Jobineries

Blogue de Gilles G. Jobin, Gatineau, Québec.

dimanche 29 janvier 2012

Miette 11 : Ventre affamé n'a pas d'oreilles

Le goût

Ventre affamé n'a pas d'oreilles

Sommaire. — Influence du physique sur le moral. —Tête. perdue. — Regrets et remords. — Oreille distraite. — Cri de l'estomac. — Ventre sans oreilles. — La pitance avant tout! — Les « ventre affamé ».

L'état physique a la plus grande influence sur le moral. Un homme bien portant sera plus facilement gai et affable qu'un valétudinaire. Celui qui souffre du foie ou de l'estomac se montre aisément grincheux et désagréable.

Quand on est sous le coup d'une émotion violente, on perd la tête, on n'est plus maître de soi. De tristes exemples l'ont prouvé lors de l'incendie de l'Opéra-Comique en 1887 et plus récemment à celui du Bazar de la Charité, rue Jean-Goujon.1 Des hommes, qui de sang-froid auraient fait preuve de hardiesse et de courage, ont, dans ces circonstances, été tellement affolés à la vue des flammes que brutalement, bestialement, ils bousculèrent tout sur leur passage, n'ayant d'autre souci que d'échapper au sinistre, d'autre préoccupation que la fuite. La peur paralysait en eux tout autre sentiment; et combien ont dû le lendemain en subir les plus cuisants regrets, les plus pénibles remords !

En temps normal, ne cherchez pas à retenir l'attention d'une personne qui n'a pas dîné ; elle vous écoutera d'une oreille distraite ; si l'heure s'avance davantage et que son estomac « crie la faim », la voilà transformée en « ventre affamé » et elle n'a plus d'oreilles du tout, même si vous cherchez à la retenir parle bouton de sa redingote.

Caton avait remarqué ce phénomène gastronomique lorsqu'il haranguait le peuple romain par un temps de disette : « Arduum est, Quirites, ad ventrem auribus carentem verba facere : Il est dur, citoyens, disait-il, de faire un discours à un ventre qui na pas d'oreilles. »

On ne l'ignore pas non plus dans les assemblées délibérantes ; quand l'heure du repas a sonné, les orateurs ont beau s'évertuer à la tribune, ils n'arrivent plus à captiver l'attention. Le ventre crie, le ventre a faim, il n'a pas d'oreilles ; tant pis pour le pays, tant pis pour la patrie ; allons manger ; la pitance avant tout !

À un moment l'esprit boulevardier s'est souvenu de ce proverbe qu'il a accommodé à sa façon primesautière.

Les femmes se coiffaient alors en bandeaux cachant complètement les oreilles pour venir former en arrière le chignon.

Ces élégantes furent désignées du sobriquet de « ventre affamé ». Cette appellation leur déplut-elle ? Toujours est-il que la nouvelle mode n'eut pas de succès ; la coiffure disparut et le nom avec elle. C'est dommage, car c'était bien drôle.


1 [GGJ] Compte rendu du drame sur Wikipédia.


Émile Genest, Miettes du passé, Collection Hetzel, 1913. Voir la note du transcripteur.

vendredi 27 janvier 2012

Miette 10 : L'appétit vient en mangeant

Le goût

L'appétit vient en mangeant

Sommaire. — La cloche sonne. — Le rat du poète Horace. — Conscience pure, estomac plein. — L'ivresse ou l'indigestion vous guette. — Théorie du domestique. — Béatitude du maître.

« Le Créateur, en obligeant l'homme à manger pour vivre, l'y invite par l'appétit, et l'en récompense par le plaisir. »1 a

La cloche du dîner vient de sonner; vous vous dirigez à pas lents et comme attristés vers la salle à manger. Vous n'avez pas faim ! Vous vous mettez tout de même à table.

Vous goûtez au premier mets, dente superbo, « d'une dent dédaigneuse », comme le rat d'Horace; cela vous semble assez bon, vous y prenez goût ; de même au second service et ainsi de suite jusqu'à la fin du repas que vous quittez d'un pas allègre et d'un air réjoui, satisfait du devoir accompli, la conscience pure et l'estomac plein.

C'est en mangeant que peu à peu l'appétit vous est venu.

De même dans le courant de l'existence, quand on trouve du plaisir à une chose, on est enclin à vouloir l'accentuer et en jouir le plus possible.

Quo plus sunt potae, plus sitiunlur aquae.2 b

« Plus on a bu, plus on a soif. » Plus on a du bien, plus on veut en avoir. Ce n'est pas toujours raisonnable, car on atteint aisément l'exagération qui mène à l'ivresse ou à l'indigestion.

Pour l'accroissement de sa fortune on se donne aussi beaucoup de mal, on passe beaucoup de nuits sans sommeil ; la tranquillité et le bonheur ne sont pas fatalement au bout.

C'était la théorie d'un domestique observateur qui l'exposait d'une façon assez réjouissante quoique paradoxale : « Les maîtres sont les parias de la société, c'est nous qui sommes les privilégiés. Voyez plutôt : un maître se tue au travail; quelle est son ambition ? De nourrir un domestique ! Il se remet au travail pour nourrir un second domestique. Quand un maître peut arriver à nourrir six domestiques, il est au comble de ses voeux ! »


1 Brillat-Savarin, Physiologie du goût.
a [GGJ] Jean Anthelme Brillat-Savarin, né le 2 avril 1755 à Belley et mort le 1er février 1826 à Paris, fut un illustre gastronome français. - Wikipédia
2 Ovide.
b [GGJ] Tiré de Les Fastes, I, 216.


