Jobineries

Blogue de Gilles G. Jobin, Gatineau, Québec.

lundi 3 septembre 2012

Chemin faisant, page 256

L'intelligence n'a pas besoin d'ancêtres; elle a besoin de successeurs.

Le meilleur succès d'un livre de pensées c'est d'avoir fait du bien à son auteur.

Anne Barratin, Chemin faisant, Ed. Lemerre, Paris, 1894

Lire le premier billet consacré à cette série.


Ce billet met fin à ce recueil d'Anne Barratin. Cependant, les Barratineries se poursuivent par la publication d'une page par jour du livre de pensées intitulé «De toutes les paroisses» publié en 1913.

Miette 68 : C'est le pot de terre contre le pot de fer

La modestie

C'est le pot de terre contre le pot de fer.

Sommaire. - La Fontaine n'en a pas l'étrenne. - Garez-vous des grands. - Sur mer. - Un vase de porcelaine de Chine. - Voyage des deux pots. - La mort du pot de terre.

L'idée généralement reçue est que les aventures du pot de fer et du pot de terre sont dues à notre grand fabuliste La Fontaine. Comme beaucoup d'idées répandues, celle-là est erronée.

La comparaison, entre le pot de fer solide et robuste et le pot de terre délicat et fragile, figure déjà dans une fable d'Esope et dans les livres saints1 :

« Ditiori te ne socius fueris. Quid communicabit caccabus ad ollam ? Quando enim se colliserint confringetur. »

« Ne va pas de société avec plus riche que toi. Que peut-il y avoir de commun entre un pot de terre et un pot de fer? En effet s'ils se choquent, le pot de terre est brisé. »

On a toujours remarqué les inconvénients et les dangers d'aller de pair à compagnon avec plus fort ou plus puissant que soi.

La prudence conseille de rester dans son milieu ; avec ses égaux et ses pareils on trouve à qui parler; l'on risque gros à vouloir fréquenter ou imiter ceux qui sont dans une situation supérieure à la vôtre :

Les petits se perdent en voulant imiter les grands.2

« Il semble que la première règle des compagnies, des gens en place ou des puissants, est de donner à ceux qui dépendent d'eux, pour le besoin de leurs affaires, toutes les traverses qu'ils en peuvent craindre.

« S'il est périlleux de tremper dans une affaire suspecte, il l'est encore davantage de s'y trouver complice d'un grand : il s'en tire et vous laisse payer doublement pour lui et pour vous.3»

Si les hommes doivent être circonspects dans les relations qu'ils ont entre eux, ils ne doivent pas l'être moins dans les rapports qu'ils ont avec les éléments.

Les grands vaisseaux peuvent se hasarder en pleine mer, mais les petits doivent côtoyer le rivage.4»

Il en va tout à fait de même pour les questions d'art :

« Si d'aventure il vous arrive un émule dont la voix ait plus de mordant et de force que la vôtre, n'allez pas, dans un duo, jouer aux poumons avec lui, et soyez sûr qu'il ne faut pas lutter contre le pot de fer, même quand on est un vase de porcelaine de Chine.5»

Si La Fontaine n'a pas le mérite de la découverte, il a celui d'avoir exposé et résumé la pensée avec sa netteté et sa concision accoutumées dans la jolie fable qui en porte le nom et dont voici la conclusion et la morale6:

Mes gens (les deux pots) s'en vont à trois pieds
Clopin clopant comme ils peuvent,
L'un contre l'autre jetés
Au moindre hoquet qu'ils treuvent.
Le pot de terre en souffre ; il n'eut pas fait cent pas
Que par son compagnon il fut mis en éclats,
Sans qu'il eût lieu de se plaindre.
Ne nous associons qu'avec nos égaux ;
Ou bien il nous faudra craindre
Le destin d'un de ces pots.


1 Ecclésiaste, ch. XIII, v. 2 et 3.
2 Phèdre.
3 La Bruyère, Les Caractères, IX, Des Grands.
4 Franklin.
5 Berlioz.
6 Le Pot de terre et le Pot de fer, livre V, fable 2.

Émile Genest, Miettes du passé, Collection Hetzel, 1913. Voir la note du transcripteur.