Jobineries

Blogue de Gilles G. Jobin, Gatineau, Québec.

mardi 21 février 2012

Miette 17 : Cela rime comme hallebarde et miséricorde

L'ouie

Cela rime comme hallebarde et miséricorde.

Sommaire. — Un principe. — Difficulté d'application. — Boutiquier plein d'affection. — Idée générale. — Une leçon de versification. — La mise en pratique.

La rime est une esclave et ne doit qu'obéir.1

Comme principe, c'est entendu ; quand on passe à l'application, la difficulté commence. On trouve généralement la première rime, comme disait cet autre ; la seconde est plus revêche. Il y a bien des règles, encore faut-il les connaître ; une fois connues, les comprendre ; une fois comprises, les appliquer.

S'il ne sent pas du ciel l'influence secrète2,

l'apprenti poète fera bien de s'adresser à un professeur, compétent d'abord, clair et précis ensuite, afin d'éviter de juxtaposer des rimes comme bûche et poche, corne et lanterne, hallebarde et miséricorde, qui réalisent toutes les conditions, sauf celle de rimer entre elles.

Les deux dernières, hallebarde et miséricorde, ont conservé le pas sur les autres, bien que tout aussi pauvres et aussi ridicules.

L'honneur qu'elles ont de figurer en proverbe a pour origine l'aventure, survenue, en l'an de grâce 1727, à un petit boutiquier possédant plus de coeur que de relations avec Calliope.

Un nommé Mardoche, suisse de l'église Saint-Eustache, était son ami intime. Ce suisse vint à mourir (nous sommes tous mortels). Le boutiquier désolé ne savait comment témoigner au défunt ses regrets d'une façon durable. Une idée géniale lui traversa le cerveau : « Si je lui faisais une épitaphe, et une épitaphe en vers ! »

L'instruction obligatoire n'existant pas encore, notre homme n'était pas très ferré sur le style, encore moins sur la versification. Courir chez le maître d'école du quartier et lui communiquer son projet et son embarras fut l'affaire d'un instant.

Le magister, pas très fort lui-même, lui donne quelques conseils et l'engage à soigner la rime qui, pour être riche, lui dit-il, exige que les trois dernières lettres du second vers soient les mêmes que les trois dernières du précédent.

Notre homme rentre aussitôt chez lui, se met à l'oeuvre et finit, non sans peine, par faire éclore le quatrain suivant :

Ci-gît mon ami Mardoche,
Qui fut suisse à Saint-Eustache,
Il a porté trente-deux ans la hallebarde,
Dieu lui fasse miséricorde !

Combien de meilleurs vers n'ont pas obtenu, comme ceux-ci, l'insigne faveur de passer à la postérité !


1 Art poétique, chant I, vers 50.
2 Art poétique, chant I, vers 5.


Émile Genest, Miettes du passé, Collection Hetzel, 1913. Voir la note du transcripteur.

samedi 18 février 2012

Miette 16 : Qui n'entend qu'une cloche n'entend qu'un son

L'ouie

Qui n'entend qu'une cloche n'entend qu'un son.

Sommaire. — Toujours la même note. — Écoutez celui qui ne parle pas. — Bien jugé, mais injustice. — Que chacun prenne la parole. — Imposez le silence.

Vous faites résonner une cloche, soit en la frappant avec un morceau de bois ou de fer, soit en agitant son battant à l'aide d'une corde, c'est toujours le même son qu'elle vous répond, toujours la même « note », comme on dit en musique. Un son, un seul son frappe vos oreilles.

Quand un différend ou une discussion survient entre deux personnes, si vous n'écoutez que l'une d'elles, vous n'êtes pas éclairé sur leur situation respective. Vous n'avez entendu qu'un son de cloche, et d'aucuns prétendent :

Qui n'entend qu'une cloche n'entend rien.

Sénèque a dit :

Qui slatuit aliquid parle, inaudita altera
AEquum licet statuerit, haud aequus fuit.

« Sans écouter parti, qui juge par office,
Malgré qu'il juge bien, il fait une injustice. »

Plus sévère encore et rigoureux se montre le grand Corneille :

Quiconque, sans l'ouïr, condamne un criminel,
Son crime eût-il cent fois mérité le supplice,
D'un juste châtiment, il fait une injustice.

Pour être bien renseigné, bien documenté, et vous permettre une opinion sérieuse et raisonnée, prenez le soin d'écouter les diverses personnes au courant de l'affaire en cause et ne vous contentez pas d'un seul son de cloche.

Imbu de cette vérité, un juge, dont l'audience s'écoulait dans un brouhaha indescriptible, et qui depuis le début n'avait perçu que ce son unique et cacophonique, s'écria tout à coup : « Huissier, imposez silence ! il est étrange qu'on fasse tant de bruit, nous avons jugé je ne sais combien de causes sans les entendre. »


Émile Genest, Miettes du passé, Collection Hetzel, 1913. Voir la note du transcripteur.

mercredi 15 février 2012

Miette 15 : Sa langue va comme un cliquet de moulin

L'OUIE

Sa langue va comme un cliquet de moulin

Sommaire. — Petite définition. — Simple rapprochement. — Énigme. — Accord arabe et anglais. — Appréciations multiples. — La femme mise en cause. — Épitaphes. — Pour parler, taisez-vous.