Émile Genest, Miettes du passé, Collection Hetzel, 1913. Voir la note du transcripteur.

mardi 24 janvier 2012

Miette 9 : La faim assaisonne tous les mets

Le goût

La faim assaisonne tous les mets

Sommaire. — Condition essentielle. — Utiles préceptes. Application recommandée. — Denys le Tyran reçoit une leçon. — Sûr d'un régal. — Pour manger un canard, il faut être deux. — Le suisse du maréchal de Villars.

Un a beau vous servir les mets les plus succulents préparés avec les raffinements les plus perfectionnés, si vous n'avez pas faim, vous ne les apprécierez pas; vous y toucherez à peine.

Si, au contraire, vous avez bon appétit, les plats les plus simples, les mets les plus modestes vous sembleront délicieux.

La première condition à remplir avant de se mettre à table est donc de s'y présenter avec la faim.

Désireux

Que je puisse toujours après avoir dîné
Bénir le cuisinier que le ciel m'a donné.1

je m'applique à gagner cet appétit indispensable pour savourer les bonnes choses que l'art culinaire confectionne si habilement, à la plus grande joie des gourmets et des gourmands. Afin d'y arriver, je me suis pénétré de certains préceptes, dont je vous recommande l'application ; vous vous en trouverez bien. Aussi je vous les transcris tout au long, sans en omettre le moindre détail gastronomique.

D'un utile appétit, munissez-vous d'avance ;
Sans lui vous gémirez au sein de l'abondance.
Il est un moyen sûr d'acquérir ce trésor...
L'exercice, Messieurs, et l'exercice encor.
Allez tous les matins sur les pas de Diane,
Armés d'un long fusil ou d'une sarbacane,
Épier le canard au bord de vos marais ;
Allez lancer la biche au milieu des forêts ;
Poursuivez le chevreuil s'élançant dans la plaine ;
Suivez vos chiens ardents que leur courage entraîne.
Que si vous n'avez pas les talents du chasseur,
Allez faire visite à l'humble laboureur ;
Voyez sur son palier la famille agricole,
Que votre abord enchante et votre voix console ;
Ensuite, parcourant vos terres, vos guérets,
Du froment qui végète admirez les progrès ;
Maniez la charrue et dirigez ses ailes;
Essayez de tracer des sillons parallèles;
Partagez sans rougir de champêtres travaux,
Et ne dédaignez pas on la bêche ou la faux ;
Facilitez le cours d'une onde bienfaitrice
Dans vos prés desséchés par les feux du solstice ;
Montez sur le coursier, impétueux, ardent,
À la croupe docile, au naseau frémissant :
Dans les champs que le soc a marqué de sa trace,
Domptez ses mouvements, réprimez son audace....
Vous obtiendrez alors cet heureux appétit,
Et reviendrez à table en recueillir le fruit.2

Pour avoir méconnu cette saine doctrine et s'être laissé entraîné à un élan de curiosité gastronomique, Denys le Tyran s'exposa à recevoir une leçon d'hygiène qui dut coûter cher à son amour-propre.

On sait que, pour les Lacédémoniens, le plus exquis de tous les mets était ce qu'ils appelaient la sauce noire, plus connue sous le nom de « brouet ». Mais j'aime mieux, pour la suite du récit, passer la plume à Joseph Berchoux ; vous n'y perdrez pas, et ma paresse y gagnera :

... Ce brouet, alors très renommé,
Des citoyens de Sparte était fort estimé ;
Ils se faisaient honneur de cette sauce étrange,
De vinaigre et de sel détestable mélange.
On dit à ce sujet, qu'un monarque gourmand3
De ce breuvage noir, qu'on lui dit excellent,
Voulut goûter un jour. Il lui fut bien facile
D'obtenir en ce genre un cuisinier habile.
Sa table en fut servie. 0 surprise ! ô regrets !
À peine le breuvage eut touché son palais,
Qu'il rejeta bientôt la liqueur étrangère.
« On m'a trahi! dit-il, transporté de colère.
« — Seigneur, lui répondit le cuisinier tremblant,
« Il manque à ce ragoût un assaisonnement.
« — Eh! d'où vient? Avez-vous négligé de l'y mettre?
« — Il y manque, Seigneur, si vous voulez permettre,
« Les préparations que vous n'emploierez pas,
« L'exercice et surtout les bains de l'Eurotas. »4

Jean-Jacques Rousseau, sans être aussi frugal qu'un Spartiate, se plaisait à une nourriture simple et comptait également sur l'appétit pour en faire le principal assaisonnement.

« Je ne connais pas, disait-il, de meilleure chère qu'un repas rustique. Avec du laitage, des oeufs, des herbes, du fromage, du pain bis et du vin passable, on est toujours sûr de bien me régaler. Mon bon appétit fera le reste quand un maître d'hôtel et des laquais autour de moi ne me rassasieront pas de leur importun aspect. »5

S'il est des gens qui se contentent d'aliments peu recherchés et en petite quantité, s'il en est d'autres qui ont besoin d'exercice pour exciter leur appétit, il en est dont l'estomac réclame et accueille le plus naturellement du monde force victuailles exquises et copieuses.

Dans mon enfance, j'ai connu un vieux monsieur qui disait, avec un rire énorme, que pour manger un canard il fallait être deux, le canard et soi, et je le regardais avec des yeux effarés, le prenant pour un ogre, et m'écartant avec effroi.

