Jobineries

Blogue de Gilles G. Jobin, Gatineau, Québec.

samedi 29 septembre 2012

Miette 75 : Les moutons de Panurge

L'expérience

Les moutons de Panurge.

Sommaire. - Judicieuse remarque. - Une vengeance qui donne la célébrité.

Panurge était observateur ; il avait remarqué la tendance des moutons à suivre aveuglément celui qui tient la tête du troupeau.

S'étant, lors d'un voyage en mer, pris de querelle avec le berger Dindenault, il lui acheta une de ses bêtes qu'il jeta, criant et bêlant, dans la mer; tous les autres moutons de sauter à leur tour par-dessus bord: « car vous sçavez, dit Rabelais, estre du mouton le naturel, toujours suivre le premier, quelque part qu'il aille. » Ainsi Panurge fut vengé et rendit célèbres les moutons qui portent désormais son nom, bien que ne lui ayant jamais appartenu.

Ne voit-on pas de tous côtés des moutons, qu'ils soient de Panurge ou autres, tous gens imitant servilement le voisin et faisant une chose parce que les autres la font; c'est leur seule raison, ils n'en sauraient avoir de meilleure; la profondeur de leur esprit, l'acuité de leur intelligence se bornent à suivre la foule par mode ou par snobisme : Imitatores, servum pecus, « imitateurs, troupeau servile », s'écriait Horace indigné.

Qu'un seul mouton se jette à la rivière,
Vous ne verrez nulle âme moutonnière
Rester à bord : tous se noieront à tas.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Le monde n'est que franche moutonnaille,1

murmure le doux La Fontaine.


1 La Fontaine, L'Abbesse, conte.

Émile Genest, Miettes du passé, Collection Hetzel, 1913. Voir la note du transcripteur.

jeudi 27 septembre 2012

Miette 74 : Rira bien qui rira le dernier

L'expérience

Rira bien qui rira le dernier.

Sommaire. - On rit d'un sot, on rit d'un sage. - Rabelais joyeux. - Supériorité du rire. - Une chute. - Le jeu des devinettes. - Le tour du prochain. - Apelle et Zeuxis.

Soyez toujours joyeux. (I. Thess., v. 16.)

« Il semble que l'on ne puisse rire que des choses ridicules : l'on voit néanmoins de certaines gens qui rient également des choses ridicules et de celles qui ne le sont pas. Si vous êtes sot et inconsidéré, qu'il vous échappe devant eux quelque impertinence, ils rient de vous : si vous êtes sage, et que vous ne disiez que des choses raisonnables, et du ton qu'il faut les dire, ils rient de même. »1

Mieulx est de ris que de larmes escrire
Pour ce que rire est le propre de l'homme,

a dit Rabelais; mais Rabelais était un joyeux compère qui prenait la vie du bon côté et entendait la mener gaîment, négligeant a priori ce qui aurait pu la rendre pénible ou attristante; il riait, riait sans cesse, comme Figaro, qui « se hâtait de rire de tout de peur d'être obligé d'en pleurer ».

Le rire est généralement l'expression de la gaîté, il est parfois aussi la traduction spontanée d'un sentiment inconscient de supériorité passagère.

Quelqu'un tombe, on rit. Pourquoi ? Il y a peut-être une jambe cassée, un bras démis. Ce n'est pas cela qui provoque le rire; on n'y a même pas songé. Ce qu'on a constaté, sans réflexion, c'est qu'un de ses semblables était par terre et qu'on était debout; on est content, on est satisfait, on est supérieur au malheureux qui gît sur le sol, on rit, c'est le premier mouvement. Puis, comme on a bon coeur après tout, on l'aide à se relever, on le conduit chez le pharmacien, on ne rit plus. C'eût été un animal, un cheval qui fût tombé, on n'aurait pas ri du tout. L'homme, se considérant comme supérieur à la bête, n'a pas besoin de rire pour le constater.