Le cliquet est un petit levier qui empêche une roue crénelée de tourner dans un sens contraire à celui de son mouvement propre ; quand la rotation se fait normalement, le cliquet, alternativement levé et tombé sur chaque cran, rend un petit son sec d'autant plus fréquent que la roue tourne plus vite.

Les roues de moulin à eau ou à vent possèdent une allure particulièrement rapide.

Dans la bouche de certaines personnes, la langue remplit l'office d'un véritable cliquet, bondissant et rebondissant sans cesse et avec volubilité. Si elle sert, à parler, elle a servi aussi à beaucoup faire parler d'elle; que n'a-t-on pas dit, surtout médit et écrit sur son compte !

Ésope avait tenté d'établir une juste balance entre les biens et les maux dont la langue est la cause ou le prétexte, en expliquant qu'elle apparaît, tour à tour, la meilleure et la pire des choses. Il n'a pas été suivi par la postérité, qui tend plutôt à la charger de tous les péchés d'Israël.

Avant de dire de la langue ce que nous avons à en dire, permettez-nous de vous donner, sous forme d'énigme, une définition qui nous a paru agréablement tournée :

Je condamne, j'absous, je loue, je blasphème,
À parler bien ou mal mon penchant est extrême.
Je suis dans l'univers de grande utilité
Et fais tout l'ornement de la société.
Sans te mettre, lecteur, l'esprit à la torture,
À mes fruits, reconnais mes talents et mon nom ;
Quoique je sois sans dents, je fais mainte morsure,
Chaque instant je te sers et ne crains point l'usure ;
Naître, vivre et mourir dans certaine prison,
Est le sort qui me fut prescrit par la nature.
Sans douleur je ne puis quitter mon domicile,
Bien que tel soit l'usage en Turquie, à Maroc ;
M'ôter de mon logis, c'est me rendre inutile ;
Mais nul ne peut, ami, m'ôter de Languedoc.1

Maintenant que la voilà définie et portraiturée, nous allons pouvoir parler de la langue en connaissance de cause, raconter ce qu'on en pense et donner libre carrière aux appréciations. Elles sont multiples.

Chacun la traite suivant son humeur, mais rarement lui adresse un compliment.

Quand, par hasard, on se risque à lui reconnaître quelques qualités, on prend un air honteux pour s'en excuser aussitôt en lui préférant le silence.

N'a-t-on pas le proverbe arabe :

La parole est d'argent, mais le silence est d'or,

adopté par les Anglais :

" Speak is silver, but silence is gold " ?

Et le précepte de Confucius :

Parler, c'est semer,
Écouter, c'est recueillir?

Vous sentez immédiatement la restriction.

On lit dans le Coran : « Le talent le plus rare comme le plus utile est de savoir écouter. »

D'après une maxime orientale : « Personne ne fait plus paraître sa bêtise que celui qui commence de parler avant que celui qui parle ait achevé. »

Suivant une autre : « Les hommes ont sur les bêtes l'avantage de la parole; mais les bêtes sont préférables aux hommes si les paroles ne sont de bon sens. »

Les gens pratiques pensent qu'on ne peut bavarder et travailler tout ensemble :

« Ce n'est pas la quantité de paroles qui remplit le boisseau.2 »

Ni mon grenier ni mon armoire
Ne se remplit à babiller.3

« En tout travail il y a quelque profit; mais le babil des lèvres ne procure que disette.4 »

Les philosophes déplorent la langue et les bavards :

Moins on pense, plus on parle.5

« Il est étonnant qu'on ait donné tant de règles aux hommes pour leur apprendre à parler et qu'on ne leur en ait donné aucune pour enseigner à se taire.6 »

Avec les moralistes, c'est le dédain et le mépris qu'elle obtient en partage :

« Il est des vices dangereux; il en est de déplaisants, il en est de ridicules; le babil réunit tous ces inconvénients ; en disant des choses ordinaires, le babillard est ridicule; en disant des méchancetés, il est odieux.7 »

« Une des choses qui fait que l'on trouve si peu de gens qui paraissent raisonnables et agréables dans la conversation, c'est qu'il n'y a presque personne qui ne pense plutôt à ce qu'il veut dire, qu'à répondre précisément à ce qu'on lui dit.8 »

« L'on se repent rarement de parler peu, très souvent de trop parler, maxime usée et triviale que tout le monde sait et que tout le monde ne pratique pas.9 »

« Celui qui ne sait pas se taire, sait rarement bien parler.10 »

Les humoristes le prennent du côté léger et badin, mais ne l'en estiment pas davantage.

L'un d'eux signale que la nature nous a donné deux oreilles et une bouche seulement pour nous apprendre qu'il faut plus écouter que parler.

En général, ils s'attaquent de préférence à la femme dans leur douce ironie :

Qu'une femme parle sans langue
Et fasse même une harangue,
Je le crois bien.
Qu'ayant une langue, au contraire,
Une femme puisse se taire,
Je n'en crois rien.