Ce n'était cependant qu'un enfant auprès de bien d'autres dont on m'a révélé depuis les exploits de véritables engloutissements stomachiques.

Dans le nombre, je n'en veux retenir que le cas du suisse du maréchal de Villars, qui a pour lui une certaine authenticité.

Ce suisse mangeait énormément. Le maréchal un jour le fit venir : « Combien mangerais-tu d'aloyaux? lui dit-il — Ah! Monseigneur, pour moi falloir pas beaucoup, cinq à six tout au plus. — Et combien de gigots? — De gigots! pas beaucoup, sept à huit. — Et de poulardes? — Oh! pour les poulardes, pas beaucoup, une douzaine. — Et de pigeons? — Oh! pour ce qui est de pigeons, Monseigneur, pas beaucoup, quarante, peut-être cinquante, selon l'appétit. — Et des alouettes? — Des alouettes, Monseigneur, toujours. »


1 Joseph Berchoux, La Gastronomie, chant II.
2 Joseph Berchoux, La Gastronomie, chant II.
3 Denys le Tyran.
4 Joseph Berchoux, La Gastronomie, chant I.
5 Les Confessions, partie I, livre II.

samedi 21 janvier 2012

Miette 8 : Chercher une aiguille dans une botte de foin

La vue

Chercher une aiguille dans une botte de foin

Sommaire. — Aiguille en main, botte devant soi. — Demi-tour! — Fixe! — Problème à résoudre. — Le roman, la femme et le charlatan.

Supposez que vous ayez devant vous une botte de foin — d'aucuns préfèrent que ce soit une charretée ; — je suis moins généreux et je crois qu'une botte suffira largement à l'expérience que je vais vous conseiller.

Vous avez donc devant vous une belle botte de foin ; laissez-y négligemment tomber une aiguille; faites une pirouette ; puis, une fois revenu en face de ladite botte, tâchez de retrouver votre aiguille. Quand vous y serez arrivé, vous me direz combien vous avez mis de temps à résoudre le problème... si toutefois vous y parvenez jamais.

Rien en effet n'est si difficile que de découvrir cette petite tige d'acier au milieu de toutes ces brindilles.

Désaugiers trouve que d'autres découvertes ne sont pas plus commodes à réaliser, quand il chante :

Chercher l'esprit dans un drame,
Le bon sens dans un roman,
La raison chez une femme,
L'honneur chez un charlatan,
Ah ! c'est chercher une aiguille
Dans une botte de foin.1

On voit que, s'il ne manquait pas d'humour, le chansonnier n'était pas tendre pour tout le monde.


1 [GGJ] Marc-Antoine Désaugiers (1772-1827) dans Le Foin.

mercredi 18 janvier 2012

Miette 7 : Quand on parle du loup on en voit la queue

La vue

Quand on parle du loup on en voit la queue

Sommaire. — Pourquoi la queue et pas la tête ? — Tout pour la rime. - Le soleil et ses rayons. — La rose et son parfum.

A notre époque privilégiée, les bêtes féroces et carnassières ont disparu de nos contrées ; bien exceptionnellement on est mis en présence d'un loup ailleurs que dans les jardins zoologiques. Il n'en était pas de même autrefois ; le loup se chassait couramment ; on en parlait fréquemment, c'était un sujet de conversation très répandu, si bien qu'on en vint à dire : « Quand on parle du loup on en voit la queue ».

Pourquoi voyait-on sa queue d'abord et non sa tête, à l'inverse des rencontres habituelles ? On en donne plusieurs raisons.

Le loup voit de très loin, à travers taillis et broussailles dans lesquels il se cache et guette sa proie ; l'homme n'a pas aussi bonne vue ; quand, à la poursuite du loup, on apercevait la bête, celle-ci avait prévenu les chasseurs et déjà pris la fuite ne donnant que sa queue à contempler.

Une autre raison, euphonique celle-là ; on n'aurait pas trouvé joli de dire « quand on parle du loup on en voit la tête » et l'on a préféré versifier :

Quand on parle du leup,
On en voit la queue.

Dans le vieux langage, notamment en Picardie, le loup s'appelait un leup :

« Biaux chires leups, n'écoutez mie
Mère tenchent chen fieux qui crie. » 1

a dit La Fontaine.

Les loups ayant disparu, on a fait l'application du dicton aux personnes qui survenaient inopinément au moment où l'on parlait d'elles en bien ou en mal ; ce dernier cas est de beaucoup le plus ordinaire, comme chacun sait. Pour être plus aimable, mais non moins hypocrite, on dit aussi : « Quand on parle du soleil on en voit les rayons » ; et mieux encore à l'adresse d'une dame : « Quand on parle de la rose on en voit les boutons ». Les épines sont précieusement conservées pour l'égratigner à loisir quand elle aura le dos tourné.

Parlant d'une personne ou songeant à elle, il n'est pas très surprenant de la voir venir ou d'en recevoir une lettre ; vous avez mêmes motifs de penser l'un à l'autre ; un même sujet vous préoccupe.

Vous avez pu observer un cas plus bizarre : au cours d'une promenade, vous croyez apercevoir à plusieurs reprises parmi les passants quelqu'un de connaissance; vous aviez été le jouet d'erreurs ou victime de ressemblances. Tout à coup ce quelqu'un vous apparaît en chair et en os. Comment expliquer cette étrange coïncidence ? Mystère !

