Jobineries

Blogue de Gilles G. Jobin, Gatineau, Québec.

mardi 27 novembre 2012

Miette 79 : Dieu sait mieux que nous ce qu'il nous faut

L'expérience

Dieu sait mieux que nous ce qu'il nous faut.

Sommaire. - Passons au déluge. - À chacun suivant sa nature. - Manger quand on a faim. - Boire quand on a soif. - Se chauffer quand on a froid. - Le roi de la création. - Désir de connaître. - Besoin de coloniser. - L'intelligence appliquée à la destruction. - Ce qu'il y a de meilleur. - Piété d'Alfred de Musset.


L'Eternel, votre père, sait de quoi vous avez besoin, avant que vous le lui demandiez. (Matth., 6.)


Unus erat toto nalurae vultus in orbe
Quem Groeci dixere Chaos, rudis indigestaque moles.1

« A l'origine, l'univers ne présentait qu'un seul et même aspect, une masse informe et grossière que les Grecs désignèrent sous le nom de Chaos. »

Ébloui par tant d'érudition, le juge Dandin, craignant pour son repos et sa pauvre cervelle, engage l'Intimé à lui faire grâce de la création du monde :

Avocat! ah! passons au déluge!

Profitons pour nous de la même recomman- dation, et faisons mieux : abandonnons chaos et déluge ; arrivons au moment où tout adopte sa place normale et régulière dans l'ordre définitif établi par la Divinité.

Les poissons restèrent dans les ondes, les oiseaux prirent leur vol et les autres animaux prirent le sol.

Satisfaits de leur sort, ils s'en allèrent chacun de son côté, s'accommodant de ce que la nature avait fait pour eux et sachant en tirer bon parti. S'ils avaient faim ou soif, ils apaisaient l'une, étanchaient l'autre modérément et à leur suffisance sans aller jusqu'à l'indigestion ou l'ivresse. Le climat devenait-il rigoureux, ils ne s'entêtaient pas à y rester, s'empressaient d'en aller chercher un plus clément, et n'avaient jamais la prétention de réformer ou contrarier les décrets de la Providence.

Pour le roi de la création, c'est une autre affaire : Dieu lui ayant fait l'insigne honneur de ne pas le confondre avec les bêtes et de lui donner l'intelligence, il n'eut rien de plus pressé que d'en faire le plus détestable emploi et pour lui et pour ses semblables.

Au lieu de s'estimer heureux et fier de sa supériorité et d'en user avec bon sens et raison, pour jouir d'une douce et durable félicité, il met à la torture son pauvre cerveau.

Le désir de connaître ce qui n'est pas sous ses yeux lui fait entreprendre de longs parcours, il va jusqu'à traverser les mers. Tout surpris de trouver dans ses pérégrinations des êtres semblables à lui, sauf parfois la couleur de la peau, cela lui déplaît. Il veut les exterminer ou les asservir; ce qu'il appelle coloniser. Comme cela ne lui suffit pas, il se bat de temps à autre avec ses congénères, et, pour aller plus vite en besogne, il emploie cette belle intelligence, don céleste, à créer des engins de destruction qui font l'admiration des peuples, admiration bien compréhensible puisqu'ils apportent à ces peuples la souffrance, la servitude ou la mort!

Pauvres humains ! Dieu pourtant sait mieux que vous ce qu'il vous faut. Mais votre insatiable orgueil vous a perdus. Que n'avez-vous dirigé votre admirable intelligence du côté de la simplicité, de la modestie, de la douceur, de la bonté et de la reconnaissance, de la reconnaissance envers le Créateur qui, en outre de cette fameuse intelligence, vous a donné un coeur, oui, un coeur, ce qu'il y a de meilleur au monde, un coeur, trésor le plus précieux, dont vous faites si peu d'usage, que vous semblez parfois en ignorer jusqu'à l'existence. Grâce à lui cependant, si vous saviez vous en servir, vous auriez ici-bas la consolation de vos misères et de vos peines.

À qui perd tout, Dieu reste encore, Dieu là-haut, l'espoir ici-bas2.

Ce n'est pas un père de l'Église qui vous parle ainsi, c'est un poète trop souvent méconnu ou mal connu, Alfred de Musset! Avec ses apparences ou ses affectations de scepticisme ou d'incrédulité, Alfred de Musset s'agenouillait devant la Divinité en l'implorant comme ferait le plus croyant et le plus fervent des mortels.

Écoutez ceci, n'y trouvez-vous pas la foi et l'accent d'une prière?

Dès que l'homme lève la tête,
Il croit l'entrevoir dans les cieux;
La création, sa conquête,
N'est qu'un vaste temple à ses yeux.