On joue aux petits jeux, aux devinettes, aux charades; la personne, chargée de découvrir le mot, le proverbe ou le rébus, reçoit à ses questions les réponses les plus étranges, les plus baroques et, tout interdite, cherche et tâtonne. Plus son embarras est grand, plus on rit. Pourquoi? On sait, soi; on est dans le secret; on est supérieur au « chercheur », on rit.

Remarquez-le bien, une personne qui rit d'une autre ou de quelque chose se trouve à ce moment au-dessus de son niveau accoutumé et se décerne à elle-même ce témoignage de satisfaction. C'est toujours cela de pris.

La joie s'accentue, si on a joué un bon tour à son prochain; cela répond alors à un mobile moins généreux; il est prudent de se méfier dans ce cas-là, car le prochain pourrait vous rendre la pareille et rire à son tour. Alors rira bien qui rira le dernier.

Zeuxis et Apelle, deux peintres grecs, rivalisaient de talent et se plaisaient à se défier l'un l'autre sur plusieurs points de leur art.

Le défi vint à porter sur le naturel dans l'oeuvre. À celui des deux qui aurait le mieux réussi reviendrait la palme de la victoire.

Au jour dit, les tableaux apparaissent cachés sous une toile.

Celui de Zeuxis, découvert le premier, représentait des fleurs et des fruits, rendus avec une telle vérité que les oiseaux et les abeilles s'approchaient pour les picorer et butiner. Tout le monde pensait que l'artiste qui avait obtenu un tel degré de perfection serait le vainqueur de ce tournoi d'un nouveau genre et Zeuxis commençait à se réjouir.

Apelle, alors invité à produire son oeuvre, reste immobile le sourire aux lèvres.

Zeuxis, impatient, s'avance pour écarter le rideau ; mais à peine l'eut-il touché :

« J'ai perdu, dit-il, Apelle est mon maître! »

Le rideau était peint, et si merveilleusement que le grand peintre lui-même s'y était trompé.

Apelle fut proclamé vainqueur; ce fut lui qui rit le mieux en riant le dernier.


1 La Bruyère, chapitre XI, De l'homme.

Émile Genest, Miettes du passé, Collection Hetzel, 1913. Voir la note du transcripteur.

dimanche 23 septembre 2012

Miette 73 : Connais-toi toi-même

L'expérience

Connais-toi toi-même.

Sommaire. - Dans toutes les langues. - La maxime de Socrate. - Au temple de Delphes. - Avertissement d'un dieu. - Connu des autres et pas de soi. — De la grâce à la philosophie. - Faites ce que je dis, mais je ne le fais pas. - Qui se connaît? - Bonté de la nature.- Conclusion.

Aussi bien en grec qu'en latin et qu'en français, le γνωθι σεαυτον, le nosce te ipsum et le connais-toi toi-même ont été prônés comme le précepte le plus commun de la philosophie tant païenne que chrétienne.

Socrate adopta cette maxime, l'appliqua à ses disciples et la rendit justement célèbre au point de se l'être appropriée pour ainsi dire; elle figurait pourtant depuis longtemps déjà écrite en lettres d'or sur le fronton du temple de Delphes, consacré à Apollon.

Porphyre pense que cette sentence était un avertissement donné par le dieu pour nous faire parvenir à la connaissance de toutes choses. Qui se connaît, connaît aussi les autres ; car chaque homme, comme le remarque Montaigne, « porte la forme entière de l'humaine condition ».

Sénèque le tragique a développé cette belle maxime dans ces vers :

Illi mors gravis incubat
Qui, notus nimis omnibus,
Ignotus moritur sibi1,

vers que Nicole traduit ainsi presque mot à mot :

Qu'un homme est méprisable à l'heure du trépas,
Lorsqu'ayant négligé le seul point nécessaire,
Il meurt connu de tous et ne se connaît pas !