D'un autre :

Il se peut que sans langue une femme caquette,
Mais non qu'en ayant une elle reste muette.

Au besoin, ils vont jusqu'à faire prononcer par la femme elle-même sa propre condamnation :

C'est conscience à vous que de vouloir forcer,
Pendant deux ans entiers, des femmes à se taire.
Pour moi, j'aimerais mieux vivre en un monastère,
Jeûner, prier, veiller, et parler tout mon soûl.11

Quant aux fantaisistes, ils n'ont de préférence pour aucun sexe, et distribuent des épitaphes aussi bien à l'homme qu'à la femme :

Ci-gît la vieille Radegonde
Qui fut jolie assez longtemps.
Cette maman petite et ronde
Fit beaucoup de bruit dans le monde :
Elle y parla quatre-vingts ans.12

Voilà pour « ma voisine » ; quant à « mon voisin », il ne perdra rien pour attendre, et voici son cadeau :

Ci-gît un babillard qui la nuit et le jour
Faisait un moulinet de sa langue archifolle ;
La mort voulut enfin lui parler à son tour
Et put seule un matin lui couper la parole.

Mais je m'en aperçois bien tard, je me suis laissé entraîner à bavarder peut-être plus que de raison, et ma plume a marché « comme un cliquet de moulin ». N'aurais-je pas mieux fait de profiter de tous ces bons conseils en observant celui-ci qui les résume tous :

Et si tu veux parler, commence par te taire!


1 Le Mercure de France, du 6 mai 1786.
2 Franklin.
3 La Fontaine, La Mouche et la Fourmi, livre IV, fable 5
4 Salomon, Livre des Proverbes, chapitre XIV.
5 Condillac.
6 Montesquieu.
7 Plutarque.
8 La Rochefoucauld.
9 La Bruyère, Les Caractères, chapitre XI, De l'homme.
10 Pierre Charron.
11 Le Philosophe marié, acte 1, scène iv, comédie de Destouches.
12 L'abbé de La Reynie, 1786.


Émile Genest, Miettes du passé, Collection Hetzel, 1913. Voir la note du transcripteur.

jeudi 9 février 2012

Miette 14 : Qui a bu boira

Le goût

Qui a bu boira

Sommaire. — Noé dans la vigne. — Redoutez le vin. — Le « lait des vieillards ». — La première chanson à boire. — Racan chante le jus du raisin. — Comment il faut boire. — Guérissez ma fièvre, je guérirai ma soif.

Depuis Noé, qui planta la vigne et sut en extraire le jus du raisin, le vin eut ses détracteurs. N'en connaissant pas encore les pernicieux effets, le vénérable patriarche dut à son inexpérience de tomber dans un état voisin de l'ébriété, ce qui eut comme conséquence d'égayer à ses dépens de nombreuses et successives générations.

L'apparition de cette suave liqueur se signala par un début plutôt malheureux, qui la mit en méfiance dans l'esprit des moralistes.

« Tous les péchés, dit l'un, sont entrés dans le monde par l'intempérance ; c'est l'abstinence qui y ramène toutes les vertus ». Sa conclusion logique proscrit le vin.

L'Écclésiaste redoute son influence : « N'excitez pas à boire celui qui aime le vin, car le vin en a perdu plusieurs. »

« Les effets de l'ivresse sont souvent funestes, ajoute Buchanan ; il n'est pas de poison qui tue plus certainement que les liqueurs fortes. » Voilà le premier jalon posé pour la lutte contre l'alcoolisme.

Ces recommandations ne sont pas à dédaigner, à la condition de viser seulement ceux que leur gourmandise et leur irréflexion entraîneraient jusqu'à l'abus. Quant aux gens raisonnables, qui ne boivent qu'à bon escient et modérément, loin de leur interdire le vin, il faut leur recommander cette précieuse boisson qui fortifie les jeunes et a mérité de s'appeler « le lait des vieillards ».

Notre bon vin de France, si pur, si franc, si doux, si savoureux, quelles que soient les régions qui le produisent, mérite de la part de tous un accueil empressé et reconnaissant. C'est celui qu'il a reçu auprès des chansonniers et des poètes. Innombrables sont ceux qu'il a inspirés et qui se sont complu à célébrer ses louanges et à le glorifier.

Voici une chanson passant pour une des premières « chansons à boire » faites en France :

Que j'aime en tout temps la taverne !
Que librement je m'y gouverne !
Elle n'a rien d'égal à soi ;
J'y vois tout ce que je demande :
Et les torchons y sont pour moi
De fine toile de Hollande.

Le vin me rit, je le caresse ;
C'est lui qui bannit ma tristesse
Et réveille tous mes esprits ;
Nous nous aimons de même sorte :
Je le prends, après j'en suis pris,
Je le porte et puis il m'emporte.

Motin en est l'auteur ; Motin pour qui Boileau se montre sévère en écrivant :

J'aime mieux Bergerac et sa burlesque audace
Que ces vers où Motin se morfond et nous glace.1

En s'exprimant ainsi, le grand satirique ne devait pas viser notre chanson où ne manque pas une certaine verve et qui a le mérite d'avoir inauguré le genre. Il eût dans tous les cas applaudi celle que Racan composait pour son ami Maynard, toujours sur le vin :

C'est lui qui fait que les années
Nous durent moins que les journées ;
C'est lui qui nous fait rajeunir,
Et qui bannit de nos pensées
Les regrets des choses passées
Et la crainte de l'avenir.

