Jobineries

Blogue de Gilles G. Jobin, Gatineau, Québec.

mardi 30 avril 2013

Miette 99 : Il ne faut pas parler de corde dans la maison d'un pendu

La prudence

Il ne faut pas parler de corde dans la maison d'un pendu.

Sommaire. - On ne se pend pas par excès de bonheur. - Sujets à éviter. - Renseignez-vous. - Un an de moins chaque année. - Cordes et machinistes.

Un homme se pend pour des motifs généralement étrangers à toute idée folâtre.

Il est poussé à cette extrémité par le désespoir que provoquent les souffrances morales ou physiques, toutes causes pénibles et cruelles pour la famille et l'entourage du suicidé, indépendamment des sentiments d'affection que le malheureux inspirait aux siens.

Réveiller le souvenir de sa mort dans sa propre maison, rappeler les circonstances dont elle fut entourée n'est pas une preuve de tact et doit être évité avec soin.

De même il ne faut pas parler devant quelqu'un d'un sujet qui peut lui être désagréable ou prêter à des allusions désobligeantes.

Afin de ne pas tomber dans ce travers, il est bon d'être renseigné sur les goûts et les habitudes des personnes avec lesquelles on est en rapport fréquent et journalier.

Un grand seigneur, gentilhomme jusqu'au bout des ongles, n'omettait jamais, le premier jour de l'an, en venant présenter ses voeux à la châtelaine, son épouse, de lui demander : « Quel âge désirez-vous avoir cette année? »

La chose entendue, il ne manquait pas de se le rappeler pendant trois cent-soixante cinq jours; et ne manifestait jamais la moindre surprise quand, au début de l'année suivante, on lui déclarait avoir une année de moins.

S'il ne faut pas parler de corde dans la maison d'un pendu, il n'en faut pas davantage prononcer le mot sur la scène d'un théâtre, devant les machinistes, à moins qu'on ne veuille régaler ces braves gens. Il est d'usage en effet que ceux-ci apportent un bouquet à quiconque parle de « corde » sur les planches ; et - une politesse en vaut une autre - il est non moins d'usage qu'on y réponde par l'offre de généreuses libations.

Connaissiez-vous cette coutume? il est probable que non ; en ce cas je suis heureux de vous l'apprendre.

Émile Genest, Miettes du passé, Collection Hetzel, 1913. Voir la note du transcripteur.

samedi 27 avril 2013

Miette 98 : Il y a anguille sous roche

La prudence

Il y a anguille sous roche.

Sommaire. - Crainte, modestie ou simple goût. - Anguille, serpent ou scorpion. - Se méfier.

Soit par crainte, soit par modestie, soit simplement par goût, l'anguille aime le secret, le mystère et recherche l'obscurité ; elle trouve satisfaction en se faufilant dans la vase ou sous les pierres; à ce dernier mot on a substitué celui de roche qu'on a sans doute trouvé plus imposant ou plus poétique ; et l'on a dit il y a anguille sous roche.

Anguille vient du latin anguilla dont la racine anguis, serpent, prenait place dans la langue de Cicéron : latet anguis in herba, « le serpent est caché dans l'herbe ». Chez les Grecs, le serpent devenait un scorpion, l'herbe se transformait en pierre et le tout faisait : « le scorpion dort sous la pierre ».

Quels que soient les termes et le langage adoptés, le sens ne varie pas. Cela signifie qu'il y a dans une affaire une chose cachée, dangereuse, dont il faut se méfier ; en français l'on a adopté : il y a anguille sous roche, bien qu'on ne voie ni anguille, ni poisson, ni eau, ni vase, ni roche.

Émile Genest, Miettes du passé, Collection Hetzel, 1913. Voir la note du transcripteur.

vendredi 26 avril 2013

Miette 97 : Le chien de Jean de Nivelle

La prudence

Le chien de Jean de Nivelle.

Sommaire. - Le chien d'Arlotto. - Jean de Nivelle a-t-il existé? - Et son chien ?

En général le chien est un animal docile et obéissant; il accourt à la voix de son maître ; cependant, sous le beau ciel de l'Italie, il y eut un nommé Arlotto dont les compatriotes disaient : Far come il cari d'Arlotto che chiamato se la batte. « Faire comme le chien d'Arlotto qui décampe quand on le siffle. » Nous n'avons rien à envier de ce côté à notre soeur latine, car, sous le beau ciel de France, a vécu un sieur Jean de Nivelle dont le caniche disparaissait aussi lorsqu'on le hélait.

