Jobineries

Blogue de Gilles G. Jobin, Gatineau, Québec.

samedi 25 février 2012

Miette 18 : Il ressemble aux anguilles de Melun

L'ouie

Il ressemble aux anguilles de Melun.

Sommaire. — Le mutisme du poisson mort ou vif. — Conséquence d'une apostrophe.

Les anguilles se divisent en deux grandes catégories, les anguilles de mer et les anguilles d'eau douce (rivières, lacs, étangs). Toutes ces anguilles font partie des poissons et n'ont, pas plus que ceux-ci, jamais poussé le moindre cri. Qu'on les écorche ou qu'on ne les écorche pas, qu'elles soient nées natives de Melun ou d'ailleurs, qu'elles sortent de l'eau insipide ou de l'eau salée, elles sont muettes comme des carpes.

Mais, me direz-vous, pourquoi compare-t-on une personne, qui a peur avant qu'on ne lui fasse du mal et même avant qu'on ne la touche, à l'anguille de Melun « qui crie avant qu'on l'écorche » ? — Cela vient de ce qu'un propos passant de bouche en bouche est presque toujours dénaturé. Pour le comprendre, il convient de remonter à l'origine; c'est ce que je vais faire pour mes anguilles.

Au moyen âge on représentait des « mystères ». Dans la ville de Melun, figurait parmi les interprètes un jeune homme qui avait la passion du théâtre. Il s'appelait Languille. Remplissant le rôle d'un saint qu'on allait écorcher vif, il fut pris d'une telle peur à la vue des instruments de torture qu'il s'enfuit à toutes jambes en poussant des cris d'effroi. Ses camarades, moqueurs, le poursuivirent de leurs lazzis : « Voyez Languille qui crie avant qu'on l'écorche ! »

L'anecdote se propagea dans les villages voisins où l'on raconta l'histoire de Languille, celui de Melun ; elle fit le tour de la France, on comprit qu'il était question d'une anguille et non d'un homme, et l'on dit l'anguille avec une apostrophe; puis les gourmands, trouvant que, pour faire une bonne matelote, une anguille ne suffisait pas, en mirent plusieurs et voilà comment on se moque d'un homme craintif ou timoré en lui rappelant qu'à l'instar des anguilles de Melun, « il crie avant qu'on l'écorche ».

Émile Genest, Miettes du passé, Collection Hetzel, 1913. Voir la note du transcripteur.

mardi 21 février 2012

Miette 17 : Cela rime comme hallebarde et miséricorde

L'ouie

Cela rime comme hallebarde et miséricorde.

Sommaire. — Un principe. — Difficulté d'application. — Boutiquier plein d'affection. — Idée générale. — Une leçon de versification. — La mise en pratique.

La rime est une esclave et ne doit qu'obéir.1

Comme principe, c'est entendu ; quand on passe à l'application, la difficulté commence. On trouve généralement la première rime, comme disait cet autre ; la seconde est plus revêche. Il y a bien des règles, encore faut-il les connaître ; une fois connues, les comprendre ; une fois comprises, les appliquer.

S'il ne sent pas du ciel l'influence secrète2,

l'apprenti poète fera bien de s'adresser à un professeur, compétent d'abord, clair et précis ensuite, afin d'éviter de juxtaposer des rimes comme bûche et poche, corne et lanterne, hallebarde et miséricorde, qui réalisent toutes les conditions, sauf celle de rimer entre elles.

Les deux dernières, hallebarde et miséricorde, ont conservé le pas sur les autres, bien que tout aussi pauvres et aussi ridicules.

L'honneur qu'elles ont de figurer en proverbe a pour origine l'aventure, survenue, en l'an de grâce 1727, à un petit boutiquier possédant plus de coeur que de relations avec Calliope.

Un nommé Mardoche, suisse de l'église Saint-Eustache, était son ami intime. Ce suisse vint à mourir (nous sommes tous mortels). Le boutiquier désolé ne savait comment témoigner au défunt ses regrets d'une façon durable. Une idée géniale lui traversa le cerveau : « Si je lui faisais une épitaphe, et une épitaphe en vers ! »

L'instruction obligatoire n'existant pas encore, notre homme n'était pas très ferré sur le style, encore moins sur la versification. Courir chez le maître d'école du quartier et lui communiquer son projet et son embarras fut l'affaire d'un instant.