Le chantre des « Bergeries »2 savait à l'occasion l'aire vibrer les cordes de sa lyre en l'honneur de Bacchus.

Un gastronome3 indique la manière de boire — c'est un talent et une science — pour en retirer tout le profit et le plaisir souhaités. Nous sommes au dessert :

Buvez, il en est temps, mais à dose légère,
Et ne remplissez pas constamment votre verre.
Mettez un intervalle égal et mesuré
Entre tous vos plaisirs ; arrivez par degré
À l'état d'abandon, de joie et de délire,
À l'oubli de tous maux que le vin doit produire.4

Un autre, franc luron, exprime naïvement sa joie de vider son verre et chante à plein gosier et à ventre déboutonné l'immense satisfaction qu'il en éprouve :

Vive le vin !
Vive ce jus divin !
Je veux jusqu'à la fin
Qu'il égaie ma vie !
Un homme est toujours franc,
Loyal et bon vivant
S'il boit sec et souvent !

Impossible après ces éloges dithyrambiques de nier l'attrait du vin sur le palais et le cerveau des mortels.

Celui qui en a goûté n'a qu'une envie, c'est d'en goûter encore. Qui a bu boira !

L'important est de ne pas se laisser entraîner, de ne pas tomber dans l'excès. Autrement on se dégrade, on se ravale à l'état de brute et l'on demeure incorrigible, pour mourir dans l'impénitence finale.

Certain ivrogne, après maint long repas,
Tomba malade. Un docteur galénique
Fut appelé. « Je trouve ici deux cas,
Fièvre ardente, et soif plus que cynique ;
Or Hippocras tient pour méthode unique
Qu'il faut guérir la soif premièrement. »
Lors le fiévreux lui dit : « Maître Clément,
Ce premier point n'est le plus nécessaire :
Guérissez-moi ma fièvre seulement
Et pour ma soif, ce sera mon affaire. »5


1 Art poétique, chant IV, vers 39 et 4O.
2 Recueil d'Idylles.
3 Joseph Berchoux.
4 La Gastronomie, poème, chant IV.
5 J.-B. Rousseau, épigramme V.

samedi 4 février 2012

Miette 13 : La faim chasse le loup du bois

Le goût

La faim chasse le loup du bois

Sommaire. — Bon pied, bon oeil, bonnes dents. — Pas de grand jour, l'ombre épaisse. — Hiver et ventre creux.

Le loup a la vue perçante, l'ouïe d'une finesse extrême, l'odorat très développé ; à des sens aussi parfaits il joint un remarquable esprit de calcul et de prudence ; de plus, infatigable, il lasse tous les chiens lancés à sa poursuite.

Doué par la nature de façon si généreuse, le loup n'a pas de peine à trouver sa nourriture dans les forêts et dans les bois ; mais sa bravoure n'est pas renommée ; loin de là ; il ne se risque pas à attaquer plus fort que lui ; l'homme lui fait peur ; le grand jour, le plein air ne le rassurent pas ; il ne se hasarde pas en plaine et préfère l'ombre des fourrés.

Mais voici l'hiver ; les arbres sont dégarnis, les feuilles jonchent le sol, la neige tombée en abondance les recouvre, le froid est vif, la terre glacée ; lapins et lièvres, gibiers de saveur succulente, s'enfouissent dans leurs terriers ; le loup erre à l'aventure, tirant la langue, léchant ses crocs, l'oeil chercheur et le ventre efflanqué. Il surmonte alors sa poltronnerie et se hasarde « hors du bois ».

« La faim enchace (chasse) le loup du bois », dit un proverbe du XIIIe siècle, « quaerens quem devoret », cherchant quelqu'un à dévorer ; c'est parfois un bon coup de fusil qu'il rencontre et qui met fin à son appétit.

Combien de gens contraints, par le besoin ou par la nécessité, de faire des choses qui leur répugnaient ou qu'ils redoutaient ! Comme le loup ils sont obligés de « sortir du bois ».

Le poète François Villon a fait le rapprochement de l'homme et de l'animal soumis au même triste sort :

Nécessité fait gens mesprendre
Et fait saillir le loup du bois.

mercredi 1 février 2012

Miette 12 : Être comme un coq en pâte

Le goût

Être comme un coq en pâte

Sommaire. — Le sultan de la basse-cour. — Volatile gavé. — On ne voit que la tête. — Heureux mari.
Et vous tous, heureux maris !

Si l'on parle du coq ou si l'on y pense, on se représente l'animal fier comme un sultan, se dressant orgueilleusement sur ses ergots au milieu de la basse-cour, entouré de ses nombreuses poules auxquelles il ne permet pas de « chanter » en sa présence.