Quand je dis « a vécu » ; je n'en sais rien. On en a beaucoup parlé; on ne prononce jamais le nom de Jean de Nivelle sans immédiatement faire allusion à son chien, pour désigner une personne qui se sauve avec d'autant plus de conviction que l'on court davantage après elle. Pour ce qui est d'avoir « vu », ce qui s'appelle vu, le fameux Jean de Nivelle et son non moins fameux chien récalcitrant, personne ne peut se vanter de cette aubaine.

Il faut donc admettre que tous deux, l'un fuyant l'autre, sont venus jusqu'à nous, grâce à la séduction de la rime, dont nos pères étaient friands, et l'ont prouvé une fois de plus en nous léguant :

C'est le chien de Jean de Nivelle,
Il s'enfuit quand on l'appelle.

Émile Genest, Miettes du passé, Collection Hetzel, 1913. Voir la note du transcripteur.

jeudi 25 avril 2013

Miette 96 : En toute chose il faut considérer la fin

La prudence

En toute chose il faut considérer la fin.

Sommaire. - Inconvénients du parapluie. - Sont-ce des vers ? - La pensée et son enveloppe. - Vue courte. - Triboulet aime mieux un quart d'heure avant qu'un quart d'heure après.

S'il est un objet encombrant et désobligeant à promener avec soi toute la journée, c'est un parapluie, je vous l'accorde. Sa compagnie présente de nombreux inconvénients; d'abord, il vous immobilise une main, quelquefois deux, s'il vous prend fantaisie de vous en servir comme d'un trapèze; si vous le mettez sur ou sous votre bras, vous courez risque de le jeter dans les jambes des promeneurs ou d'éborgnerles passants. Pour éviter les désagréments qui en résultent, on aime mieux s'en priver; les messieurs surtout s'affranchissent volontiers de cette servitude; mais, qu'ils y réfléchissent :

Lorsqu'on n'a pas de parapluie
Cela va bien quand il fait beau :
Mais quand il tombe de la pluie
On est trempé jusques aux os !

Je ne vous donne pas ces quatre vers, - si tant est qu'ils puissent prétendre à cette honorable désignation, - comme la fine fleur de la poésie. Mais daignez faire abstraction du style et de la trivialité ; creusez un peu l'idée qu'ils enveloppent ; vous y découvrirez un excellent conseil qui n'est autre que de vous préoccuper de la suite et de la conséquence finale de vos actions et de vos entreprises.

Il est bon d'avoir cette pensée constamment présente à l'esprit avec la sage maxime de Paul de Gondi, cardinal de Retz :

« Il faut toujours tâcher de former des projets de façon que leur irréussite même soit suivie de quelque avantage. »

L'idée, comme on le voit, n'est pas nouvelle ; la forme définitive sous laquelle elle nous apparaît aujourd'hui,

En toute chose il faut considérer la fin,1

lui a été donnée par La Fontaine dans la fable intitulée Le Renard et le Bouc.

Celui-ci ne voyait pas plus loin que son nez.

ce qui occasionna sa mésaventure.

Triboulet, qui avait la vue beaucoup plus longue, et, en sa qualité d'homme d'esprit et de fou royal, envisageait les choses longtemps à l'avance, aimait mieux tenir que de courir.

Menacé de coups de bâton par un seigneur qu'il avait malmené... de la langue, il alla se plaindre au roi François Ier qui lui dit : « Ne crains rien, si quelqu'un était assez hardi pour te tuer, un quart d'heure après il serait pendu.

- Ah! sire, repartit Triboulet, si c'était un effet de Votre Bonté de le faire pendre un quart d'heure avant. »


1 La Fontaine, Le Renard et le Bouc, livre III, fable 5.

Émile Genest, Miettes du passé, Collection Hetzel, 1913. Voir la note du transcripteur.

mardi 23 avril 2013

Miette 95 : Tomber de Charybde en Scylla

La prudence

Tomber de Charybde en Scylla.

