À l'aube de l'an 2007, qu'en est-il de l'intégration des technologies de l'information et de la communication dans nos écoles québécoises ?

Tout dépend de ce qu'on entend par l'intégration des TIC. Si intégrer les TIC, c'est mettre du gras dans un texte électronique, faire une recherche sur le web ou faire de jolis acétates en PowerPoint pour illustrer cette recherche, alors on peut dire que cela va très bien.
Par contre, si on comprend l'intégration des TIC comme un processus complexe modifiant le rapport au savoir, alors on est loin du compte !

Que voulez-vous dire par rapport au savoir ?

Le mieux est de procéder par des exemples. Récemment, j'ai assisté un peu par hasard à un cours donné par un enseignant de musique au labo informatique. Les élèves avaient une feuille à remplir du genre : Années de naissance et de mort de Vivaldi, citez une oeuvre du compositeur, trouvez une anecdote, etc. La recherche se faisait sur le web, les réponses étaient données sur papier. La plupart des élèves (4e année) sont tombés sur Wikipédia, et après une vingtaine de minutes, le travail était fait. Est-ce de l'intégration des TIC? On pourrait être tenté de répondre oui. Et, ma foi, il est très heureux qu'un spécialiste du primaire ait amené ses élèves au labo. Mais si on fouille un peu plus, quelle différence y a-t-il entre cette activité, et cette même activité faite en bibliothèque dans un livre d'une encyclopédie qu'on y trouve ? Il n'y en a aucune. Si, par la suite, ces élèves sont amenés à mettre leur travail au propre et à utiliser un traitement de texte pour ce faire, il y a peu de différence entre le mettre au propre à la main ou à l'aide d'une dactylo. C'est là une utilisation ustensile de l'informatique.

Pourrait-il en être autrement ?

Bien sûr ! Au niveau de la recherche même, il faut amener les élèves à être toujours critiques face à leurs découvertes. Dans ce cas précis, aucun élève n'a pensé à comparer les différentes versions apportées par les différents auteurs de l'article. Ils recopiaient tout simplement l'information de cette page web. De plus, ils ne donnaient jamais la source de leur information. D'ailleurs, personne n'est allé sur une deuxième ressource pour comparer et vérifier les informations. Ils sont tous restés sur la même page, contents de pouvoir remplir le questionnaire. Comme ils devaient recopier le titre d'une oeuvre, aucun élève n'a eu l'idée de rechercher un fichier midi leur permettant d'en écouter des extraits (quelques ordis étaient pourtant équipés d'une carte de son). Les TIC donnent accès à une diversité de sources d'information et il ne suffit plus de trouver la bonne réponse à une question.
Bien intégrées, les TIC pourraient permettre de construire significativement le savoir. Pour poursuivre l'exemple, au niveau de la prise de notes, aucun élève n'avait accès à un wiki, un idéateur ou un outil semblable pour structurer, consigner et mettre en commun leurs données, des images ou du son. Si ces élèves avaient eu un blogue, certains d'entre eux auraient pu écrire un billet sur ce Vivaldi pour nous partager leur opinion, leur enthousiasme ou leur incompréhension de son oeuvre. Si ces élèves avaient eu un accès à un site web dynamique, via le système d'administration, ils auraient pu commencer la rédaction d'un article en vue d'une publication collective future.
Bien sûr, un ordinateur bien équipé fait plein de choses que d'autres machines faisaient auparavant. C'est une imprimerie et une maison d'édition. C'est une dactylo. C'est aussi un studio d'enregistrement, une chambre noire pour photos, une calculatrice, etc. Mais c'est aussi bien plus. C'est un amplificateur d'idées, un gestionnaire de données, des livres, une ludothèque, un système de téléphonie, un simulateur, un robot, des langages, etc.

Vous nous dites qu'en 2007, les élèves ont accès à tout cela ?

Voilà le grand malheur. Les enseignants ont de la misère à avoir des ordinateurs pour les classes. Ils en arrachent, car ils n'ont souvent pas accès à un site web personnel, n'ont pas d'applications web utiles installées pour eux et sont souvent confinés dans une standardisation de type portail. Puisque les ordinateurs sont confinés au laboratoire, les enseignants et leurs groupes n'y accèdent souvent qu'une ou deux périodes par semaine. Et puis, la formation est à peu près inexistante et, surtout, inefficace.

Le plan Marois n'était-il pas censé combler ces lacunes ?