Le feu semble jaillir de son aigrette altière,
Sa plume sur son cou s'épaissit en crinière,
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Sa queue, en arc mouvant, sur son dos qu'elle embrasse,
S'élève avec fierté, se recourbe avec grâce ;
Et son plumage entier, qu'il lisse et qu'il polit,
Des rayons du soleil se peint et s'embellit.1

Tel est le portrait sous lequel on voit le plus généralement ce « Chantecler »2, trônant, paradant, et lançant au ciel son éclatant cocorico.

Sous un aspect tout différent apparaît le coq en pâte.

Il y a deux sortes de coqs en pâte : celui que l'on nourrit copieusement, que l'on bourre, que l'on gave de succulente pâtée, heureux de festiner en attendant qu'il devienne « festin » à son tour.

L'autre est réellement dans la pâte ; on voit seule sa tête de faisan ou de perdrix émerger d'un pâté qui le cache entièrement et dans lequel il semble se pelotonner délicieusement.

Celui-là paraît jouir du bonheur parfait.

On lui compare l'homme allongé dans un lit bien chaud, sous de bonnes couvertures, la tête enfouie dans un oreiller moelleux qui ne laisse apercevoir que le bout de son nez. Son aspect de béatitude ne rappelle-t-il pas à s'y méprendre celui du coq en pâte ! Et vous tous, heureux maris, qui possédez femmes bonnes, douces, aimables et aimantes, qui vous préparent vos pantoufles l'hiver, de rafraîchissantes boissons l'été, qui vous bichonnent, qui vous dorlotent, qui vous cajolent, n'êtes-vous pas de véritables coqs en pâte ?


1 J.-B. Lalanne, Les Oiseaux de la ferme.
2 Chantecler, comédie en 5 actes, d'Edmond Rostand.

dimanche 29 janvier 2012

Miette 11 : Ventre affamé n'a pas d'oreilles

Le goût

Ventre affamé n'a pas d'oreilles

Sommaire. — Influence du physique sur le moral. —Tête. perdue. — Regrets et remords. — Oreille distraite. — Cri de l'estomac. — Ventre sans oreilles. — La pitance avant tout! — Les « ventre affamé ».

L'état physique a la plus grande influence sur le moral. Un homme bien portant sera plus facilement gai et affable qu'un valétudinaire. Celui qui souffre du foie ou de l'estomac se montre aisément grincheux et désagréable.

Quand on est sous le coup d'une émotion violente, on perd la tête, on n'est plus maître de soi. De tristes exemples l'ont prouvé lors de l'incendie de l'Opéra-Comique en 1887 et plus récemment à celui du Bazar de la Charité, rue Jean-Goujon.1 Des hommes, qui de sang-froid auraient fait preuve de hardiesse et de courage, ont, dans ces circonstances, été tellement affolés à la vue des flammes que brutalement, bestialement, ils bousculèrent tout sur leur passage, n'ayant d'autre souci que d'échapper au sinistre, d'autre préoccupation que la fuite. La peur paralysait en eux tout autre sentiment; et combien ont dû le lendemain en subir les plus cuisants regrets, les plus pénibles remords !

En temps normal, ne cherchez pas à retenir l'attention d'une personne qui n'a pas dîné ; elle vous écoutera d'une oreille distraite ; si l'heure s'avance davantage et que son estomac « crie la faim », la voilà transformée en « ventre affamé » et elle n'a plus d'oreilles du tout, même si vous cherchez à la retenir parle bouton de sa redingote.

Caton avait remarqué ce phénomène gastronomique lorsqu'il haranguait le peuple romain par un temps de disette : « Arduum est, Quirites, ad ventrem auribus carentem verba facere : Il est dur, citoyens, disait-il, de faire un discours à un ventre qui na pas d'oreilles. »

On ne l'ignore pas non plus dans les assemblées délibérantes ; quand l'heure du repas a sonné, les orateurs ont beau s'évertuer à la tribune, ils n'arrivent plus à captiver l'attention. Le ventre crie, le ventre a faim, il n'a pas d'oreilles ; tant pis pour le pays, tant pis pour la patrie ; allons manger ; la pitance avant tout !

À un moment l'esprit boulevardier s'est souvenu de ce proverbe qu'il a accommodé à sa façon primesautière.

Les femmes se coiffaient alors en bandeaux cachant complètement les oreilles pour venir former en arrière le chignon.

Ces élégantes furent désignées du sobriquet de « ventre affamé ». Cette appellation leur déplut-elle ? Toujours est-il que la nouvelle mode n'eut pas de succès ; la coiffure disparut et le nom avec elle. C'est dommage, car c'était bien drôle.


1 [GGJ] Compte rendu du drame sur Wikipédia.


Émile Genest, Miettes du passé, Collection Hetzel, 1913. Voir la note du transcripteur.

vendredi 27 janvier 2012

Miette 10 : L'appétit vient en mangeant

Le goût

L'appétit vient en mangeant

Sommaire. — La cloche sonne. — Le rat du poète Horace. — Conscience pure, estomac plein. — L'ivresse ou l'indigestion vous guette. — Théorie du domestique. — Béatitude du maître.