Sommaire. - Avant l'origine du monde. - Sa botte la gène. - Création de la Sicile. - Malencontreuse séparation. - La mythologie réclame. - Touchant accord. - Un Français, poète latin. - Cendre et brasier.

Les récents tremblements de terre de Messine ont donné un regain d'actualité aux deux écueils qui ont nom Charybde et Scylla et se trouvent chacun d'un côté du détroit.

Ce détroit n'aurait pas existé dès l'origine du monde ; avant d'être complètement refroidie, notre planète présentait une Italie ayant au bout de sa botte un morceau de terre qui la gênait considérablement. Elle secoua la jambe, et s'en débarrassa; la Sicile était créée; au lieu d'un isthme les géographes possédèrent un détroit, et les navigateurs une cause de naufrages.

La scission avait été faite sans précaution, de telle sorte que du côté Sicile, on eut un gouffre, Charybde, et du côté Italie, au bord de la Calabre, un rocher, Scylla.

Cette situation offrit ceci de particulier, que les eaux affluèrent en tournoyant vers Charybde et entraînèrent les vaisseaux qui s'approchaient trop de la Sicile; par contre, les pilotes, qui, voulant sagement l'éviter, se portaient du côté opposé, brisaient leurs embarcations contre les rocs de la Calabre. Pensant échapper à Charybde, ils se perdaient en Scylla.

Les Grecs, enfants gâtés des filles de Mémoire,1

ont agrémenté ces écueils d'une origine mythologique.

Charybde était une femme sicilienne, fille de Neptune et de la Terre; ayant volé des boeufs à Hercule, elle fut foudroyée et changée par Jupiter en un gouffre affreux.

Scylla est tout aussi bien partagée. De nymphe sicilienne qu'elle était, elle dut à Circé, l'enchanteresse, d'être transformée en un rocher qui avait la forme d'une femme dont le buste et la tête s'élevaient au-dessus des eaux et dont les hanches étaient couvertes par les têtes de six chiens horribles ouvrant de larges gueules et aboyant sans cesse.

Fantaisistes ou poétiques, les parrains de Charybde et de Scylla ne les ont pas surfaites aux yeux de l'humanité. Créés et mis au monde redoutables, ils ou elles n'ont que trop justifié leur terrible réputation qui s'est établie du premier jour où des marins curieux ont voulu savoir ce qui se passait dans cet exigu détroit de Messine, si bien défini par Salluste :

« Est igitur Charybdis mare periculosum nautis, quod contrariis fluctuum cursibus collisionem facit et rapta quoque absorbet : Charybde est une mer pleine de dangers pour les navigateurs par le choc des courants opposés, qui engloutit les objets entraînés par les flots. »

Strabon en fait une description analogue; et Sénèque, s'il n'ajoute qu'une foi médiocre à la fable, constate le point géographique.

Virgile leur consacre aussi quelques vers :

Dextrum Scylla latus, loevum implacata Charybdis
Obsidet, atque imo barathri ter gurgite vastos
Sorbet in abruplum fluctus, rursusque sub auras
Erigit alternos et sidéra verberat unda,2

« Scylla occupe la rive droite, l'implacable Charybde la rive gauche. Trois fois celle-ci engouffre dans ses abîmes profonds les vastes flots, trois fois elle les rejette, et porte ses ondes jusqu'aux cieux. »

La crainte que l'on éprouvait chez les anciens pour Charybde n'avait d'égale que la terreur qu'inspirait Scylla. Mais on ne voit pas trace dans leurs oeuvres qu'ils les aient opposés l'un à l'autre comme dans le proverbe français. Celui-ci semble avoir paru pour la première fois en latin sous la plume d'un de nos compatriotes du moyen âge.

Dans l'Alexandréine, poème en vers latins (en ce temps-là on avait le loisir d'écrire en latin, et en vers!), Philippe Gaultier apostrophe ainsi Darius fuyant devant Alexandre :

... Nescis, heu! perdite, nescis
Quem fugias : hostes incurris, dum fugis hostem;
Incidis in Scyllam cupiens vitare Charybdim.

