Hetzel, 1913. Voir la note du transcripteur.