Le magister, pas très fort lui-même, lui donne quelques conseils et l'engage à soigner la rime qui, pour être riche, lui dit-il, exige que les trois dernières lettres du second vers soient les mêmes que les trois dernières du précédent.

Notre homme rentre aussitôt chez lui, se met à l'oeuvre et finit, non sans peine, par faire éclore le quatrain suivant :

Ci-gît mon ami Mardoche,
Qui fut suisse à Saint-Eustache,
Il a porté trente-deux ans la hallebarde,
Dieu lui fasse miséricorde !

Combien de meilleurs vers n'ont pas obtenu, comme ceux-ci, l'insigne faveur de passer à la postérité !


1 Art poétique, chant I, vers 50.
2 Art poétique, chant I, vers 5.


Émile Genest, Miettes du passé, Collection Hetzel, 1913. Voir la note du transcripteur.

samedi 18 février 2012

Miette 16 : Qui n'entend qu'une cloche n'entend qu'un son

L'ouie

Qui n'entend qu'une cloche n'entend qu'un son.

Sommaire. — Toujours la même note. — Écoutez celui qui ne parle pas. — Bien jugé, mais injustice. — Que chacun prenne la parole. — Imposez le silence.

Vous faites résonner une cloche, soit en la frappant avec un morceau de bois ou de fer, soit en agitant son battant à l'aide d'une corde, c'est toujours le même son qu'elle vous répond, toujours la même « note », comme on dit en musique. Un son, un seul son frappe vos oreilles.

Quand un différend ou une discussion survient entre deux personnes, si vous n'écoutez que l'une d'elles, vous n'êtes pas éclairé sur leur situation respective. Vous n'avez entendu qu'un son de cloche, et d'aucuns prétendent :

Qui n'entend qu'une cloche n'entend rien.

Sénèque a dit :

Qui slatuit aliquid parle, inaudita altera
AEquum licet statuerit, haud aequus fuit.

« Sans écouter parti, qui juge par office,
Malgré qu'il juge bien, il fait une injustice. »

Plus sévère encore et rigoureux se montre le grand Corneille :

Quiconque, sans l'ouïr, condamne un criminel,
Son crime eût-il cent fois mérité le supplice,
D'un juste châtiment, il fait une injustice.

Pour être bien renseigné, bien documenté, et vous permettre une opinion sérieuse et raisonnée, prenez le soin d'écouter les diverses personnes au courant de l'affaire en cause et ne vous contentez pas d'un seul son de cloche.

Imbu de cette vérité, un juge, dont l'audience s'écoulait dans un brouhaha indescriptible, et qui depuis le début n'avait perçu que ce son unique et cacophonique, s'écria tout à coup : « Huissier, imposez silence ! il est étrange qu'on fasse tant de bruit, nous avons jugé je ne sais combien de causes sans les entendre. »


Émile Genest, Miettes du passé, Collection Hetzel, 1913. Voir la note du transcripteur.

mercredi 15 février 2012

Miette 15 : Sa langue va comme un cliquet de moulin

L'OUIE

Sa langue va comme un cliquet de moulin

Sommaire. — Petite définition. — Simple rapprochement. — Énigme. — Accord arabe et anglais. — Appréciations multiples. — La femme mise en cause. — Épitaphes. — Pour parler, taisez-vous.

Le cliquet est un petit levier qui empêche une roue crénelée de tourner dans un sens contraire à celui de son mouvement propre ; quand la rotation se fait normalement, le cliquet, alternativement levé et tombé sur chaque cran, rend un petit son sec d'autant plus fréquent que la roue tourne plus vite.

Les roues de moulin à eau ou à vent possèdent une allure particulièrement rapide.

Dans la bouche de certaines personnes, la langue remplit l'office d'un véritable cliquet, bondissant et rebondissant sans cesse et avec volubilité. Si elle sert, à parler, elle a servi aussi à beaucoup faire parler d'elle; que n'a-t-on pas dit, surtout médit et écrit sur son compte !