1 La Fontaine, Le Loup, La Mère et l'Enfant, livre IV, fable 16.

dimanche 15 janvier 2012

Miette 6 : Jeter des perles à un pourceau

La vue

Jeter des perles à un pourceau

Sommaire. — Gardez vos joyaux et vos fleurs. — Un goût contestable. — Il faut être impartial.

Voyez-vous de jolies perles mises en présence de ce gros, gras et sot animal, que l'on appelle pourceau ? Jugez un peu des idées que ce spectacle pourra bien éveiller dans son esprit.

Il perderoit bien ses joiaux
Qui les jetroit entre pourciaux.

Un bouquet composé des fleurs les plus belles et les plus odoriférantes n'aurait pas plus d'action sur son âme :

C'est folie de semer les roses aux pourceaux.

Qu'on l'appelle cochon, porc, ou pourceau, ses préoccupations sont autres que de charmer sa vue ou son odorat ; à tout il préfère la fange et va vous en donner la raison :

« Que fais-tu donc en ce bourbier
Où je te vois vautré sans cesse ?
Au pourceau disait le coursier.
— Ce que j'y fais ? Parbleu j'engraisse !1a »

Donner à quelqu'un une chose qu'il ne peut apprécier, mettre une oeuvre d'art sous les yeux d'un être grossier, traiter devant des ignorants de sujets qu'ils ne sauraient comprendre, faire des traits d'esprit devant des imbéciles, c'est « jeter des perles aux pourceaux ».

C'est donner des fleurs aux pourceaux2.

Les Romains disaient : margaritas ante porcos ; margarita signifie perle en latin.

Les Anglais ne pensent pas différemment :

" You must not throw pearls before the swine ".
« Vous ne devez pas jeter des perles devant les porcs. »

Tout écrivain qui se respecte, ayant le devoir d'être complet et impartial, rendons au pourceau ce qui appartient au pourceau et donnons de lui un portrait d'ensemble comprenant également ses qualités, celles-ci dussent-elles ne se révéler qu'après son trépas.

Quadrupède vorace et non moins indolent
Broie, à demi couché, la châtaigne et le gland :
Satisfait s'il se roule, et s'il gronde et s'il mange;
Et, mort, fait oublier qu'il vécut dans la fange !
Cet objet de dégoût est l'honneur, à la fois,
Et des banquets du pauvre et des festins des rois3.

1 Arnault.
a [GGJ] C'est tiré de la fable Le cheval et le pourceau de Antoine-Vincent Arnault
2 Scarron, Virgile travesti, livre VI.
3 J.-B. Lalanne, Les Oiseaux de la ferme.

vendredi 13 janvier 2012

Miette 5 : Entre chien et loup

La vue

Entre chien et loup

Sommaire. — Silence et pénombre. — Ovide et Marculphe. — La terreur des moutons et du berger. — Au loup! au loup! — Ni jour ni nuit. — Faites-moi plaisir.

Le soleil a disparu à l'horizon, les bruits de la nature s'apaisent peu à peu, le calme s'établit; l'obscurité n'a pas triomphé des dernières lueurs ; il ne fait plus jour, mais ce n'est pas encore la nuit, c'est le moment Quod tu nec tendras ncc possis dicere lucem, a dit Ovide.

Nous sommes au crépuscule, infra lioram vespertinam, entre chien et loup, inter canem et lupum, suivant l'expression même de Marculphe, moine français qui vivait aux environs du VIIe siècle.

On voit que le proverbe remonte loin ; on en rechercha l'origine.

Quand la population était clairsemée et que les forêts couvraient une grande partie du sol de la France, les bêtes sauvages pullulaient ; les loups étaient la terreur des brebis et du pâtre. Aussi, à la tombée du jour, le berger s'empressait de réunir son troupeau pour le confier à la garde vigilante de son chien, avant que le loup n'ait songé à faire son son apparition ; on se trouvait entre la garde du chien et l'arrivée du loup, entre chien et loup.

J'avoue ne pas être séduit par cette explication qui me paraît légèrement tirée par la queue... du loup ou du chien. Mon suffrage irait plutôt à celle qui désigne la minute crépusculaire où il est facile de confondre un chien avec un loup, ou, si vous préférez, quand on a de la peine à distinguer l'un de l'autre.

Lorsqu'il n'est iour (jour) ne nuit, quand le veillant berger
Si c'est un chien ou loup ne peut au vray juger.

Voilà l'explication que je vous soumets comme devant être la bonne et la vraie. Vous me ferez plaisir en l'adoptant.

mardi 10 janvier 2012

Miette 4 : L'habit ne fait pas le moine

La vue

L'habit ne fait pas le moine

Sommaire. Haine de poète. Méfiance du peuple. — En entrant. - En sortant. - Importance de la mise. — Belle tenue. - Bel esprit.

Je ne sais pas ce que les moines avaient bien pu faire à Jehan de Meung, mais il ne les avait pas en odeur de sainteté et ne les portait pas dans son coeur. Quand il apercevait une robe de bure, il se méfiait de ce qui était dedans ou dessous et a consigné son antipathie pour le froc dans le Roman de la Rose :

Tel a robe religieuse ;
Donc il est religieux.
Cet argument est vicieux
Et ne vaut pas une vieille gaine,
Car l'habit ne fait pas le moine (moèine).
Vestimenta pium non faciunt monachum:
« Les vêtements ne font pas le moine pieux ».