Mme Deshoulières, dont la réputation est parvenue jusqu'à nous surtout sous l'apparence du charme, de la délicatesse et d'une grâce essentiellement féminine, a parfois aussi sacrifié à la philosophie et à la morale, et ce n'est pas de ce côté qu'elle doit être le moins appréciée; je n'en veux comme exemple que les vers suivants, où elle exprime la même pensée qui nous occupe :

De ce sublime esprit dont ton esprit se pique,
Homme, quel usage fais-tu?
Des plantes, des métaux tu connais la vertu,
Des différents pays les moeurs, la politique,
La cause des frimas, de la foudre, du vent,
Des astres le pouvoir suprême,
Et sur tant de choses savant
Tu ne te connais pas toi-même !

« Se connaître est la première chose que nous enjoint la raison; c'est le fondement de la sagesse. Dieu, nature, les sages, tout le monde prêche l'homme à se connaître. Qui ne connaît ses défauts, ne se soucie de les amender; qui ignore ses nécessités, ne se soucie d'y pourvoir; qui ne sent pas son mal et sa misère, n'avise point aux réparations et ne court pas aux remèdes. »2

« Mais ce qui est bien étrange, c'est qu'étant si unis à avouer l'importance de ce devoir, les hommes ne le sont pas moins dans l'éloignement de la pratique. Car, bien loin de travailler sérieusement à acquérir cette connaissance, ils ne sont presque occupés toute leur vie que du soin de l'éviter. Rien ne leur est plus odieux que cette lumière qui les découvre à leurs propres yeux et qui les oblige de se voir tels qu'ils sont. Ainsi, ils font toutes choses pour se la cacher et ils établissent leur repos à vivre dans l'ignorance et dans l'oubli de leur état. »3

Cette préoccupation de la connaissance de soi-même a toujours hanté les penseurs, et, tout récemment, a séduit l'un de nos auteurs dramatiques4, qui en a fait le sujet d'une pièces5, dont la conclusion se résume dans ces trois mots délicieusement soupirés par l'interprète principale, Mme Bartet : « Qui se connaît? »

Pour finir sur un ton philosophique, nous citerons cette réflexion de La Rochefoucauld, expliquant avec une cruelle ironie le motif qui empêche l'homme de se connaître :

« Il semble que la nature, qui a si sagement disposé les organes de notre corps pour nous rendre heureux, nous ait aussi donné l'orgueil pour nous épargner la douleur de connaître nos imperfections. »

Quoi qu'il en soit :

Apprends à te connaître. Hélas! tel se croit sage
Qui n'est qu'un insensé; tel peut être savant
Dont la présomption fait l'unique talent.
La jeunesse a surtout ces défauts en partage.6


1 Thyeste, tragédie, acte II.
2 Pierre Charron.
3 Nicole.
4 Paul Hervieu.
5 Connaîs-toi, pièce en trois actes, en prose, représentée pour la première fois sur la scène de la Comédie Française, le lundi 29 mars 1909.
6 Pibrac.

Émile Genest, Miettes du passé, Collection Hetzel, 1913. Voir la note du transcripteur.

vendredi 21 septembre 2012

Miette 72 : C'est sa bête noire

L'expérience

C'est sa bête noire.

Sommaire. - Une devinette - Invisible el partout présente. - Refrain d'une chanson russe. - Réparation méritée.

Vous connaissez cette bête extraordinaire dont la description est une devinette pour les enfants : « Qui est-ce qui a les oreilles d'un chat, la queue d'un chat, les yeux d'un chat et les pattes d'un chat et qui n'est pas un chat ? » Cet animal extraordinaire ne l'est pas du tout, étant tout bonnement une chatte.