Ésope avait tenté d'établir une juste balance entre les biens et les maux dont la langue est la cause ou le prétexte, en expliquant qu'elle apparaît, tour à tour, la meilleure et la pire des choses. Il n'a pas été suivi par la postérité, qui tend plutôt à la charger de tous les péchés d'Israël.

Avant de dire de la langue ce que nous avons à en dire, permettez-nous de vous donner, sous forme d'énigme, une définition qui nous a paru agréablement tournée :

Je condamne, j'absous, je loue, je blasphème,
À parler bien ou mal mon penchant est extrême.
Je suis dans l'univers de grande utilité
Et fais tout l'ornement de la société.
Sans te mettre, lecteur, l'esprit à la torture,
À mes fruits, reconnais mes talents et mon nom ;
Quoique je sois sans dents, je fais mainte morsure,
Chaque instant je te sers et ne crains point l'usure ;
Naître, vivre et mourir dans certaine prison,
Est le sort qui me fut prescrit par la nature.
Sans douleur je ne puis quitter mon domicile,
Bien que tel soit l'usage en Turquie, à Maroc ;
M'ôter de mon logis, c'est me rendre inutile ;
Mais nul ne peut, ami, m'ôter de Languedoc.1

Maintenant que la voilà définie et portraiturée, nous allons pouvoir parler de la langue en connaissance de cause, raconter ce qu'on en pense et donner libre carrière aux appréciations. Elles sont multiples.

Chacun la traite suivant son humeur, mais rarement lui adresse un compliment.

Quand, par hasard, on se risque à lui reconnaître quelques qualités, on prend un air honteux pour s'en excuser aussitôt en lui préférant le silence.

N'a-t-on pas le proverbe arabe :

La parole est d'argent, mais le silence est d'or,

adopté par les Anglais :

" Speak is silver, but silence is gold " ?

Et le précepte de Confucius :

Parler, c'est semer,
Écouter, c'est recueillir?

Vous sentez immédiatement la restriction.

On lit dans le Coran : « Le talent le plus rare comme le plus utile est de savoir écouter. »

D'après une maxime orientale : « Personne ne fait plus paraître sa bêtise que celui qui commence de parler avant que celui qui parle ait achevé. »

Suivant une autre : « Les hommes ont sur les bêtes l'avantage de la parole; mais les bêtes sont préférables aux hommes si les paroles ne sont de bon sens. »

Les gens pratiques pensent qu'on ne peut bavarder et travailler tout ensemble :

« Ce n'est pas la quantité de paroles qui remplit le boisseau.2 »

Ni mon grenier ni mon armoire
Ne se remplit à babiller.3

« En tout travail il y a quelque profit; mais le babil des lèvres ne procure que disette.4 »

Les philosophes déplorent la langue et les bavards :

Moins on pense, plus on parle.5

« Il est étonnant qu'on ait donné tant de règles aux hommes pour leur apprendre à parler et qu'on ne leur en ait donné aucune pour enseigner à se taire.6 »

Avec les moralistes, c'est le dédain et le mépris qu'elle obtient en partage :

« Il est des vices dangereux; il en est de déplaisants, il en est de ridicules; le babil réunit tous ces inconvénients ; en disant des choses ordinaires, le babillard est ridicule; en disant des méchancetés, il est odieux.7 »

« Une des choses qui fait que l'on trouve si peu de gens qui paraissent raisonnables et agréables dans la conversation, c'est qu'il n'y a presque personne qui ne pense plutôt à ce qu'il veut dire, qu'à répondre précisément à ce qu'on lui dit.8 »

« L'on se repent rarement de parler peu, très souvent de trop parler, maxime usée et triviale que tout le monde sait et que tout le monde ne pratique pas.9 »

« Celui qui ne sait pas se taire, sait rarement bien parler.10 »

Les humoristes le prennent du côté léger et badin, mais ne l'en estiment pas davantage.