Le peuple a partagé la méfiance du poète et pris à son compte le dernier vers pour dire qu'il ne faut pas s'en rapporter à l'extérieur des gens, mais aller plus avant et voir ce qu'ils ont au fond.

Il n'en est pas moins vrai que l'extérieur joue un rôle important dans l'accueil que l'on vous réserve :

Sachez que dans ce siècle où règne la sottise,
Un sot, mis à la mode, est toujours fort bien vu.
Le mérite n'est rien ; on rit de la vertu,
Et l'honneur tant vanté, l'honneur est peu de chose,
Mais aux yeux du vulgaire un habit en impose1a.

« On reçoit un homme selon l'habit qu'il porte, on le reconduit suivant l'esprit qu'il a montré », dit un autre proverbe qui cherche à mettre tout le monde d'accord.

Si donc, vous n'avez pas pris la résolution

De fuir dans un désert rapproche des humains2,

il vous faut composer avec eux et subir dans une certaine mesure leurs caprices et leurs préjugés. Ayez un habit séduisant, vous bien et agréablement reçu ; vous voilà dans la place, c'est l'important; le reste viendra par surcroît; comme vous êtes aimable, gracieux et spirituel, vous serez goûté, apprécié et reconduit avec force égards et poignées de mains. Mais il fallait entrer; remerciez votre habit ; il fut le « Sésame » qui vous permit de franchir la porte.



1 Colnet de Ravel (Ch.).
a [GGJ] Charles-Joseph-Auguste-Maximilien de Colnet du Ravel (1768-1832). C'est dans le Chant 1 de L’art de dîner en ville, à l’usage des gens de lettres publié en 1810.
2 Le Misanthrope, comédie de Molière, acte I, scène I.



Émile Genest, Miettes du passé, Collection Hetzel, 1913. Voir la note du transcripteur.

dimanche 8 janvier 2012

Miette 3 : Garde-toi de juger les gens sur la mine

La vue

Garde-toi de juger les gens sur la mine.

Sommaire. — Ce qu'on a dans la tête. — Le miroir de l'âme. — Chiromancie, Physiognomonie, Graphologie. — Circonspection. — Un monsieur qui est une dame.

On aimerait bien voir ce que les autres ont dans la tête, ou pour mieux dire, dans l'esprit ; rien d'étonnant que nos pères aient cherché à contrôler la véracité des propos tenus par la langue.

Ils ont tâché d'abord de dévisager les gens et de pénétrer jusqu'à leur âme en examinant les yeux, qui passent pour en être le miroir. Cet examen ne leur ayant pas offert un contentement absolu, le miroir étant par trop souvent terni, ils ont eu recours à la chiromancie, à la physiognomonie, science illustrée par Lavater, et plus récemment à la graphologie, à laquelle l'abbé Michon consacra une partie de son existence.

Tous ces travaux, toutes ces recherches n'ont pas permis de pénétrer dans les arcanes du cerveau humain. La prudence conseille donc d'être circonspect.

Garde-toi, tant que tu vivras,
De juger les gens sur la mine1.

Il possédait son La Fontaine le frère portier de l'abbaye de la Trappe, où les femmes n'étaient pas admises.

Désireuse d'en faire la visite, George Sand imagina de prendre un costume d'homme. Confondue dans une assez nombreuse réunion elle comptait passer inaperçue. Le moine ne fut pas dupe de ce stratagème et, la distinguant, lui dit : « Pardon, Monsieur, j'en suis bien fâché, mais les dames n'entrent pas ici. »


1 Le Cochet, le Chat et le Souriceau, livre VI, fable 5.


Émile Genest, Miettes du passé, Collection Hetzel, 1913. Voir la note du transcripteur.

mercredi 4 janvier 2012

Miette 2 : Il ne faut pas se fier aux apparences

La vue

Il ne faut pas se fier aux apparences

Sommaire. — Nos agents de renseignements. — Contrôle nécessaire. — Griffe et patte de velours. — La flamme brille. — Mauvais goût, santé: suave odeur, mort. — Femme exquise et phonographe. — L'illusion de l'amitié. — J.-B. Rousseau n'est pas dupe. — Le bouffon, le paysan et le cochon de lait.

Nous sommes doués de cinq sens, chargés de nous renseigner, chacun suivant sa fonction, sur les objets et les faits extérieurs. Ces braves sens remplissent leur tâche de leur mieux et en conscience : n'empêche que de temps en temps ils nous mettent dans l'erreur en se trompant eux-mêmes.

Il convient d'apporter grande attention aux indications qu'ils nous donnent en toute ingénuité; il faut les contrôler l'un par l'autre; précaution parfois insuffisante que compléteront heureusement le raisonnement et l'expérience, c'est assez dire qu'il ne faut pas se fier aux apparences.


IL NE FAUT PAS SE FIER AUX APPARENCES.

À combien de méprises et de dangers ne serions-nous pas sujets, en admettant incontinent ce que chaque sens nous révèle ex abrupto.

Vous avez par hasard sous la main quelque chose de doux, de soyeux, d'agréable au toucher, comme du velours ; tout à coup cela remue et vous allonge un coup de griffe. C'est un chat plus amateur de repos que de caresses....

Le feu pétille dans l'âtre, la flamme brille joyeuse et scintillante, la chaleur est douce et séduisante; l'enfant s'approche, la vue le charme ; dans quel état se mettrait le pauvre petit si quelqu'un n'était là pour l'éloigner.