La bête noire est plus extravagante encore; c'est une bête qui n'est pas une bête ; elle n'a ni pieds ni pattes, ni bec ni ongles, ni dents ni crocs, ni poil ni plume, ni griffes ni ergots, ni tête ni queue, ni oeil ni langue : elle n'a rien, mais elle a tout ce qu'il faut pour vous effrayer, vous agacer, vous énerver, assombrir vos jours, troubler vos nuits ; vous ne la voyez jamais, vous ne l'avez jamais vue et cependant vous ne voyez qu'elle, vous ne pensez qu'à elle ; elle vous poursuit, ne vous quitte pas ; vous ne pouvez vous en débarrasser. C'est une bête, une vilaine bête, la plus insupportable de toutes les bêtes, qui, pour vous tourmenter, prend les aspects les plus divers. C'est la bête noire !

Pour l'écolier, c'est le maître d'études; pour le paresseux, le devoir à faire, la leçon à apprendre; pour la fillette, son piano; pour les gens nerveux, le dentiste ; pour le collégien en vacances, la rentrée d'octobre; pour l'employé, son chef de bureau; pour l'ouvrier, le patron; pour le filou, le gendarme ; pour le débiteur, son créancier; et, naturellement, pour un gendre, la belle-mère ! C'est classique !

Un auteur de talent qui eut son heure de célébrité, Édouard Cadol1, n'a-t-il pas consacré tout un volume à la belle-mère sous le titre de : La Bête noire !

Jusqu'au fin fond de la Russie, elle est honnie par les ouvriers et les paysans qui travaillent à la faible lueur d'un flambeau dans les pauvres villages où le gaz et l'électricité n'ont pas encore fait leur apparition.

Voici le refrain d'un de leurs chants préférés :

« Oui, le travail est pénible ; oui, la nuit est noire ; oui, le travail est chichement rétribué; mais combien il vaut mieux travailler et peiner que d'avoir une belle-mère; car la belle-mère, c'est encore plus triste qu'un brandon fumeux. »

Qu'ont donc fait ces malheureuses belles-mères pour être ainsi maltraitées à toute époque et dans tous pays ?

Il y a trop longtemps que cela dure ; l'heure est venue de protester et je proteste, Généraliser est injuste. Il en est des belles-mères comme de toutes choses ; s'il y en a de mauvaises, il en est de bonnes et même d'excellentes qui méritent qu'on les appelle : « Belle-maman ! »


1 [GGJ] Édouard Cadol, né le 11 février 1831 à Paris et mort le 2 juin 1898 à Asnières. Voir Wikipédia.

Émile Genest, Miettes du passé, Collection Hetzel, 1913. Voir la note du transcripteur.

dimanche 16 septembre 2012

Miette 71 : À quelque chose malheur est bon

L'expérience

À quelque chose malheur est bon.

Sommaire. - Les bienfaits du malheur. - École des souverains. - Père de la compassion. - Origine de l'intelligence et du génie. - Bienheureux les malheureux... d'après les poètes. - Un fou à la raison. - Esprit simpliste.

Les penseurs, les poètes, les philosophes ont célébré à l'envi les bienfaits et les bénéfices que l'on retire du malheur.

Chacun d'eux s'est placé à un point de vue spécial, partant toujours du même principe, qu'un bonheur parfait ne nous aurait pas procuré autant d'agréments ou d'avantages si nous n'avions éprouvé telle ou telle infortune.

Dans son Traité de la Providence1, Sénèque félicite les hommes vertueux « d'être tenus dans les afflictions par la Divinité » :

« La vertu s'affermit sous le coup du malheur. »
« Le malheur est la meilleure école des souverains. »
« Le malheur est le père de la compassion. »

C'est par application de ce dernier aphorisme que Didon réserva aux Troyens malheureux un accueil d'autant meilleur que son infortune fut plus grande ; elle ne leur en fait, d'ailleurs pas mystère dans le langue de Virgile :

Non ignara mali, miseris succurrere disco :
« Malheureuse, j'appris à plaindre le malheur. »

D'après le prophète Isaïe, « le malheur développe l'intelligence » :

Vexatio dat intellectum.