Faisons un petit retour historique. Déjà en 1982, j'avais acheté pour ma classe 6 COCO (TRS color computer) avec des ROM LOGO. 2007-1982 = 25 ans. Je me rappelle avoir invité le conseiller pédagogique à venir voir comment cela se passait. Entré dans la classe, il s'est dirigé vers les fenêtres, m'a fait la remarque qu'il faisait très beau, et deux minutes après, a quitté le local. Il s'en foutait complètement. L'été suivant, j'ai revendu, à perte, mes ordinateurs. En 1985, c'était la grande erreur Comterm. Je ne sais combien de millions ont été engloutis dans cette histoire. En 1990, je suis allé voir mon directeur d'école (c'était le CP de 1982) lui exhortant de m'acheter un 286 pour ma classe. Je voulais mettre mes élèves sur Internet (via Freenet) pour les faire participer aux newsgroups en mathématiques entre autres. Refus complet. Pour lui, tout allait bien : les fenêtres étant toujours en place.
En 1996, le plan Marois. Au Québec, on sentait bien qu'il fallait faire un virage TIC dans nos écoles. Les écoles devaient écrire un projet justifiant une augmentation du ratio ordinateur/élève. J'avais mis plusieurs heures à écrire le plan pour mon école. Ce plan prévoyait entre autres l'ajout d'ordinateurs multimédias. Nous visions une transformation vers une école sans papier. À partir des plans des écoles, la CS devait présenter un plan consolidé au ministre. En réalité, les plans consolidés étaient bidon et le fait d'écrire un projet qui expliquait ce que nous voulions faire avec les ordinateurs était complètement inutile. La ministre voulait juste un meilleur ratio, peu importait l'usage que feraient les intervenants des ordinateurs. Notre école n'a rien eu... Je me souviens un message dans une liste de discussion de l'époque où un enseignant du secondaire lançait : « Wow, on a eu un nouveau labo informatique. Pourriez-vous me donner des idées de projets qu'on peut réaliser avec ? ». J'étais choqué : clairement, la ministre n'avait pas lu leur plan! Bien sûr, dans plusieurs cas, le plan Marois a permis, au secondaire, de monter des laboratoires informatiques pour des cours d'informatique. Mais des cours où on enseigne le Visual Basic sont très loin de l'idée d'une intégration des TIC. Le plan Marois, c'était juste une opération permettant d'augmenter le ratio ordinateur/élève. Comme les enseignants ne savaient pas ce que cela leur apportait de plus, pédagogiquement parlant, la plupart des machines sont restées inexploitées.

Le problème en est donc un de formation du personnel ?

Au début des années 90, le Ministère a mis en place les CEMIS (Centre d'enrichissement en micro-informatique scolaire). C'était une personne du primaire et du secondaire par région. Je répète par région! Une manière de se donner bonne conscience, mais comment cela peut-il être considéré comme un formateur efficace?
Au début 2000, les CEMIS ont fait place au RÉCIT (Réseau pour le développement des compétences par l'intégration des technologies) . C'était là certainement une amélioration, car d'une personne par région, on passait à une personne par CS. De plus, on a créé des RÉCIT nationaux associés aux domaines d'apprentissage. L'idée d'un animateur RÉCIT par CS est bonne, je crois. Cependant, le responsable du RÉCIT local ne fait souvent pas ce travail à plein temps.
Par ailleurs, on doit se poser de sérieuses questions sur l'efficacité et la pertinence des contenus des formations en TIC. Par exemple, est-il utile de former des enseignants qui n'ont pas leur ordinateur pour s'exercer ? Quelles distinctions y a-t-il entre l'apprentissage d'un logiciel et son utilisation dans un cadre pédagogique ? Doit-on former à Word ou à l'utilisation adéquate d'un traitement de texte ? Comment intégrer la compétence transversale TIC aux matières ?

Comment répondez-vous à toutes ces questions ?

Il n'y a pas de mystère.
D'abord, il faut absolument que tous les enseignants de la province aient leur propre machine. On ne peut apprendre si on ne possède pas son outil. L'apprentissage exige généralement une grande période d'essai-erreur. Or si un prof ne peut gaffer sur son ordinateur, il ne pourra apprendre à résoudre des problèmes TIC.
Parmi ces enseignants, plusieurs ne sauront absolument pas comment utiliser efficacement leur ordinateur. Entre alors la formation de base qui pourrait être donnée soit en groupe soit individuellement, par les pairs ou par l'animateur RÉCIT.
D'autres, qui ont déjà des bases, (Traitement de texte, courriel, web) devront apprendre à aller un peu plus loin (wiki, site web dynamique, logiciels spécialisés, graphismes, élaboration de bases de données, etc.) en développant des projets personnels (ou des projets de classe) leur permettant d'apprendre tout en s'amusant. L'animateur RÉCIT est bien placé pour accompagner ce genre d'individu. Ces enseignants sont dans la catégorie débutants.
Puis il y a les avancés. Ce sont des enseignants qui ont sans doute un ordinateur personnel depuis plusieurs années, ont beaucoup appris en mode autodidacte, ont parfois monté des projets TIC, et, souvent, ont été découragés par le peu de moyens techniques, les Deep Freeze, les proxies, et les limites des ordinateurs de misère dans nos écoles. Actuellement menacée, il faut préserver la survie cette race, car ils seront des modèles pour les débutants de leur école. On doit TOUT leur donner. Mais, surtout, on doit leur donner du temps pour qu'ils puissent développer une pensée orientée TIC dans leur environnement de travail. Ce sont des gens que l'animateur RÉCIT de la CS doit visiter régulièrement en les appuyant dans tous leurs projets et en leur ouvrant de nouvelles perspectives.