L'un d'eux signale que la nature nous a donné deux oreilles et une bouche seulement pour nous apprendre qu'il faut plus écouter que parler.

En général, ils s'attaquent de préférence à la femme dans leur douce ironie :

Qu'une femme parle sans langue
Et fasse même une harangue,
Je le crois bien.
Qu'ayant une langue, au contraire,
Une femme puisse se taire,
Je n'en crois rien.

D'un autre :

Il se peut que sans langue une femme caquette,
Mais non qu'en ayant une elle reste muette.

Au besoin, ils vont jusqu'à faire prononcer par la femme elle-même sa propre condamnation :

C'est conscience à vous que de vouloir forcer,
Pendant deux ans entiers, des femmes à se taire.
Pour moi, j'aimerais mieux vivre en un monastère,
Jeûner, prier, veiller, et parler tout mon soûl.11

Quant aux fantaisistes, ils n'ont de préférence pour aucun sexe, et distribuent des épitaphes aussi bien à l'homme qu'à la femme :

Ci-gît la vieille Radegonde
Qui fut jolie assez longtemps.
Cette maman petite et ronde
Fit beaucoup de bruit dans le monde :
Elle y parla quatre-vingts ans.12

Voilà pour « ma voisine » ; quant à « mon voisin », il ne perdra rien pour attendre, et voici son cadeau :

Ci-gît un babillard qui la nuit et le jour
Faisait un moulinet de sa langue archifolle ;
La mort voulut enfin lui parler à son tour
Et put seule un matin lui couper la parole.

Mais je m'en aperçois bien tard, je me suis laissé entraîner à bavarder peut-être plus que de raison, et ma plume a marché « comme un cliquet de moulin ». N'aurais-je pas mieux fait de profiter de tous ces bons conseils en observant celui-ci qui les résume tous :

Et si tu veux parler, commence par te taire!


1 Le Mercure de France, du 6 mai 1786.
2 Franklin.
3 La Fontaine, La Mouche et la Fourmi, livre IV, fable 5
4 Salomon, Livre des Proverbes, chapitre XIV.
5 Condillac.
6 Montesquieu.
7 Plutarque.
8 La Rochefoucauld.
9 La Bruyère, Les Caractères, chapitre XI, De l'homme.
10 Pierre Charron.
11 Le Philosophe marié, acte 1, scène iv, comédie de Destouches.
12 L'abbé de La Reynie, 1786.


Émile Genest, Miettes du passé, Collection Hetzel, 1913. Voir la note du transcripteur.

jeudi 9 février 2012

Miette 14 : Qui a bu boira

Le goût

Qui a bu boira

Sommaire. — Noé dans la vigne. — Redoutez le vin. — Le « lait des vieillards ». — La première chanson à boire. — Racan chante le jus du raisin. — Comment il faut boire. — Guérissez ma fièvre, je guérirai ma soif.

Depuis Noé, qui planta la vigne et sut en extraire le jus du raisin, le vin eut ses détracteurs. N'en connaissant pas encore les pernicieux effets, le vénérable patriarche dut à son inexpérience de tomber dans un état voisin de l'ébriété, ce qui eut comme conséquence d'égayer à ses dépens de nombreuses et successives générations.

L'apparition de cette suave liqueur se signala par un début plutôt malheureux, qui la mit en méfiance dans l'esprit des moralistes.

« Tous les péchés, dit l'un, sont entrés dans le monde par l'intempérance ; c'est l'abstinence qui y ramène toutes les vertus ». Sa conclusion logique proscrit le vin.

L'Écclésiaste redoute son influence : « N'excitez pas à boire celui qui aime le vin, car le vin en a perdu plusieurs. »

« Les effets de l'ivresse sont souvent funestes, ajoute Buchanan ; il n'est pas de poison qui tue plus certainement que les liqueurs fortes. » Voilà le premier jalon posé pour la lutte contre l'alcoolisme.

Ces recommandations ne sont pas à dédaigner, à la condition de viser seulement ceux que leur gourmandise et leur irréflexion entraîneraient jusqu'à l'abus. Quant aux gens raisonnables, qui ne boivent qu'à bon escient et modérément, loin de leur interdire le vin, il faut leur recommander cette précieuse boisson qui fortifie les jeunes et a mérité de s'appeler « le lait des vieillards ».