« Hélas! malheureux, tu ne sais qui fuir : tu cours à un ennemi tandis que tu en fuis un autre. Tu tombes dans Scylla désirant éviter Charybde. »

On trouve chez les Latins une idée qui rappelle celle-là, mais ne la reproduit pas exactement : « Ne, vitans cinerem, in prunas ïncidas : En voulant éviter la cendre, n'allez pas vous jeter dans le brasier. »

Ou : « Dum vitant slulti vitia, in contraria currunt3 : Quand les sots veulent éviter un excès, ils tombent dans l'excès contraire. »


1 Alfred de Musset, Une bonne fortune, 35e strophe.
2 Virgile, Enéide, Livre III, vers 420 et s.
3 Horace, satire II, in fine.

Émile Genest, Miettes du passé, Collection Hetzel, 1913. Voir la note du transcripteur.

dimanche 21 avril 2013

Miette 94 : Il ne faut pas mettre le doigt entre l'arbre et l'écorce

La prudence

Il ne faut pas mettre le doigt entre l'arbre et l'écorce.

Sommaire. - Franc aveu. - Un peu de botanique. - Cherchons l'écorce. - Dangers du métier de conciliateur. - Image pour image. - L'enclume et le marteau. - Un veau inattendu.

Malgré la confusion que j'en éprouve, ma franchise naturelle m'oblige à confesser que je ne comprends pas très bien l'inconvénient qu'il y aurait à mettre le doigt entre un arbre et son écorce.

Pour supprimer les complications, supprimons d'abord les feuilles et les branches ; il nous restera le tronc; si j'en arrache l'écorce qui n'est pas élastique, je me trouverai en présence de l'aubier (faisons un peu de botanique, une fois n'est pas coutume) et je pourrai placer un doigt et même deux, voire la main tout entière sans la moindre douleur.

Il n'en serait pas de même si je prenais un tronc d'arbre à moitié fendu et que je voulusse le séparer tout à fait. Les deux parties imparfaitement disjointes pourraient faire ressort et me retenir prisonnier par les mains ainsi qu'il est advenu à un certain Milon, de Crotone, lequel apprit à ses dépens le danger de se livrer à cet exercice. Il ne put retirer ses poignets et mourut dévoré par les loups.

Où est l'écorce dans tout cela, et le péril qu'elle présente ? J'ai beau me creuser le cerveau, je n'en perçois pas l'ombre.

Il doit nous suffire de comprendre le sens qu'on attache à ce proverbe et de savoir qu'il est inopportun et même dangereux de s'interposer entre personnes intimement unies, comme le sont l'arbre et son écorce.

Ne vous mêlez pas des querelles de ménage ; en voulant tout concilier, vous ne conciliez rien du tout; vous donnez raison à l'un des époux, croyant faire plaisir à l'autre; le mari et la femme se réconcilient tout seuls à vos dépens et vous plantent là, trop heureux encore si vous vous en tirez sans essuyer une grêle de coups.

Vous voyez dans la rue des gens qui se disputent; votre bon coeur vous engage à intervenir; quel étonnement est le vôtre quand subitement leur querelle se termine et qu'ils s'unissent pour vous dévaliser; leur touchant accord peut aller jusqu'à vous larder de coups de couteau par-dessus le marché.

C'est pour échapper à ces ennuis et accidents que l'on vous dit : Il ne faut pas mettre le doigt entre l'arbre et l'écorce.

Image pour image, je préfère l'enclume et le marteau qui nous offrent le même sens; connaissant leur emploi, je me rends parfaitement compte de la situation qui me serait réservée si je me risquais à mettre entre eux deux la moindre de mes phalanges; et, si j'avais le désir de donner le conseil, au lieu de dire :

Si puissant qu'on soit,
Entre l'arbre et son écorce
Jamais on ne doit,
Comme on dit, mettre le doigt,1

j'aimerais mieux employer la formule du Trésor des Sentences2, malgré la sévère rudesse de son appréciation pour ceux qui n'y obéissent pas :

Entre l'enclume et le marteau
Qui doigt y fourre est tenu veau.


1 Auguste de Pils.
2 Recueil de sentences morales, dicts et dictons, de Gabriel Meurier.

Émile Genest, Miettes du passé, Collection Hetzel, 1913. Voir la note du transcripteur.

samedi 20 avril 2013

Miette 93 : Enfermer le loup dans la bergerie

La prudence

Enfermer le loup dans la bergerie.

Sommaire. - La terreur du bétail. - Un petit gourmand devient un loup. - Des friandises font une bergerie.

