Jobineries

Blogue de Gilles G. Jobin, Gatineau, Québec.

dimanche 9 septembre 2012

De toutes les Paroisses, page 6

Dans mille circonstances, il y a souvent beaucoup d'esprit à ne rien faire.

J'aime le pas ferme et l'esprit d'aplomb.

On méprise un menteur ; on se moque d'un vaniteux; quand on n'est pas obligé de faire sa cuisine on tolère un gourmand.

On a toujours besoin de tourner la page : preuve d'insatisfaction.

Des désirs vaincus ne savent pas se taire et deviennent facilement hargneux.

La force de la mesure est dans son invariabilité.

Autrefois la femme aimait le nid pour y rester, maintenant elle l'aime pour en sortir.

Anne Barratin, De toutes les Paroisses, Ed. Lemerre, Paris, 1913

Miette 69 : Chacun son métier, les vaches seront bien gardées

La modestie

Chacun son métier,
Les vaches seront bien gardées.

Sommaire. - Singulière illusion. - Indéracinable habitude. - Où la vache fait son apparition.

Bien des gens s'imaginent que s'ils ne parlaient pas de ce qu'ils ignorent ou s'ils ne se mêlaient que de ce qui les regarde, la terre cesserait de tourner. Je suis désolé de les contrarier, mais ils sont plongés dans la plus profonde erreur; la terre continuerait d'évoluer beaucoup mieux même et plus régulièrement.

Mais voilà! faites-leur donc comprendre qu'on ne fait bien que ce qu'on sait, et qu'il est sage de ne s'occuper que de ce qui vous concerne.

Ce n'est pas faute cependant qu'on le leur ai dit et redit sur tous les tons depuis que le monde est monde.

Ne sutor ultra crepidam ! criait-on à Rome ; « que le cordonnier ne s'occupe que de la chaussure ! »

Quamquisque norit artem, in hac se exerceat, conseillait Cicéron; « que chacun fasse le métier qu'il connaît. »

Equus in quadrigïs, bos in aratro ; « la place du cheval à la voiture, celle du boeuf à la charrue. »

Ramenant la même idée à ceux qui se piquent de littérature ou de poésie, Boileau leur glisse à l'oreille :

Soyez plutôt maçon si c'est votre talent,
Ouvrier estimé dans un art nécessaire
Qu'écrivain du commun ou poète vulgaire.1

En un mot : Que chacun se borne à son métier et les vaches seront bien gardées.

Vous demandez ce que les vaches viennent faire en l'occurrence.

C'est Florian, qui, pour fixer dans l'esprit cette utile recommandation, a eu l'heureuse idée de les faire figurer dans un apologue que je vais vous conter :

Un chasseur, fatigué de courir inutilement après un chevreuil, rencontra Colin, le vacher, qui lui dit :

... Si vous êtes las,
Reposez-vous, gardez mes vaches à ma place,
Et j'irai faire votre chasse.

Le Nemrod consent, donne fusil et chien à l'inexpérimenté Colin qui, le chevreuil à peine entrevu, ne fait ni une ni deux, tire, manque la bête et tue le chien. Il revient à son pré ; deux surprises l'attendent : le chasseur endormi et ses vaches... envolées.

Colin retourne chez son père
Et lui conte en tremblant l'affaire.
Celui-ci, saisissant un bâton de cormier,
Corrige son cher fils et ses folles idées.
Puis lui dit : « Chacun son métier,
Les vaches seront bien gardées »
.2

Voilà pourquoi je vous avais parlé de vaches; nos pères y avaient également fait allusion avant Florian :

Qui se mesle d'autruy mestier
Il trait sa vache en un panier.

Les Anglais emploient une figure analogue pour exprimer la même idée :

« S'entremettre pour affaire d'autrui, c'est traire sa vache en un tamis. »

Procédé peu pratique, en effet, pour récolter son lait; on ne doit être encombré de beurre ni de fromage.


1 Boileau, Art poétique, chant IV, vers 25 et s.
2 Florian, Le Vacher et le Garde-chasse, livre I, fable 12.

Émile Genest, Miettes du passé, Collection Hetzel, 1913. Voir la note du transcripteur.