« Le Créateur, en obligeant l'homme à manger pour vivre, l'y invite par l'appétit, et l'en récompense par le plaisir. »1 a

La cloche du dîner vient de sonner; vous vous dirigez à pas lents et comme attristés vers la salle à manger. Vous n'avez pas faim ! Vous vous mettez tout de même à table.

Vous goûtez au premier mets, dente superbo, « d'une dent dédaigneuse », comme le rat d'Horace; cela vous semble assez bon, vous y prenez goût ; de même au second service et ainsi de suite jusqu'à la fin du repas que vous quittez d'un pas allègre et d'un air réjoui, satisfait du devoir accompli, la conscience pure et l'estomac plein.

C'est en mangeant que peu à peu l'appétit vous est venu.

De même dans le courant de l'existence, quand on trouve du plaisir à une chose, on est enclin à vouloir l'accentuer et en jouir le plus possible.

Quo plus sunt potae, plus sitiunlur aquae.2 b

« Plus on a bu, plus on a soif. » Plus on a du bien, plus on veut en avoir. Ce n'est pas toujours raisonnable, car on atteint aisément l'exagération qui mène à l'ivresse ou à l'indigestion.

Pour l'accroissement de sa fortune on se donne aussi beaucoup de mal, on passe beaucoup de nuits sans sommeil ; la tranquillité et le bonheur ne sont pas fatalement au bout.

C'était la théorie d'un domestique observateur qui l'exposait d'une façon assez réjouissante quoique paradoxale : « Les maîtres sont les parias de la société, c'est nous qui sommes les privilégiés. Voyez plutôt : un maître se tue au travail; quelle est son ambition ? De nourrir un domestique ! Il se remet au travail pour nourrir un second domestique. Quand un maître peut arriver à nourrir six domestiques, il est au comble de ses voeux ! »


1 Brillat-Savarin, Physiologie du goût.
a [GGJ] Jean Anthelme Brillat-Savarin, né le 2 avril 1755 à Belley et mort le 1er février 1826 à Paris, fut un illustre gastronome français. - Wikipédia
2 Ovide.
b [GGJ] Tiré de Les Fastes, I, 216.


Émile Genest, Miettes du passé, Collection Hetzel, 1913. Voir la note du transcripteur.

mardi 24 janvier 2012

Miette 9 : La faim assaisonne tous les mets

Le goût

La faim assaisonne tous les mets

Sommaire. — Condition essentielle. — Utiles préceptes. Application recommandée. — Denys le Tyran reçoit une leçon. — Sûr d'un régal. — Pour manger un canard, il faut être deux. — Le suisse du maréchal de Villars.

Un a beau vous servir les mets les plus succulents préparés avec les raffinements les plus perfectionnés, si vous n'avez pas faim, vous ne les apprécierez pas; vous y toucherez à peine.

Si, au contraire, vous avez bon appétit, les plats les plus simples, les mets les plus modestes vous sembleront délicieux.

La première condition à remplir avant de se mettre à table est donc de s'y présenter avec la faim.

Désireux

Que je puisse toujours après avoir dîné
Bénir le cuisinier que le ciel m'a donné.1

je m'applique à gagner cet appétit indispensable pour savourer les bonnes choses que l'art culinaire confectionne si habilement, à la plus grande joie des gourmets et des gourmands. Afin d'y arriver, je me suis pénétré de certains préceptes, dont je vous recommande l'application ; vous vous en trouverez bien. Aussi je vous les transcris tout au long, sans en omettre le moindre détail gastronomique.

D'un utile appétit, munissez-vous d'avance ;
Sans lui vous gémirez au sein de l'abondance.
Il est un moyen sûr d'acquérir ce trésor...
L'exercice, Messieurs, et l'exercice encor.
Allez tous les matins sur les pas de Diane,
Armés d'un long fusil ou d'une sarbacane,
Épier le canard au bord de vos marais ;
Allez lancer la biche au milieu des forêts ;
Poursuivez le chevreuil s'élançant dans la plaine ;
Suivez vos chiens ardents que leur courage entraîne.
Que si vous n'avez pas les talents du chasseur,
Allez faire visite à l'humble laboureur ;
Voyez sur son palier la famille agricole,
Que votre abord enchante et votre voix console ;
Ensuite, parcourant vos terres, vos guérets,
Du froment qui végète admirez les progrès ;
Maniez la charrue et dirigez ses ailes;
Essayez de tracer des sillons parallèles;
Partagez sans rougir de champêtres travaux,
Et ne dédaignez pas on la bêche ou la faux ;
Facilitez le cours d'une onde bienfaitrice
Dans vos prés desséchés par les feux du solstice ;
Montez sur le coursier, impétueux, ardent,
À la croupe docile, au naseau frémissant :
Dans les champs que le soc a marqué de sa trace,
Domptez ses mouvements, réprimez son audace....
Vous obtiendrez alors cet heureux appétit,
Et reviendrez à table en recueillir le fruit.2

Pour avoir méconnu cette saine doctrine et s'être laissé entraîné à un élan de curiosité gastronomique, Denys le Tyran s'exposa à recevoir une leçon d'hygiène qui dut coûter cher à son amour-propre.