Notre bon vin de France, si pur, si franc, si doux, si savoureux, quelles que soient les régions qui le produisent, mérite de la part de tous un accueil empressé et reconnaissant. C'est celui qu'il a reçu auprès des chansonniers et des poètes. Innombrables sont ceux qu'il a inspirés et qui se sont complu à célébrer ses louanges et à le glorifier.

Voici une chanson passant pour une des premières « chansons à boire » faites en France :

Que j'aime en tout temps la taverne !
Que librement je m'y gouverne !
Elle n'a rien d'égal à soi ;
J'y vois tout ce que je demande :
Et les torchons y sont pour moi
De fine toile de Hollande.

Le vin me rit, je le caresse ;
C'est lui qui bannit ma tristesse
Et réveille tous mes esprits ;
Nous nous aimons de même sorte :
Je le prends, après j'en suis pris,
Je le porte et puis il m'emporte.

Motin en est l'auteur ; Motin pour qui Boileau se montre sévère en écrivant :

J'aime mieux Bergerac et sa burlesque audace
Que ces vers où Motin se morfond et nous glace.1

En s'exprimant ainsi, le grand satirique ne devait pas viser notre chanson où ne manque pas une certaine verve et qui a le mérite d'avoir inauguré le genre. Il eût dans tous les cas applaudi celle que Racan composait pour son ami Maynard, toujours sur le vin :

C'est lui qui fait que les années
Nous durent moins que les journées ;
C'est lui qui nous fait rajeunir,
Et qui bannit de nos pensées
Les regrets des choses passées
Et la crainte de l'avenir.

Le chantre des « Bergeries »2 savait à l'occasion l'aire vibrer les cordes de sa lyre en l'honneur de Bacchus.

Un gastronome3 indique la manière de boire — c'est un talent et une science — pour en retirer tout le profit et le plaisir souhaités. Nous sommes au dessert :

Buvez, il en est temps, mais à dose légère,
Et ne remplissez pas constamment votre verre.
Mettez un intervalle égal et mesuré
Entre tous vos plaisirs ; arrivez par degré
À l'état d'abandon, de joie et de délire,
À l'oubli de tous maux que le vin doit produire.4

Un autre, franc luron, exprime naïvement sa joie de vider son verre et chante à plein gosier et à ventre déboutonné l'immense satisfaction qu'il en éprouve :

Vive le vin !
Vive ce jus divin !
Je veux jusqu'à la fin
Qu'il égaie ma vie !
Un homme est toujours franc,
Loyal et bon vivant
S'il boit sec et souvent !

Impossible après ces éloges dithyrambiques de nier l'attrait du vin sur le palais et le cerveau des mortels.

Celui qui en a goûté n'a qu'une envie, c'est d'en goûter encore. Qui a bu boira !

L'important est de ne pas se laisser entraîner, de ne pas tomber dans l'excès. Autrement on se dégrade, on se ravale à l'état de brute et l'on demeure incorrigible, pour mourir dans l'impénitence finale.

Certain ivrogne, après maint long repas,
Tomba malade. Un docteur galénique
Fut appelé. « Je trouve ici deux cas,
Fièvre ardente, et soif plus que cynique ;
Or Hippocras tient pour méthode unique
Qu'il faut guérir la soif premièrement. »
Lors le fiévreux lui dit : « Maître Clément,
Ce premier point n'est le plus nécessaire :
Guérissez-moi ma fièvre seulement
Et pour ma soif, ce sera mon affaire. »5


1 Art poétique, chant IV, vers 39 et 4O.
2 Recueil d'Idylles.
3 Joseph Berchoux.
4 La Gastronomie, poème, chant IV.
5 J.-B. Rousseau, épigramme V.

samedi 4 février 2012

Miette 13 : La faim chasse le loup du bois

Le goût

La faim chasse le loup du bois

Sommaire. — Bon pied, bon oeil, bonnes dents. — Pas de grand jour, l'ombre épaisse. — Hiver et ventre creux.