Mais tout cela coûte des sous...

Bien sûr. Mais je ne vois aucun moyen de faire autrement. Les TIC, c'est coûteux. Ou bien on y croit, et on investit. Ou bien on fait semblant d'y croire, et on fait comme maintenant. Si on juge qu'on n'a pas les moyens de payer un portable par enseignant et de les former, alors il faudrait penser à supprimer la compétence TIC de notre programme.

Mais après tout, est-ce si important l'intégration des TIC ?

Dans mon esprit, l'apprentissage des TIC est un incontournable, que cela se fasse à l'école ou ailleurs. La question est surtout de savoir si cela devrait se faire.... à l'école. On pourrait par exemple laisser la chose aux parents, ou à d'éventuels organismes extérieurs. Pour ma part, je réponds que l'école a un rôle crucial à jouer ici.

En quoi consiste ce rôle ?

Il est multiple et je crois sincèrement que seule l'école peut le remplir.
Parlons d'abord de l'importance du rôle éthique. Plusieurs questions d'ordre moral doivent être éclairées par l'école : peut-on dire n'importe quoi dans une salle de clavardage ? Les notions de spam, de virus, de publicités non sollicitées, etc. sont à la base de problèmes touchant la morale. Les choix technologiques sont-ils neutres ? Comment développer une conscience-vigilance nous permettant de faire des choix éclairés ? Quelle position prendre dans le très actuel débat logiciel propriétaire vs logiciel libre ? Que dire des moteurs de recherches "qui trouvent tout" genre Google ? Comment savoir qui dit vrai ? Comment porter un jugement sur les encyclopédies en ligne, la pornographie web, les folksonomies ?
Pensons aussi à l'aspect culture informatique. Quand peut-on joindre un fichier? Comment les types de fichiers influencent-ils nos interventions ? Le sens qu'il faut donner à une liste de diffusion. Comment réagir sur une liste de discussions, etc. Et puis, il a des connaissances pures à acquérir. Par exemple, le redimensionnement des images pour le web, l'écriture Web, la structuration des idées à l'aide d'un traitement de texte, le bon logiciel à utiliser pour un travail particulier, l'utilisation de l'ordinateur pour amplifier nos idées, etc.

Compte tenu des difficultés que vous citez (équipements insuffisants, formation inadéquate), comment vous y prendriez-vous en 2007 pour tendre vers une optimisation du rôle de l'école à l'égard de l'intégration des TIC ?

Le Ministère a annoncé des investissements dans les TIC scolaires. La mesure prévoit 29 $ par élève. Une école de 300 élèves recevra donc environ 9000 $ soit l'équivalent de 7 ou 8 ordinateurs neufs. On pourrait bien sûr acheter une clé USB aux élèves... Si on croit qu'on va faire des avancés avec ça, on nage en pleine pensée magique. Il faut donc utiliser une stratégie efficace pour tendre vers le but.
Donc, si j'étais directeur au primaire, je demanderais à un prof de diriger une classe sans papier. Pour environ 5000 $, il serait possible d'équiper une classe de portables P3-1000. J'inclus un ou deux routeurs, et des fils. En récupérant un vieil ordi de l'école, il pourrait servir de serveur de fichiers pour que les élèves puissent y déposer leurs travaux. Ce n'est pas le Pérou, mais au moins tous les élèves de la classe auraient un ordinateur qui a de l'allure. L'idée est aussi de rendre l'enseignant vivant un tel projet complètement autonome. Évidemment, il ne faut pas réseauter ces ordinateurs (ce qui rendrait l'enseignant dépendant des services informatiques de sa CS). Seul un lien internet stable suffit.
Avec les 4000 $ restants, j'achète aussi des P3-1000 que je partage dans deux autres classes qui ont des enseignants prêts à essayer. Dans ces classes, les ordinateurs ne seraient pas toujours ouverts, mais ils le seraient souvent. Je demanderais ensuite aux services pédagogiques de la CS de former sur place les enseignants. L'animateur RÉCIT pour les aspects pédagogiques novateurs, les autres CP pour agir comme modèle auprès des enseignants intégrant les TIC.
Évidemment, il faut prévoir un réinvestissement du même montant à chaque année.

Que prévoyez-vous pour 2007 ?

Rien du tout ! Si la tendance se maintient, 2007 sera aussi décevante que les cinq ou six dernières années. Pour y changer quelque chose, cela prendrait une volonté, un leadership et une vision. Mais comme l'intégration des TIC n'est pas un sujet très à la mode, on ne lui accorde pas l'importance ni les ressources pour la bien mener.