Quel mauvais goût a cette liqueur! amère, acre, elle mérite toutes les épithètes injurieuses ; et cependant le médecin ne nous a pas trompés : grâce à elle nous recouvrons la santé.

Sous le roi Charles IX, on empoisonnait les personnes gênantes avec grâce et élégance. Jeanne d'Albret en sut quelque chose pour avoir respiré avec délices le parfum d'un joli bouquet flattant la vue et l'odorat.

À notre époque, moins expéditive et plus scientifique, vous entrez dans un salon et tout aussitôt vous entendez une voix délicieuse accompagnée d'un orchestre parfait; Il ne vous suffit pas d'entendre; l'ouïe satisfaite, vous désirez que la vue ait sa part, vous vous dirigez du côté d'où viennent ces sons harmonieux, vous approchez, savourant à l'avance le plaisir promis à vos yeux. Que voient-ils ? Une femme adorable, chanteuse exquise ? Point ! Ils aperçoivent un disque qui tourne, un cône évasé, des échantillons de figures géométriques : un phonographe !

Ce n'est pas seulement des apparences physiques qu'il faut se méfier ; il importe d'opposer une circonspection analogue aux apparences que se donnent quelques personnes pour simuler ce qu'elles ne sont pas.

« Il y a un certain nombre de phrases toutes faites, que l'on prend comme dans un magasin, et dont l'on se sert pour se féliciter les uns les autres sur les événements. Bien qu'elles se disent souvent sans affection, et qu'elles soient reçues sans reconnaissance, il n'est pas permis avec cela de les omettre, parce que du moins elles sont l'image de ce qu'il y a au monde de meilleur, qui est l'amitié, et que les hommes, ne pouvant guère compter les uns sur les autres pour la réalité, semblent être convenus entre eux de se contenter des apparences.1 »

Dans ce cas, ce n'est plus qu'une question de politesse et de savoir-vivre, une convention sociale dont personne ne doit être dupe, mais dont il est prudent de ne pas subir l'influence, car on deviendrait victime d'une appréciation inexacte ou erronée.

Mme de Sévigné voit « les jugements sur les apparences si souvent faux qu'elle s'étonne qu'on ne s'en désaccoutume pas ».

Jean-Baptiste Rousseau déclare ne pas se laisser duper aussi facilement :

Je ne prends pas pour vertu
Les noirs accès de la tristesse
D'un loup garou revêtu
Des habits de la sagesse :
Plus légère que le vent,
Elle fuit d'un faux savant
La sombre mélancolie,
Et se sauve bien souvent
Dans les bras de la folie.2

Tout le monde n'a pas la même perspicacité et la même sûreté de jugement. La masse au contraire donne souvent la préférence au faux sur le vrai par opinion préconçue ou par entêtement.

Le Sage raconte à ce propos une amusante histoire survenue dans une foire de village :

Un bouffon parut sur la scène, se baissa, se couvrit la tête d'un manteau et se mit à contrefaire le cri d'un cochon de lait. Il s'en acquitta de manière qu'on s'imagina qu'il en avait un sous ses habits. On lui cria de secouer son manteau et sa robe, ce qu'il fit ; et, comme il ne se trouva rien dessous, les applaudissements se renouvelèrent avec plus de fureur dans l'assemblée.

Un paysan qui était au nombre des spectateurs fut choqué de ces témoignages d'admiration : « Messieurs, s'écria-t-il, vous avez tort d'être charmés de ce bouffon : il n'est pas si bon acteur que vous le croyez. Je sais mieux que lui faire le cochon de lait, et, si vous en doutez, vous n'avez qu'à revenir ici demain à la même heure. »

Le peuple, prévenu en faveur du pantomime, se rassemble le jour suivant en plus grand nombre, et plutôt pour siffler le paysan que pour voir ce qu'il savait faire.

Les deux rivaux montèrent sur le théâtre.

Le bouffon commença et fut encore plus applaudi que le jour précédent. Alors le villageois, s'étant baissé à son tour et enveloppé la tête de son manteau, tira l'oreille à un véritable cochon qu'il tenait sous son bras et lui fit pousser des cris perçants.

Cependant l'assistance ne laissa pas de donner le prix au pantomime, et chargea de huées le paysan, qui, montrant tout à coup le cochon de lait aux spectateurs : « Messieurs, leur dit-il, ce n'est pas moi que vous sifflez, c'est le cochon lui-même. Voyez quels juges vous êtes ! »

Ce paysan eut tort de se venger du triomphe de son concurrent ; il aurait dû être flatté de voir proclamer la supériorité de l'homme sur un animal.


1 La Bruyère, Les Caractères, chap. VIII, « De la Cour ».
2 Livre II, Ode 2.


Émile Genest, Miettes du passé, Collection Hetzel, 1913. Voir la note du transcripteur.

mardi 3 janvier 2012

Miette 1 : L'oeil du maître engraisse le cheval

La vue

L'oeil du maître engraisse le cheval



Sommaire. - Un oeil vaut mieux que deux yeux. - La réponse du Persan. - Maison « trop lourde ». - Le serviteur nègre et le domestique blanc. - Je l'ai chassé !