Dès qu'il redescend en lui-même,
Il t'y trouve ; tu vis en lui.
S'il souffre, s'il pleure, s'il aime,
C'est son Dieu qui le veut ainsi.

De la plus noble intelligence
La plus sublime ambition
Est de prouver ton existence
Et de faire épeler ton nom.

De quelque façon qu'on t'appelle,
Brahma, Jupiter ou Jésus,
Vérité, Justice éternelle,
Vers toi tous les bras sont tendus.

Le dernier des fils de la terre
Te rend grâce du fond du coeur,
Dès qu'il se mêle à sa misère
Une apparence de bonheur.

Le monde entier te glorifie ;
L'oiseau te chante sur son nid ;
Et pour une goutte de pluie
Des milliers d'êtres t'ont béni.

Tu n'as rien fait qu'on ne l'admire;
Rien de toi n'est perdu pour nous;
Tout prie, et tu ne peux sourire,
Que nous ne tombions à genoux3!


1 Les Plaideurs, comédie de J. Racine, acte III, scène III.
2 La Nuit d'août, d'Alfred de Musset.
3 L'Espoir en Dieu

.

Émile Genest, Miettes du passé, Collection Hetzel, 1913. Voir la note du transcripteur.

jeudi 22 novembre 2012

Miette 78 : Un menteur n'est pas écouté même en disant la vérité

L'expérience

Un menteur n'est pas écouté même en disant la vérité.

Sommaire. - Le mensonge d'après Pope, Bacon, Bonnin, Amyot et tutti quanti. - Qui trompe-t-on? - La gaîté des bains froids. - Joyeux baigneurs et joyeux plongeons. - Une bonne farce. - Guérison radicale. - Du temps pour réfléchir.

De tous les défauts le mensonge est certainement l'un des plus affreux; et les menteurs ont été justement honnis de tous temps.

Dans l'Ecclésiaste, on lit : « La vie des menteurs est sans honneur et leur honte les accompagne toujours. Il vaut mieux avoir à faire à un voleur qu'à un homme qui ment sans cesse ; mais la perdition sera le partage de l'un et de l'autre. »

Bacon « ne connaît pas de vice plus honteux et plus dégradant que celui de la perfidie, ni de rôle plus humiliant que celui d'un menteur ou d'un fourbe pris sur le fait ».

Comme contre-partie, Bossuet voit dans « la vérité une reine qui a dans le ciel son trône éternel et le siège de son empire dans le sein de Dieu. Il n'y a rien de plus noble que son domaine, puisque tout ce qui est capable d'entendre en relève, et qu'elle doit régner sur la raison même qui a été destinée pour guérir et gouverner toutes choses ».

Bonnin fait cette judicieuse remarque :

« Outre que le mensonge est odieux, si on réfléchissait aux embarras et aux soins qu'il donne, on se garderait de prendre tant de peine pour s'ôter toute confiance et se faire mépriser. »

Pope de même : « Celui qui dit un mensonge ne prévoit pas le travail qu'il entreprend, car il faudra qu'il en invente mille autres pour soutenir le premier. »

Et puis Amyot : « Mensonge est un chemin bien court à celui qui s'en aide ; mais la fosse est au bout, où le menteur se précipite. »

Dans la fable : «Le Bûcheron et Mercure1», La Fontaine arrive à la même conclusion :

Ne point mentir, être content du sien,
C'est le plus sûr : cependant on s'occupe
À dire faux pour attraper du bien.
Que sert cela? Jupiter n'est pas dupe.

Si les variations diffèrent, le thème ne varie pas. En effet, qui trompe-t-on à mentir? Peu de personnes; on finit bien vite par être dévoilé et taré quand on n'est pas victime soi-même de son propre mensonge.

Un joyeux farceur, qui faisait du mensonge ses plus chères délices, apprit, mais un peu tard, à ses dépens, les inconvénients de se moquer de son prochain en le trompant.

Une de ses plaisanteries favorites était, aux bains froids, de simuler les convulsions de l'homme qui se noie. La première fois, les maîtres baigneurs se jetèrent bravement à l'eau pour lui porter secours. Arrivés près de lui, le gai farceur, reprenant son état naturel, leur rit au nez, puis faisant un joli plongeon, fila entre deux eaux pour leur montrer qu'il nageait comme le plus sémillant des poissons. Il renouvelait fréquemment cette petite comédie et jouissait pleinement de l'émotion provoquée par sa noyade simulée. Un jour, jour funeste, une crampe, une vraie crampe le saisit pour tout de bon. Il appela au secours, pour tout de bon, on trouva la plaisanterie excellente et le tour bien joué; il réclama perche et bouée ; on riait de plus en plus ; si bien qu'il coula au fond de l'eau à la grande joie des assistants. Sa plongée se prolongeant un peu trop, un bon nageur voulut se rendre compte de ce qu'il advenait : il avait passé de vie à trépas. Radicalement guéri de sa manie de mensonge, jamais plus il ne recommença, s'étant lui-même offert le loisir de méditer tout à son aise l'aphorisme :

Un menteur n'est pas écouté
Même en disant la vérité.