« Triste lupus stabulis », a dit Virgile dans ses Bucoliques1 ; « combien le loup est pernicieux pour le bétail. »

Quand ce carnassier peut tomber sur un troupeau de moutons, il en fait un joli massacre, malgré la proximité des bergers et des chiens. Choisissant, lorsqu'il est pourchassé, le plus dodu, le plus appétissant,

... Au fond des forêts
Le loup l'emporte, et puis le mange,
Sans autre forme de procès.2

Que serait-ce, s'il entrait dans la bergerie ? Moutons, brebis, agneaux n'auraient pas longtemps à vivre. Aussi se garde-t-on bien d'y enfermer un loup.

Evitez également de placer quelqu'un dans une situation ou dans un lieu où il pourrait faire du mal, vous vous en repentiriez; voulez-vous mettre en pénitence un petit gourmand, n'allez pas l'enfermer dans la pièce des pots de confitures, des gâteaux et autres friandises. Il s'y régalerait; peut-être en serait-il puni par une indigestion vengeresse. À coup sûr, vos réserves auraient été malmenées, car vous auriez enfermé le loup dans la bergerie.


1 La troisième.
2 La Fontaine, Le Loup et l'Agneau, livre I, fable 10.

Émile Genest, Miettes du passé, Collection Hetzel, 1913. Voir la note du transcripteur.

vendredi 19 avril 2013

Miette 92 : Le hasard fait plus que la science

L'espérance

Le hasard fait plus que la science.

Sommaire. - Léger correctif. - Le pot-au-feu de Papin. - Pontife irascible. - À défaut de cordages, la corde. - Orage sauveur. - Les bienfaits de l'humidité.

Ainsi présenté, ce proverbe semble trop absolu; pour exprimer une pensée exacte et complète il mérite un léger correctif ou une modeste addition, telle que « parfois » ou « souvent », et l'on doit dire avec Royer-Collard : « Dans les choses humaines le hasard joue souvent le rôle du Ministre de la Providence. »

Certaines découvertes ont été favorisées par des circonstances aussi heureuses qu'imprévues: d'accord; mais les hommes de génie auxquels nous les devons les auraient-ils mises au jour si ces hommes de génie n'avaient été préalablement doublés de travailleurs et de savants. Papin fut-il le premier à faire un pot-au-feu et voir bouillir une marmite ? Ce n'est donc pas à une vulgaire ménagère, mais à un grand physicien qu'est due la découverte de la vapeur.

Il n'en est pas moins vrai que le hasard peut venir au secours de la science et réussir là où celle-ci a échoué.

Quand on voulut placer l'immense obélisque devant Saint-Pierre de Rome, avec force machines et nombre de cordages, on arriva péniblement à le hisser sur son piédestal; une fois là, on s'aperçut avec angoisse que la position du monolithe déviait sensiblement de la verticale.

Le pape Sixte-Quint, auquel revenait l'honneur de l'invention, n'était pas content et, quand il n'était pas content, le pontife irascible se montrait fort expéditif. Il pensa tout d'abord faire pendre ingénieurs et machinistes pour avoir si mal réalisé son idée; après, on aviserait. Heureusement pour les prédestinés à la potence, l'opération de la pendaison fut ajournée au lendemain. Durant la nuit, un orage épouvantable (un orage est toujours épouvantable) trempa les cordes; celles-ci se raccourcirent peu à peu par l'humidité et ramenèrent insensiblement l'obélisque à la place rêvée, droit comme un I.

Au soleil levant, l'oeil géométrique de Sixte-Quint fut surpris, mais satisfait; le cou des ingénieurs n'avait plus rien à redouter. Leur science avait bien été, cette fois, réellement secondée par le hasard, qui pour eux fut une véritable Providence ; ils ne manquèrent pas de se faire une réflexion dans le genre de celle-ci :

Dans les projets de l'homme et ses folles visées
La Providence a dû se garder une part ;
C'est ce que le vulgaire appelle le hasard.

Émile Genest, Miettes du passé, Collection Hetzel, 1913. Voir la note du transcripteur.

jeudi 18 avril 2013

Miette 91 : Tenir l'anguille par la queue

L'espérance

Tenir l'anguille par la queue.

Sommaire. - Proverbe espagnol. - Jeux et fêtes de village. - Tout finit par un plongeon.