À des époques diverses, les poètes ont partagé cet avis en l'accentuant avec Ovide :

Ingenium mala saepe movent
L'infortune souvent éveille le génie;

avec Philippe Desportes,

L'honneur suit les hasards, et l'homme audacieux
Par son malheur s'honore et se rend glorieux.
Le jeune enfant Icare en sert de témoignage,
Car si, volant au ciel, il perdit son plumage,
Touché des chauds rayons du céleste flambeau,
Le fameux océan lui servit de tombeau,
Et depuis, de son nom cette mer fut nommée :
Bienheureux le malheur qui croît la renommée.2

Lamartine ne veuf pas être en reste avec Desportes, et vante les tourments infligés aux hommes de génie :

Grand parmi les petits, libre chez les serviles,
Si le génie expire, il l'a bien mérité ;
Car nous dressons partout aux portes de nos villes
Ces gibets de la gloire et de la vérité.

Loin de nous amollir, que ce sort nous retrempe !
Sachons le prix du don, mais ouvrons notre main.
Nos pleurs et notre sang sont l'huile de la lampe
Que Dieu nous fait porter devant le genre humain !3

Passons condamnation sur cette métaphore hardie, la pensée n'en est pas moins inspirée avec une rare énergie.

Le mélancolique Alfred de Musset nous affirme à son tour que :

Rien ne nous rend plus grand qu'une grande douleur;
Les plus désespérés sont les chants les plus beaux,
Et j'en sais d'immortels qui sont de purs sanglots.4

Dédaigneux d'atteindre de pareilles altitudes, l'excellent La Fontaine pense que, parfois, l'adversité présente un côté salutaire :

Quand le malheur ne serait bon
Qu'à mettre un fol à la raison,
Toujours seroit-ce à juste cause
Qu'on le dit bon à quelque chose.5

J'ai placé sous vos yeux plusieurs appréciations d'une grande élévation de pensée; mais ce n'est qu'une consolation que l'on y peut trouver. Le commun des mortels,

Si son astre en naissant ne l'a formé poète,6

se refuse à enfourcher Pégase, qu'il trouverait trop rétif à son gré; il voit les choses de moins haut, et, vivant terre à terre, juge dans son esprit simpliste que :

Le bonheur nous rend heureux
Et le malheur malheureux.


1 Quatrième chapitre.
2 Élégie des Amours d'Hippolyte.
3 Poésie des Premières méditations intitulée : Ferrare (1844).
4 La Nuit de mai, poésie dialoguée.
5 Le Mulet se vantant de sa généalogie, livre VI, fable 7.
6 Boileau, Art poétique, chant I, vers 4.

Émile Genest, Miettes du passé, Collection Hetzel, 1913. Voir la note du transcripteur.

mercredi 12 septembre 2012

Miette 70 : Si jeunesse savait, si vieillesse pouvait

L'expérience

Si jeunesse savait, si vieillesse pouvait.

Sommaire. - Pour être un Jupiter. - Dans l'ordre matériel et dans l'ordre moral. - Voeux, exhortations, conseils. - Le grand ami. - Ne pas mépriser le balancier. - Villon a le coeur fendu.

Si jeunesse savait,
Si vieillesse pouvait.

Ainsi libellé le proverbe a pris la forme moderne; voici comme on l'énonçait autrefois :

Si jeune savait et vieil pouvait,
Jamais disette n'y aurait.
Si jeune savait et vieil pouvait,
Un Jupiter il serait.

La nature humaine n'est-elle vraiment pas bien étrange? De siècle en siècle, d'âge en âge, de peuple à peuple, les générations qui se sont succédées ont bénéficié de ce qu'ont fait leurs aînées; pour l'habitation, pour le bien-être, pour la santé, l'expérience des anciens a profité aux descendants.