« Si vous voulez faire votre affaire, dit Franklin1, allez-y vous-même ; si vous voulez qu'elle ne soit pas faite, envoyez-y. Le laboureur qui veut s'enrichir doit conduire lui-même sa charrue. » Et il conclut : « Ce sont les yeux des autres qui nous ruinent. »

Franklin était homme d'expérience et de bon conseil ; il entendait par là qu'il faut s'en rapporter à soi-même et à ses propres yeux pour surveiller ses affaires et ses gens.

Quelque bonne volonté que l'on trouve en ses serviteurs, quelle que soit leur capacité, il est bien rare qu'ils prennent nos intérêts comme nous-mêmes et que leurs yeux soient aussi attentifs que notre oeil sur ce qui nous appartient.

Notre erreur est extrême
De nous attendre à d'autres gens que nous.
Il n'est meilleur ami ni parent que soi-même2.

On demandait à un Persan ce qui engraissait le plus un cheval. « L'oeil du maître », répondit-il sans hésiter.

Phèdre sur ce sujet dit fort élégamment :
Il n'est pour voir que l'oeil du maître3.

La surveillance personnelle est une bonne chose ; un moyen préférable encore et beaucoup plus sûr pour que nos biens soient gérés à notre gré, c'est de ne les confier à quiconque et de les administrer nous-mêmes. De la sorte on sait ce qu'on fait et ce qu'on entend faire ; nul mieux que nous ne s'acquittera de la tâche que nous rêvons.

Les hommes les plus heureux et les mieux servis sont ceux qui se passent de domestiques. Le moyen, il est vrai, n'est pas apprécié de tout le monde.

Alphonse Karr avait un serviteur nègre qui ne lui donnait pas entière satisfaction et se plaignait que la maison fût « trop lourde ». Chaque fois qu'un ordre lui était envoyé, une commission prescrite, il grognait, geignait, jérémiadait. Impatienté, l'auteur des Guêpes lui dit un jour par sarcasme : « Si tu ne peux faire ton service seul, prends un domestique ! »

À quelques jours de là, le nègre se plante devant son maître, épanouissant largement ses dents blanches dans un rictus formidable. « Eh bien ! qu'y a-t-il ? — Il y a que j'ai trouvé mon affaire. — Quelle affaire ? — Mon domestique ! » Alphonse Karr rit jaune, il était pris, mais comptait se rattraper avec un service supérieurement soigné. Erreur ! Le noir ne faisait plus rien du tout ; il commandait au blanc jusqu'au nettoyage de ses propres chassures, à lui nègre.

Le blanc finit par se lasser de cette domesticité à rebours et ne fit plus rien à son tour ; le noir le gourmandait, l'injuriait et n'obtenait rien, moins que rien ; il finit par le congédier.

Le lendemain, Alphonse Karr, ayant une lettre pressée à porter, dit à son nègre : « Tiens, donne vite cela à ton domestique et il se dépêche ! — Je porterai moi-même cette lettre. — Et pourquoi ? — Parce que je l'ai chassé ! — L'as-tu remplacé au moins ? — Ah ! Monsieur, il n'y a pas de danger ! j'aime mieux faire mon service seul. Croyez-moi : on n'est jamais si bien servi que par même. »


1 [GGJ] Le texte de Benjamin Franklin se trouve dans The way to wealth : « If you would have your business done, go ; if not, send. And again. //He that by the plough would thrive,//Himself must either hold or drive. »
2 La Fontaine, L'Alouette et ses petits avec le Maître d'un champ, livre IV, fable 22.
3 La Fontaine, L'oeil du Maître, livre IV, fable 21.


Émile Genest, Miettes du passé, Collection Hetzel, 1913. Voir la note du transcripteur.

Préface

Préface

... La forme d'une ville
Change plus vite, hélas ! que le coeur des mortels !

a dit un poète1.

Bien des villes changèrent d'aspect ou de forme, beaucoup disparurent complètement depuis la première ; mais les hommes, depuis leur venue au monde, conservèrent impitoyablement mêmes instincts, mêmes appétits, mêmes désirs, mêmes joies, mêmes douleurs.

De tous temps et dans tous pays les impressions physiques et morales de l'humanité n'ont pas varié ; douces ou pénibles, gaies ou tristes, elles se sont reproduites, sans discontinuer, semblables ou identiques.

Les mêmes effets constatés, on fut graduellement amené à en rechercher les causes que l'on reconnut invariablement pareilles à elles-mêmes.

Qu'il s'agisse de phénomènes révélés par la Vue, l'Ouïe, le Goût, le Sommeil ;

Que la nécessité de pourvoir à sa subsistance ait provoqué le Travail, amenant avec soi la Propriété, puis la Richesse, celle-ci éveillant à son tour le désir de l'accroître encore, fût-ce par le Jeu ;

Que le côté moral intervienne et développe l'Orgueil, la Fierté et la Modestie ;

Que l'Expérience entraîne la Prudence à sa suite ;

Que la Charité soit une vertu, et l'Espérance une consolation ;

Quels que soient ces impressions, ces sensations ou ces sentiments, constamment renouvelés, mais jamais nouveaux, puisque déjà connus ou éprouvés ; quelle qu'en soit la cause ou l'origine, l'homme a, dès le début, éprouvé le besoin d'en fixer le souvenir.

Quand, à l'aide du langage, il parvint à exprimer sa pensée, il se complut à résumer peu à peu ses premières observations ; les proverbes avaient pris naissance.

Il en fait l'application à lui-même pour ce qu'il voit, entend, ressent ou rêve ; à autrui quand il commence à vivre en société.