On sait que, pour les Lacédémoniens, le plus exquis de tous les mets était ce qu'ils appelaient la sauce noire, plus connue sous le nom de « brouet ». Mais j'aime mieux, pour la suite du récit, passer la plume à Joseph Berchoux ; vous n'y perdrez pas, et ma paresse y gagnera :

... Ce brouet, alors très renommé,
Des citoyens de Sparte était fort estimé ;
Ils se faisaient honneur de cette sauce étrange,
De vinaigre et de sel détestable mélange.
On dit à ce sujet, qu'un monarque gourmand3
De ce breuvage noir, qu'on lui dit excellent,
Voulut goûter un jour. Il lui fut bien facile
D'obtenir en ce genre un cuisinier habile.
Sa table en fut servie. 0 surprise ! ô regrets !
À peine le breuvage eut touché son palais,
Qu'il rejeta bientôt la liqueur étrangère.
« On m'a trahi! dit-il, transporté de colère.
« — Seigneur, lui répondit le cuisinier tremblant,
« Il manque à ce ragoût un assaisonnement.
« — Eh! d'où vient? Avez-vous négligé de l'y mettre?
« — Il y manque, Seigneur, si vous voulez permettre,
« Les préparations que vous n'emploierez pas,
« L'exercice et surtout les bains de l'Eurotas. »4

Jean-Jacques Rousseau, sans être aussi frugal qu'un Spartiate, se plaisait à une nourriture simple et comptait également sur l'appétit pour en faire le principal assaisonnement.

« Je ne connais pas, disait-il, de meilleure chère qu'un repas rustique. Avec du laitage, des oeufs, des herbes, du fromage, du pain bis et du vin passable, on est toujours sûr de bien me régaler. Mon bon appétit fera le reste quand un maître d'hôtel et des laquais autour de moi ne me rassasieront pas de leur importun aspect. »5

S'il est des gens qui se contentent d'aliments peu recherchés et en petite quantité, s'il en est d'autres qui ont besoin d'exercice pour exciter leur appétit, il en est dont l'estomac réclame et accueille le plus naturellement du monde force victuailles exquises et copieuses.

Dans mon enfance, j'ai connu un vieux monsieur qui disait, avec un rire énorme, que pour manger un canard il fallait être deux, le canard et soi, et je le regardais avec des yeux effarés, le prenant pour un ogre, et m'écartant avec effroi.

Ce n'était cependant qu'un enfant auprès de bien d'autres dont on m'a révélé depuis les exploits de véritables engloutissements stomachiques.

Dans le nombre, je n'en veux retenir que le cas du suisse du maréchal de Villars, qui a pour lui une certaine authenticité.

Ce suisse mangeait énormément. Le maréchal un jour le fit venir : « Combien mangerais-tu d'aloyaux? lui dit-il — Ah! Monseigneur, pour moi falloir pas beaucoup, cinq à six tout au plus. — Et combien de gigots? — De gigots! pas beaucoup, sept à huit. — Et de poulardes? — Oh! pour les poulardes, pas beaucoup, une douzaine. — Et de pigeons? — Oh! pour ce qui est de pigeons, Monseigneur, pas beaucoup, quarante, peut-être cinquante, selon l'appétit. — Et des alouettes? — Des alouettes, Monseigneur, toujours. »


1 Joseph Berchoux, La Gastronomie, chant II.
2 Joseph Berchoux, La Gastronomie, chant II.
3 Denys le Tyran.
4 Joseph Berchoux, La Gastronomie, chant I.
5 Les Confessions, partie I, livre II.

samedi 21 janvier 2012

Miette 8 : Chercher une aiguille dans une botte de foin

La vue

Chercher une aiguille dans une botte de foin

Sommaire. — Aiguille en main, botte devant soi. — Demi-tour! — Fixe! — Problème à résoudre. — Le roman, la femme et le charlatan.

Supposez que vous ayez devant vous une botte de foin — d'aucuns préfèrent que ce soit une charretée ; — je suis moins généreux et je crois qu'une botte suffira largement à l'expérience que je vais vous conseiller.

Vous avez donc devant vous une belle botte de foin ; laissez-y négligemment tomber une aiguille; faites une pirouette ; puis, une fois revenu en face de ladite botte, tâchez de retrouver votre aiguille. Quand vous y serez arrivé, vous me direz combien vous avez mis de temps à résoudre le problème... si toutefois vous y parvenez jamais.

Rien en effet n'est si difficile que de découvrir cette petite tige d'acier au milieu de toutes ces brindilles.

Désaugiers trouve que d'autres découvertes ne sont pas plus commodes à réaliser, quand il chante :

Chercher l'esprit dans un drame,
Le bon sens dans un roman,
La raison chez une femme,
L'honneur chez un charlatan,
Ah ! c'est chercher une aiguille
Dans une botte de foin.1

On voit que, s'il ne manquait pas d'humour, le chansonnier n'était pas tendre pour tout le monde.


1 [GGJ] Marc-Antoine Désaugiers (1772-1827) dans Le Foin.

mercredi 18 janvier 2012

Miette 7 : Quand on parle du loup on en voit la queue

La vue

Quand on parle du loup on en voit la queue

Sommaire. — Pourquoi la queue et pas la tête ? — Tout pour la rime. - Le soleil et ses rayons. — La rose et son parfum.