Dans l'ordre matériel, on a tiré parti sans hésitation et avec empressement des progrès de la science et de l'industrie.

Il en va tout autrement dans l'ordre moral.

Où a-t-on vu que l'expérience des pères ait jamais servi aux enfants? Ceux-ci écoutent les parents s'ils sont respectueux; quant à les croire sur parole et à suivre leurs sages conseils, c'est une autre affaire !

0 giuventù, primavera della vita !
« 0 jeunesse, printemps de la vie ! »

Comme nous la gaspillons et combien nous nous préparons de regrets et de remords !

Mais où vais-je m'égarer à faire de la morale aux jeunes gens? Je n'ai pas l'illusion d'avoir plus d'influence que mes prédécesseurs. Aussi bien leur sera-t-il plus profitable que nous placions sous leurs yeux des avis et des réflexions autrement autorisés que les nôtres. Ecoutez ces voeux que Lacépède leur adresse :

« Le jeune homme ne vit que d'élans et de transports, heureux quand ses transports ne l'entraînent que dans la route qu'il doit parcourir ! Heureux lorsque les mains sages qui le dirigent ne s'efforcent pas d'éteindre le feu qui le dévore et qu'elles ne pourraient parvenir à étouffer, mais qu'elles cherchent à contenir ce feu, à le lancer vers les vertus sublimes, vers tout le bien où la jeunesse peut atteindre ! »1

Et plus loin, ces exhortations d'avoir confiance dans les vieillards et de les entourer de respect, d'aide et d'affection.

« C'est un Dieu consolateur (le vieillard), laissé au milieu de ses enfants pour y être une image du Dieu qu'ils adorent, pour leur transmettre ses bénédictions, pour les aider de ses conseils, pour les soutenir par le secours de ses encouragements et de sa tendresse touchante, lorsqu'il reçoit de leur amour et de leur reconnaissance tous les secours que ses maux peuvent réclamer. Et quel est le coeur qui ne sera pas déchiré, si le vieillard auguste et respectable est obligé de courber sa tête défaillante sous le poids de la misère ou sous celui de l'infortune? »2

Moins sentencieux, Watelet leur donne même conseil en quatre petits vers courts mais non moins charmants :

Ah ! dans le printemps de vos jours,
Jeunes enfants, chérissez la vieillesse,
Elle a grand besoin de secours,
Et vous, grand besoin de sagesse.3

Quel chagrin pour un fils de n'avoir plus auprès de lui ce grand ami, ce Mentor qu'on appelle un tendre père !

Hélas ! il a perdu cette sainte défense
Qui protège la vie encore après l'enfance,
Ce pilote prudent, qui, pour dompter le flot,
Prête une expérience au jeune matelot !
. . . . . . . . . . . . . .
Quand l'aïeul disparaît du sein de la famille
Tout le groupe orphelin, mère, enfant, jeune fille,
Se rallie inquiet autour du père seul
Qui ne dépasse plus le front blanc de l'aïeul.
C'est son tour maintenant. Du soleil, de la pluie
On s'abrite à son ombre, à sa tige on s'appuie.
C'est à lui de veiller, d'enseigner, de souffrir,
De travailler pour tous, d'agir et de mourir !
Voilà que va bientôt sur sa tête vieillie
Descendre la sagesse austère et recueillie.4

Le doux et bucolique Florian vous chantera doucement le même air sur son rustique pipeau :

Jeunes gens, jeunes gens, ne vous a-t-on pas dit
Que sans règle et sans frein tôt du tard on succombe ?
La vertu, la raison, les lois, l'autorité,
Dans vos désirs fougueux vous causent quelque peine :
C'est le balancier qui vous gène,
Mais qui fait votre sûreté.5

Si je ne vous ai pas encore Lout à l'ait persuadés, jeunes gens, peut-être êtes-vous déjà ébranlés, et vous laisserez-vous tout à fait convaincre par le joyeux Villon, confus de repentir au souvenir de sa folle jeunesse :