Par cela seul que les proverbes énoncent des vérités de chaque jour, de chaque instant, leur alliance avec, la morale est toute naturelle ; ils tendent au même but : instruire l'homme et l'améliorer,

L'Ecclésiaste disait, il y a trois mille ans :

« Le sage tâchera de pénétrer dans le secret des proverbes et se nourrira de ce qu'il y a de caché dans les paraboles. »

Il n'est donc pas surprenant qu'à l'Ecclésiaste et au Livre de la Sagesse Salomon ait ajouté celui des Proverbes qui, sous forme de sentences morales et philosophiques, trace des règles de conduite pour toutes les circonstances de la vie.

Cinq à six siècles plus tard, les penseurs de l'antiquité, Socrate, Platon, Aristote, Théophraste, pour ne citer que les plus fameux, ne craignirent pas d'imiter l'exemple du grand Salomon ; leurs leçons, leurs discours, leurs écrits s'émaillèrent de maximes, de préceptes et de conseils, empruntant la forme proverbiale qu'ils regardaient comme inspirée parles divinités ;

Car le mot, c'est le Verbe, et le Verbe, c'est Dieu2

N'est-ce pas de cette façon que s'exprimaient les prêtres d'alors ; n'usait-on pas de ce procédé pour rendre les oracles?

Au moyen âge, nous trouvons les proverbes fort goûtés, appréciés, commentés par les savants ; Erasme les considérait comme le « compendium des vérités humaines » résumant la « sagesse des nations ».

Et maintenant, comment ces proverbes, dont l'origine est si lointaine, — puisqu'elle a le droit de se dire contemporaine du langage, — comment ont-ils pu se perpétuer et devenir immortels?

De prime abord, la tradition orale suffit à les empêcher de tomber dans l'oubli ; commençant par être transmis de bouche en bouche, ils passent d'une génération à la suivante, d'un peuple au peuple voisin, jusqu'au jour où, la civilisation et la science aidant, les philosophes s'ingénièrent à les condenser dans une formule concise dont le sens précis et clair frappa les intelligences et se grava dans les esprits.

Pour ne parler que des nôtres, ceux de France, qui nous tiennent plus directement au coeur, les troubadours les colportèrent de ville en ville, de campagne eu campagne ; puis les poètes les ont rimés ; les prosateurs leur donnèrent un tour particulier, une sorte de rythme qui en firent « une prose cadencée ou des manières de vers libres ». Rimes, prose cadencée, vers libres, autant de moyens favorables à faciliter le souvenir des mots et, par suite, de la pensée.

Beaucoup de ceux arrivés jusqu'à nous portent cette empreinte caractéristique ; et l'on peut observer que bon nombre sont devenus tels, parce que les vérités qu'ils énoncent ont trouvé place sous la plume des poètes.

Pour avoir exprimé leur pensée dans le langage des Muses, les Molière, les La Fontaine, les Regnard, les Boileau ont vu leurs vers

... passant du peuple aux princes,
Charmer également la ville et les provinces ;
Et par le prompt effet d'un sel réjouissant
Devenir quelquefois proverbes en naissant3.

C'est que la rime donne du charme et de la grâce a l'idée qu'exprime le vers ; celui-ci est une mélodie qui vous berce, vous captive, vous transporte et vous enivre tour à tour ; séduit par elle nous nous sommes laissé aller à de nombreuses citations en vers, au cours de cet ouvrage, partageant le goût du poète :

J'aime surtout les vers, cette langue immortelle.
C'est peut-être un blasphème et je le dis tout bas ;
Mais je l'aime à la rage. Elle a cela pour elle
Que les sots d'aucun temps n'en ont pu faire cas,
Qu'elle nous vient de Dieu, - qu'elle est limpide et belle,
Que le monde l'entend et ne la parle pas4.

Aussi bien, les réflexions qui suivent et qui nous ont été inspirées par les proverbes qu'elles commentent, peuvent ne pas être lues couramment, sans aucun arrêt ni interruption, comme on serait tenté de le faire pour une histoire, une nouvelle, un conte, un roman. Il est loisible de feuilleter le volume à son temps, à son heure, de le laisser et le reprendre.

Eh ! depuis quand un livre est-il donc autre chose
Que le rêve d'un jour qu'on raconte un instant ;
Un oiseau qui gazouille et s'envole ; - une rose
Qu'on respire et qu'on jette, et qui meurt en tombant ; -
Un ami qu'on aborde, avec lequel on cause,
Moitié lui répondant et moitié l'écoutant5?

Nous n'avons eu d'autre dessein que de distraire un instant avec l'espoir cependant qu'on retirera quelque fruit de celle lecture, cherchant à suivre en cela le précepte du vieil Horace :

Omne tulit punctum qui miscuit utile dulci6,
« C'est mériter le prix
Que de savoir mêler l'utile à l'agréable. »

Avons-nous atteint le but ? Loin de nous cette prétention ! Nous serions heureux d'avoir réussi tout au moins à nous en approcher.

E. G.


1[GGJ] Il s'agit de Baudelaire dans Les Fleurs du mal.
2 Victor Hugo, Réponse à un acte d'accusation.
3 Boileau, Épître X. A. ses vers, vers 9 à 12.
4 Alfred de Musset, Namouna. Chant II, 2e strophe.
5 Alfred de Musset, Namouna. Chant II, 7e strophe.
6 Horace, Ars poetica, vers 343.


Émile Genest, Miettes du passé, Collection Hetzel, 1913. Voir la note du transcripteur.

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