A notre époque privilégiée, les bêtes féroces et carnassières ont disparu de nos contrées ; bien exceptionnellement on est mis en présence d'un loup ailleurs que dans les jardins zoologiques. Il n'en était pas de même autrefois ; le loup se chassait couramment ; on en parlait fréquemment, c'était un sujet de conversation très répandu, si bien qu'on en vint à dire : « Quand on parle du loup on en voit la queue ».

Pourquoi voyait-on sa queue d'abord et non sa tête, à l'inverse des rencontres habituelles ? On en donne plusieurs raisons.

Le loup voit de très loin, à travers taillis et broussailles dans lesquels il se cache et guette sa proie ; l'homme n'a pas aussi bonne vue ; quand, à la poursuite du loup, on apercevait la bête, celle-ci avait prévenu les chasseurs et déjà pris la fuite ne donnant que sa queue à contempler.

Une autre raison, euphonique celle-là ; on n'aurait pas trouvé joli de dire « quand on parle du loup on en voit la tête » et l'on a préféré versifier :

Quand on parle du leup,
On en voit la queue.

Dans le vieux langage, notamment en Picardie, le loup s'appelait un leup :

« Biaux chires leups, n'écoutez mie
Mère tenchent chen fieux qui crie. » 1

a dit La Fontaine.

Les loups ayant disparu, on a fait l'application du dicton aux personnes qui survenaient inopinément au moment où l'on parlait d'elles en bien ou en mal ; ce dernier cas est de beaucoup le plus ordinaire, comme chacun sait. Pour être plus aimable, mais non moins hypocrite, on dit aussi : « Quand on parle du soleil on en voit les rayons » ; et mieux encore à l'adresse d'une dame : « Quand on parle de la rose on en voit les boutons ». Les épines sont précieusement conservées pour l'égratigner à loisir quand elle aura le dos tourné.

Parlant d'une personne ou songeant à elle, il n'est pas très surprenant de la voir venir ou d'en recevoir une lettre ; vous avez mêmes motifs de penser l'un à l'autre ; un même sujet vous préoccupe.

Vous avez pu observer un cas plus bizarre : au cours d'une promenade, vous croyez apercevoir à plusieurs reprises parmi les passants quelqu'un de connaissance; vous aviez été le jouet d'erreurs ou victime de ressemblances. Tout à coup ce quelqu'un vous apparaît en chair et en os. Comment expliquer cette étrange coïncidence ? Mystère !

1 La Fontaine, Le Loup, La Mère et l'Enfant, livre IV, fable 16.

dimanche 15 janvier 2012

Miette 6 : Jeter des perles à un pourceau

La vue

Jeter des perles à un pourceau

Sommaire. — Gardez vos joyaux et vos fleurs. — Un goût contestable. — Il faut être impartial.

Voyez-vous de jolies perles mises en présence de ce gros, gras et sot animal, que l'on appelle pourceau ? Jugez un peu des idées que ce spectacle pourra bien éveiller dans son esprit.

Il perderoit bien ses joiaux
Qui les jetroit entre pourciaux.

Un bouquet composé des fleurs les plus belles et les plus odoriférantes n'aurait pas plus d'action sur son âme :

C'est folie de semer les roses aux pourceaux.

Qu'on l'appelle cochon, porc, ou pourceau, ses préoccupations sont autres que de charmer sa vue ou son odorat ; à tout il préfère la fange et va vous en donner la raison :

« Que fais-tu donc en ce bourbier
Où je te vois vautré sans cesse ?
Au pourceau disait le coursier.
— Ce que j'y fais ? Parbleu j'engraisse !1a »

Donner à quelqu'un une chose qu'il ne peut apprécier, mettre une oeuvre d'art sous les yeux d'un être grossier, traiter devant des ignorants de sujets qu'ils ne sauraient comprendre, faire des traits d'esprit devant des imbéciles, c'est « jeter des perles aux pourceaux ».

C'est donner des fleurs aux pourceaux2.

Les Romains disaient : margaritas ante porcos ; margarita signifie perle en latin.

Les Anglais ne pensent pas différemment :

" You must not throw pearls before the swine ".
« Vous ne devez pas jeter des perles devant les porcs. »

Tout écrivain qui se respecte, ayant le devoir d'être complet et impartial, rendons au pourceau ce qui appartient au pourceau et donnons de lui un portrait d'ensemble comprenant également ses qualités, celles-ci dussent-elles ne se révéler qu'après son trépas.

Quadrupède vorace et non moins indolent
Broie, à demi couché, la châtaigne et le gland :
Satisfait s'il se roule, et s'il gronde et s'il mange;
Et, mort, fait oublier qu'il vécut dans la fange !
Cet objet de dégoût est l'honneur, à la fois,
Et des banquets du pauvre et des festins des rois3.

1 Arnault.
a [GGJ] C'est tiré de la fable Le cheval et le pourceau de Antoine-Vincent Arnault
2 Scarron, Virgile travesti, livre VI.
3 J.-B. Lalanne, Les Oiseaux de la ferme.

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