La peau de l'anguille est extraordinairement glissante ; morte, on a de la peine à la tenir dans la main; vivante et frétillante, la difficulté augmente encore ; la saisit-on seulement par la queue, il devient presque impossible de la garder.

En Espagne : « Qui prend l'anguille par la queue et la femme par la parole peut bien dire qu'il ne tient rien du tout ».

Sans poursuivre cette moqueuse comparaison qui a traversé les Pyrénées pour venir en France, nous considérons qu'entreprendre une affaire manquant de certitude et n'inspirant pas confiance, c'est tenir l'anguille par la queue.

Cette propriété glissante de la peau d'anguille a inspiré les organisateurs de fêtes villageoises où fleurissent déjà les courses en sac, le jeu des ciseaux pour les demoiselles, la chasse au canard et autres divertissements.

Ils ont imaginé la pêche à l'anguille. Dans une petite rivière ou dans un port de mer, on place au milieu de l'eau un mât auquel on a suspendu par la tête une anguille, la queue se trouvant à une faible distance au-dessus de l'eau.

Les concurrents à la matelote, en costume de bain, se jettent à la nage : arrivés à l'anguille, ils doivent donner un petit coup de reins pour atteindre l'animal par la queue; généralement elle leur glisse dans la main, et les nageurs se contentent d'un éclaboussant plongeon qui met en joie l'assistance. Rarement les « pêcheurs » ne reviennent pas bredouille ; leur bonne volonté et leurs efforts ont fait passer un bon moment aux nombreux spectateurs témoins de leur déconvenue. On est toujours si heureux des mésaventures d'autrui !

Émile Genest, Miettes du passé, Collection Hetzel, 1913. Voir la note du transcripteur.

mercredi 17 avril 2013

Miette 90 : Avoir son dada

L'espérance

Avoir son dada.

Sommaire. - Vraie peau, vrai poil, vraies plumes. - Le cheval de notre enfance. - Chaque âge a ses désirs.

Aujourd'hui que les enfants reçoivent comme jouets des animaux en vraie peau, en vrai poil, en véritables plumes, ils ne connaissent pas le dada qui avait charmé leurs pères. Ce dada avait la prétention de représenter un cheval ; il était tout en bois, taillé à coups de serpe, peint de couleur rouge sang de boeuf; ; une crinière noire, hirsute, dure comme une brosse de chiendent, surmontait son encolure; des crins noirs, longs et rares, formaient la queue ; comme harnachement une petite lanière en cuir mince clouée à chaque coin de la bouche, un mesquin bout d'étoffe criarde représentant la selle. Pour assurer la solidité de cette réduction du cheval de Troie, et être bien certain qu'il se maintienne sur ses quatre jambes, celles-ci étaient fixées sur une planchette verte bordée d'un filet écarlate.

Que c'était beau! Oui, c'était beau, sinon le jouet en lui-même, mais l'âge, la naïveté que l'on avait alors.

Quelle joie à l'arrivée du dada ! On ne le quittait pas, on lui donnait de l'avoine, on lui apportait un seau d'eau, tout cela en effigie, bien entendu, « pour rire » ; puis on montait dessus, à dada; on en descendait; on le reconduisait à l'écurie pour l'en ressortir aussitôt et recommencer toute la sainte journée ; on en perdait le boire et le manger ; on y pensait le jour; on y rêvait la nuit. C'était une obsession, le dada comblait tous les désirs, il n'y avait rien au-dessus d'un dada!

Quand on a grandi, le dada en bois a été remplacé par bien d'autres dadas, augmentant graduellement d'importance et de prix, pour en arriver dans l'âge mûr à prendre des proportions inattendues.

Tout homme, toute femme désire une chose, sinon plusieurs, par-dessus toute autre ; les femmes une robe, un bijou ; les hommes une place, un ruban, oh! oui, un ruban! Pauvre petit bout de ruban, violet, rouge ou multicolore, que de platitudes, que de bassesses, que de vilenies on commet en ton nom ! Place, bijou, robe, ruban, qui n'a pas son dada ?

Émile Genest, Miettes du passé, Collection Hetzel, 1913. Voir la note du transcripteur.

mardi 16 avril 2013

Miette 89 : Tout vient à point à qui sait attendre

L'espérance

Tout vient à point à qui sait attendre.