Bien sçay se j'eusse estudié
Ou temps de ma jeunesse folle
Et à bonnes meurs dédié (consacré).
J'eusse maison et couche molle !
Mais quoy ? je fuyoye l'escolle
Comme faict le mauvays enfant....
En escrivant ceste parolle
À peu que le cueur ne me fend.6


1 Poétique de la musique (1833).
2 Poétique, de la Musique (1833).
3 Les Saules et le Ruisseau, fable.
4 Victor Hugo à M. Louis B., À propos de la mort de M. Hugo, père.
5 Florian. Le Danseur de corde et le balancier, liv. II, fable 16.
6 Le Grand Testament.

Émile Genest, Miettes du passé, Collection Hetzel, 1913. Voir la note du transcripteur.

dimanche 9 septembre 2012

Miette 69 : Chacun son métier, les vaches seront bien gardées

La modestie

Chacun son métier,
Les vaches seront bien gardées.

Sommaire. - Singulière illusion. - Indéracinable habitude. - Où la vache fait son apparition.

Bien des gens s'imaginent que s'ils ne parlaient pas de ce qu'ils ignorent ou s'ils ne se mêlaient que de ce qui les regarde, la terre cesserait de tourner. Je suis désolé de les contrarier, mais ils sont plongés dans la plus profonde erreur; la terre continuerait d'évoluer beaucoup mieux même et plus régulièrement.

Mais voilà! faites-leur donc comprendre qu'on ne fait bien que ce qu'on sait, et qu'il est sage de ne s'occuper que de ce qui vous concerne.

Ce n'est pas faute cependant qu'on le leur ai dit et redit sur tous les tons depuis que le monde est monde.

Ne sutor ultra crepidam ! criait-on à Rome ; « que le cordonnier ne s'occupe que de la chaussure ! »

Quamquisque norit artem, in hac se exerceat, conseillait Cicéron; « que chacun fasse le métier qu'il connaît. »

Equus in quadrigïs, bos in aratro ; « la place du cheval à la voiture, celle du boeuf à la charrue. »

Ramenant la même idée à ceux qui se piquent de littérature ou de poésie, Boileau leur glisse à l'oreille :

Soyez plutôt maçon si c'est votre talent,
Ouvrier estimé dans un art nécessaire
Qu'écrivain du commun ou poète vulgaire.1

En un mot : Que chacun se borne à son métier et les vaches seront bien gardées.

Vous demandez ce que les vaches viennent faire en l'occurrence.

C'est Florian, qui, pour fixer dans l'esprit cette utile recommandation, a eu l'heureuse idée de les faire figurer dans un apologue que je vais vous conter :

Un chasseur, fatigué de courir inutilement après un chevreuil, rencontra Colin, le vacher, qui lui dit :

... Si vous êtes las,
Reposez-vous, gardez mes vaches à ma place,
Et j'irai faire votre chasse.

Le Nemrod consent, donne fusil et chien à l'inexpérimenté Colin qui, le chevreuil à peine entrevu, ne fait ni une ni deux, tire, manque la bête et tue le chien. Il revient à son pré ; deux surprises l'attendent : le chasseur endormi et ses vaches... envolées.

Colin retourne chez son père
Et lui conte en tremblant l'affaire.
Celui-ci, saisissant un bâton de cormier,
Corrige son cher fils et ses folles idées.
Puis lui dit : « Chacun son métier,
Les vaches seront bien gardées »
.2

Voilà pourquoi je vous avais parlé de vaches; nos pères y avaient également fait allusion avant Florian :

Qui se mesle d'autruy mestier
Il trait sa vache en un panier.

Les Anglais emploient une figure analogue pour exprimer la même idée :

« S'entremettre pour affaire d'autrui, c'est traire sa vache en un tamis. »

Procédé peu pratique, en effet, pour récolter son lait; on ne doit être encombré de beurre ni de fromage.