Le loup a la vue perçante, l'ouïe d'une finesse extrême, l'odorat très développé ; à des sens aussi parfaits il joint un remarquable esprit de calcul et de prudence ; de plus, infatigable, il lasse tous les chiens lancés à sa poursuite.

Doué par la nature de façon si généreuse, le loup n'a pas de peine à trouver sa nourriture dans les forêts et dans les bois ; mais sa bravoure n'est pas renommée ; loin de là ; il ne se risque pas à attaquer plus fort que lui ; l'homme lui fait peur ; le grand jour, le plein air ne le rassurent pas ; il ne se hasarde pas en plaine et préfère l'ombre des fourrés.

Mais voici l'hiver ; les arbres sont dégarnis, les feuilles jonchent le sol, la neige tombée en abondance les recouvre, le froid est vif, la terre glacée ; lapins et lièvres, gibiers de saveur succulente, s'enfouissent dans leurs terriers ; le loup erre à l'aventure, tirant la langue, léchant ses crocs, l'oeil chercheur et le ventre efflanqué. Il surmonte alors sa poltronnerie et se hasarde « hors du bois ».

« La faim enchace (chasse) le loup du bois », dit un proverbe du XIIIe siècle, « quaerens quem devoret », cherchant quelqu'un à dévorer ; c'est parfois un bon coup de fusil qu'il rencontre et qui met fin à son appétit.

Combien de gens contraints, par le besoin ou par la nécessité, de faire des choses qui leur répugnaient ou qu'ils redoutaient ! Comme le loup ils sont obligés de « sortir du bois ».

Le poète François Villon a fait le rapprochement de l'homme et de l'animal soumis au même triste sort :

Nécessité fait gens mesprendre
Et fait saillir le loup du bois.

mercredi 1 février 2012

Miette 12 : Être comme un coq en pâte

Le goût

Être comme un coq en pâte

Sommaire. — Le sultan de la basse-cour. — Volatile gavé. — On ne voit que la tête. — Heureux mari.
Et vous tous, heureux maris !

Si l'on parle du coq ou si l'on y pense, on se représente l'animal fier comme un sultan, se dressant orgueilleusement sur ses ergots au milieu de la basse-cour, entouré de ses nombreuses poules auxquelles il ne permet pas de « chanter » en sa présence.

Le feu semble jaillir de son aigrette altière,
Sa plume sur son cou s'épaissit en crinière,
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Sa queue, en arc mouvant, sur son dos qu'elle embrasse,
S'élève avec fierté, se recourbe avec grâce ;
Et son plumage entier, qu'il lisse et qu'il polit,
Des rayons du soleil se peint et s'embellit.1

Tel est le portrait sous lequel on voit le plus généralement ce « Chantecler »2, trônant, paradant, et lançant au ciel son éclatant cocorico.

Sous un aspect tout différent apparaît le coq en pâte.

Il y a deux sortes de coqs en pâte : celui que l'on nourrit copieusement, que l'on bourre, que l'on gave de succulente pâtée, heureux de festiner en attendant qu'il devienne « festin » à son tour.

L'autre est réellement dans la pâte ; on voit seule sa tête de faisan ou de perdrix émerger d'un pâté qui le cache entièrement et dans lequel il semble se pelotonner délicieusement.

Celui-là paraît jouir du bonheur parfait.

On lui compare l'homme allongé dans un lit bien chaud, sous de bonnes couvertures, la tête enfouie dans un oreiller moelleux qui ne laisse apercevoir que le bout de son nez. Son aspect de béatitude ne rappelle-t-il pas à s'y méprendre celui du coq en pâte ! Et vous tous, heureux maris, qui possédez femmes bonnes, douces, aimables et aimantes, qui vous préparent vos pantoufles l'hiver, de rafraîchissantes boissons l'été, qui vous bichonnent, qui vous dorlotent, qui vous cajolent, n'êtes-vous pas de véritables coqs en pâte ?


1 J.-B. Lalanne, Les Oiseaux de la ferme.
2 Chantecler, comédie en 5 actes, d'Edmond Rostand.