Sommaire. - Ne pas perdre courage. - La science des occasions. - Réflexions coordonnées. - Trop de hâte. - Surprises réservées à la patience. - Fourmis, castors et souris.

« Je prierai le lecteur, dit Henri Estienne, de considérer comment nous pouvons faire notre profit de ce proverbe, en l'alléguant à celui qui n'aura pas eu la patience d'attendre jusqu'à la fin, mais aura perdu courage. Et nommément pour les attendans de la cour cette leçon est fort bonne, que ce n'est pas bien attendre si on n'attend jusques à la fin ; sinon au cas qu'ils voyent que cette fin ne prenne aucune fin. »1

Bossuet va plus loin :

« La science des occasions et des temps est la principale partie des affaires. Il faudrait transcrire toutes les histoires saintes et profanes pour savoir ce que peuvent dans les affaires les temps et les contre-temps. Précipiter ses affaires, c'est le propre de la faiblesse, qui est contrainte de s'empresser dans l'exécution de ses desseins, parce qu'elle dépend des occasions. »

Il développait alors ces paroles de l'Ecclésiaste (ch. III, v. 1) :

Omnibus hora certa est, et tempus suum cuilibet coepto sub coelis.

« Il y a pour tout un moment fixé, et chaque entreprise a son temps marqué sous les cieux. »

De ces réflexions coordonnées découle la conclusion de ne rien précipiter, de donner à chaque chose le temps qui lui revient de droit, autrement on s'apercevra à ses dépens que :

Le temps respecte peu ce que l'on fait sans lui,

ou bien en plus vieux français :

Qui trop se haste, en beau chemin se fourvoye,

et, sans peine, la conviction viendra que l'on n'a pas trop longtemps attendu si, grâce à cette attente, on est parvenu à ses fins ; on proclamera à son tour cette vérité :

Qui bien attend ne surattend.

Si la patience réserve de douces surprises, on n'est pas moins récompensé d'être persévérant dans ses projets et dans ses actions. Croyez-en Confucius :

« La constance peut avancer lentement, mais elle n'interrompt jamais l'ouvrage qu'elle a commencé et produit de grandes choses. Apportez chaque jour une corbeille de terre, vous ferez enfin une montagne. »

Nous avons de cette vérité une confirmation dans le règne animal, ne fût-ce qu'avec les fourmis et les castors.

« Ayez la volonté et la persévérance, nous dit Franklin, et vous ferez merveille. - L'eau qui tombe goutte à goutte parvient à consommer la pierre; avec du travail et de la patience une souris coupe un câble, et de petits coups répétés abattent de grands chênes. » ,

1 Traité de la précellence du langage françois.

Émile Genest, Miettes du passé, Collection Hetzel, 1913. Voir la note du transcripteur.

lundi 15 avril 2013

Miette 88 : Il ne faut pas jeter le manche après la cognée

L'espérance

Il ne faut pas jeter le manche après la cognée.

Sommaire. - Montagne, forêt, torrent. - Truites en sureté. - Les victoires du bûcheron. - Le géant des forêts. - Lutte ardente. - Le triomphe est certain. - Tout est perdu ! - Rage et désespoir. - Calme et Sang-froid. - Fac et spera, Espérez!

Haute est la montagne, abrupte, escarpée; les sentiers qui sillonnent les pentes sont tortueux, rocailleux, pénibles à gravir. Sur les cimes s'étend une forêt magnifique aux arbres grandioses : chênes altiers à la rugueuse écorce ; hêtres droits au tronc lisse cil, poli s'élançant fièrement vers le ciel comme les gigantesques colonnes d'un temple égyptien ; pins immenses au feuillage sombre et sévère, toujours verdoyant pendant les rigueurs de l'hiver aussi bien qu'aux rayons du soleil d'été. Les plus grandes futaies dominent d'impétueux torrents à une profondeur insondable ; le regard seul y pénètre pour apercevoir dans le ravin l'eau bouillonnant sur les pierres, ou jaillissant en écume de rocher en rocher avec un bruit formidable reproduit par de nombreux échos ; seules les truites osent l'affronter, se complaisant à en remonter le cours sans crainte d'être prises, se sentant à l'abri de l'approche des humains.