1 Livre IV, fable 25.

Émile Genest, Miettes du passé, Collection Hetzel, 1913. Voir la note du transcripteur.

dimanche 18 novembre 2012

Miette 77 : Il n'est chasse que de vieux chiens

L'expérience

Il n'est chasse que de vieux chiens.

Sommaire. - Opinion d'un révolutionnaire. - Plaisirs princiers. - Le lapin d'abord ; après, le peuple ! - Précieux auxiliaire. - Il aboie, attention ! - Saint et chien. - Châsse et chasse. - La couronne des vieillards.

Un farouche révolutionnaire qui n'aimait pas les têtes couronnées sous prétexte qu'elles étaient, sans exception, placées sur des cous de tyrans, refusait toute espèce de distraction aux détenteurs de trônes; il ne voulait pas « qu'un roi s'amuse », estimant que les plai- sirs princiers ne peuvent que dissimuler des vices ou préparer des crimes. Il leur déniait en première ligne le droit de « courre » le gibier, occupation qui lui inspirait des craintes pour la sécurité de leurs sujets; sa répulsion pour le goût cynégétique des rois s'exhale dans un couplet à sinistre conclusion :

Je n'aime pas un prince aussi chasseur,
Car, à la chasse,
Le temps qu'on passe
Est perdu pour notre bonheur.
C'est par un lapin qu'on commence,
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
C'est par un peuple qu'on finit !

Ne prenons pas les choses au tragique; admettons que, fût-on le plus absolu des mo- narques, on peut chasser et aimer la chasse sans arrière-pensées homicides. La chasse présente un intérêt multiple : salutaire par l'exercice que procure la poursuite du gibier; utile pour celui qui s'en nourrit; gastrono- mique pour le gourmet.

Après un bon fusil, ce qui importe le plus au disciple de Nemrod, c'est un bon chien. Le difficile est de trouver ou former les chiens de chasse, canes venatici ; pour cela il faut du temps et de la patience; une fois obtenu le résultat, et l'animal dressé, on pos- sède un précieux auxiliaire, d'autant meilleur qu'il a pratiqué davantage et pendant plu- sieurs années. Rien ne vaut un vieux chien de chasse (il n'est chasse que de vieux chiens). Son flair affiné lui révèle les différentes sortes de gibiers ; il en connaît les habitudes et les ruses au point de les découvrir et dépister. Son maître s'en rapporte bien souvent à lui, confiant dans sa longue expérience.

Le proverbe latin a le même sens : Prospec- tandum vetulo cane latrante: « il faut faire atten- tion dès qu'un vieux chien aboie ». Ici, on met en scène le chien de garde au lieu du chien de chasse ; mais l'idée est la même ; l'âge seul du chien est considéré et mis en valeur.

Un ami de saint François de Sales, J.-Pierre Camus, évêque de Belley, attaquait avec véhé- mence soit en chaire, soit dans ses écrits, les désordres des moines mendiants et tentait de réformer les abus du clergé ; il trouvait qu'on canonisait un peu trop facilement à son époque, et réclamait pour les saints un âge avancé ; il formula sa critique en parodiant le pro- verbe dans un de ses sermons : Il n'est châsse que de vieux saints. L'a peu près est amusant et spirituel, sinon très orthodoxe, mais quel rapport de saint avec chien, et de châsse avec chasse ? l'attrait seul d'une assonance permet- tant de lancer un jeu de mots.

L'analogie du vieux chien expérimenté s'explique davantage avec le vieillard aux conseils empreints de sagesse et de prudence.

Quiconque a beaucoup vu
Peut avoir beaucoup retenu.1

Les vieillards ont beaucoup vu, beaucoup appris, beaucoup retenu et savent beaucoup. La connaissance des hommes, l'habitude de la réflexion et mille notions variées qu'ap- porte le seul cours des années font qu'on ne peut que gagner en leur compagnie; et chasser avec eux dans les guérets et les plaines de la vie est agréable et fructueux. L'expérience consommée est la couronne des vieillards.

Ne fais rien sans conseil ; la grise expérience
Et blanche foy du vieil beaucoup te servira :
Où l'oeil du corps finit, l'oeil de l'esprit commence,
Et sa tremblante main le sceptre affermira.2




1 La Fontaine, L'Hirondelle et les petits Oiseaux, livre I, fable 8.
2 Jean Bachot (1629).

Émile Genest, Miettes du passé, Collection Hetzel, 1913. Voir la note du transcripteur.