1 Boileau, Art poétique, chant IV, vers 25 et s.
2 Florian, Le Vacher et le Garde-chasse, livre I, fable 12.

Émile Genest, Miettes du passé, Collection Hetzel, 1913. Voir la note du transcripteur.

lundi 3 septembre 2012

Miette 68 : C'est le pot de terre contre le pot de fer

La modestie

C'est le pot de terre contre le pot de fer.

Sommaire. - La Fontaine n'en a pas l'étrenne. - Garez-vous des grands. - Sur mer. - Un vase de porcelaine de Chine. - Voyage des deux pots. - La mort du pot de terre.

L'idée généralement reçue est que les aventures du pot de fer et du pot de terre sont dues à notre grand fabuliste La Fontaine. Comme beaucoup d'idées répandues, celle-là est erronée.

La comparaison, entre le pot de fer solide et robuste et le pot de terre délicat et fragile, figure déjà dans une fable d'Esope et dans les livres saints1 :

« Ditiori te ne socius fueris. Quid communicabit caccabus ad ollam ? Quando enim se colliserint confringetur. »

« Ne va pas de société avec plus riche que toi. Que peut-il y avoir de commun entre un pot de terre et un pot de fer? En effet s'ils se choquent, le pot de terre est brisé. »

On a toujours remarqué les inconvénients et les dangers d'aller de pair à compagnon avec plus fort ou plus puissant que soi.

La prudence conseille de rester dans son milieu ; avec ses égaux et ses pareils on trouve à qui parler; l'on risque gros à vouloir fréquenter ou imiter ceux qui sont dans une situation supérieure à la vôtre :

Les petits se perdent en voulant imiter les grands.2

« Il semble que la première règle des compagnies, des gens en place ou des puissants, est de donner à ceux qui dépendent d'eux, pour le besoin de leurs affaires, toutes les traverses qu'ils en peuvent craindre.

« S'il est périlleux de tremper dans une affaire suspecte, il l'est encore davantage de s'y trouver complice d'un grand : il s'en tire et vous laisse payer doublement pour lui et pour vous.3»

Si les hommes doivent être circonspects dans les relations qu'ils ont entre eux, ils ne doivent pas l'être moins dans les rapports qu'ils ont avec les éléments.

Les grands vaisseaux peuvent se hasarder en pleine mer, mais les petits doivent côtoyer le rivage.4»

Il en va tout à fait de même pour les questions d'art :

« Si d'aventure il vous arrive un émule dont la voix ait plus de mordant et de force que la vôtre, n'allez pas, dans un duo, jouer aux poumons avec lui, et soyez sûr qu'il ne faut pas lutter contre le pot de fer, même quand on est un vase de porcelaine de Chine.5»

Si La Fontaine n'a pas le mérite de la découverte, il a celui d'avoir exposé et résumé la pensée avec sa netteté et sa concision accoutumées dans la jolie fable qui en porte le nom et dont voici la conclusion et la morale6:

Mes gens (les deux pots) s'en vont à trois pieds
Clopin clopant comme ils peuvent,
L'un contre l'autre jetés
Au moindre hoquet qu'ils treuvent.
Le pot de terre en souffre ; il n'eut pas fait cent pas
Que par son compagnon il fut mis en éclats,
Sans qu'il eût lieu de se plaindre.
Ne nous associons qu'avec nos égaux ;
Ou bien il nous faudra craindre
Le destin d'un de ces pots.


1 Ecclésiaste, ch. XIII, v. 2 et 3.
2 Phèdre.
3 La Bruyère, Les Caractères, IX, Des Grands.
4 Franklin.
5 Berlioz.
6 Le Pot de terre et le Pot de fer, livre V, fable 2.

Émile Genest, Miettes du passé, Collection Hetzel, 1913. Voir la note du transcripteur.