Le site est pittoresque, séduisant par son aspect farouche et sauvage ; combien plus attirant encore par les ressources que rapporteront ces arbres énormes dont le prix amplement rémunérateur récompensera largement la peine qu'on aura prise d'aller les chercher et lés abattre.

À ce dur labeur un solide bûcheron consacrait son existence, encouragé par un gain assuré et bien mérité. Son habileté était grande, secondée par une vigueur peu commune. Chênes, hêtres, sapins, les plus forts, les plus élevés, les plus vénérables tombaient sous son impitoyable et vaillante cognée; aucun ne résistait à ses persévérants efforts.

Cependant, l'un d'eux, un seul, avait jusqu'alors trouvé grâce au milieu de ces hécatombes, bien qu'excitant depuis longtemps sa convoitise. Celui-là était plus bel encore que les plus beaux frappés de la hache exterminatrice ; c'était un chêne immense que les siècles avaient respecté, allant se perdre dans les nues ; trois hommes, la main dans la main, avaient peine à l'embrasser. Si notre Sylvain n'avait pas encore attaqué et jeté bas comme les autres

Celui de qui la tête au ciel était voisine
Et dont les pieds touchaient à l'empire des morts1,

la raison n'était pas la crainte d'une lutte avec ce géant des forêts; mais, placé au bord extrême de la montagne, au-dessus du précipice, l'accès en était dangereux, impossible pour ainsi dire à tenter. La difficulté de l'entreprise et l'attrait de la réussite sont deux puissants aiguillons pour notre hardi bûcheron, vétéran de la victoire. Bravant le péril, il se décide, prend son courage et sa cognée à deux mains et aborde résolument le majestueux adversaire. Les coups redoublés et lancés d'une main sûre et experte font entailles sur entailles qui volent en éclats; le fer pénètre jusqu'au coeur de l'arbre. Pendant plusieurs jours l'ardeur s'accroît, les obstacles redoutés s'évanouissent ; l'homme entrevoit la victoire définitive et triomphale. Il s'arrête un instant pour contempler son oeuvre, jouissant par avance d'un succès désormais certain. Encore un peu de courage, et c'est fait ! Il se remet à l'oeuvre pour le coup de grâce, quand, soudain, le fer de la cognée s'échappe et va rouler dans l'abîme ; il le voit au fond du ravin inaccessible ; aucun moyen de reprendre sa chère et valeureuse cognée, irrémédiablement perdue! De désespoir et de rage, il rejette le manche, qui va la rejoindre dans le torrent. Plus de cognée, plus de manche, plus rien! L'imprudent désarmé par lui-même se trouve réduit à l'impuissance. Avec un peu de calme et de réflexion, il aurait conservé ce manche, son compagnon fidèle, et lui aurait adapté un autre fer pour courir à de nouveaux exploits.

L'exemple du bûcheron montre qu'il ne faut pas rendre plus grande par dépit la perte qu'on vient d'éprouver; le malheur vient-il à nous frapper, ne restons pas accablés sous ses coups; recueillons-nous, envisageons la situation avec sang-froid; ne nous laissons pas aller au désespoir et recherchons avec placidité les moyens de remédier au mal. La colère est mauvaise conseillère.

Patience et longueur de temps
Font plus que force ni que rage.2

L'ouragan a-t-il passé sur vos récoltes, vos moissons sont-elles détruites, ne vous découragez pas. Et post malam segetem serendum est, nous dit Sénèque,

Il faut semer sans cesse après avoir semé.

L'infortune et la félicité se touchent ; c'est quand on se croit le plus malheureux que souvent on va cesser de l'être.

Aide-toi, le ciel t'aidera.3

S'aider, c'est ne pas s'abandonner, c'est avoir confiance dans les destins de la Providence. Fac et spera. Agis et espère!

Dans la souffrance
Qui vient encor nous secourir?
C'est l'espérance
En l'avenir;
Sans espérance
Mieux vaut mourir !4


1 La Fontaine, Le Chêne et le Roseau, livre I, fable 22.
2 La Fontaine, Le Lion et le Rat, livre II, fable 11.
3 La Fontaine, Le Charretier embourbé, livre VI, fable 18.
4 Halévy, L'Éclair, opéra comique. Acte III (1835).

Émile Genest, Miettes du passé, Collection Hetzel, 1913. Voir la note du transcripteur.

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