Jobineries

Blogue de Gilles G. Jobin, Gatineau, Québec.

lundi 30 avril 2012

Miette 35 : Qui a de l'argent a des coquilles

La richesse

Qui a de l'argent a des coquilles.

Sommaire. - Pèlerinages et croisades. - Coquillages et coquilles. - Payer cher pour en avoir. - Il y a coquilles et coquilles. - Poète et joueur. - Consolation posthume. - Thésaurisez.

L'organisation de trains spéciaux pour pèlerinages est de date relativement récente. Au temps où florissaient les croisades, de pieux pèlerins rapportaient de leurs visites aux lieux saints des coquillages ou coquilles dont ils ornaient leur chapeau et leur pèlerine de bure.

Pour venir de si loin et de semblables contrées, ces coquilles avaient un prix inestimable; n'en obtenait pas qui voulait. Il fallait les payer et les bien payer. Pour ce, de l'argent, beaucoup d'argent était nécessaire. D'où le proverbe : Qui a de l'argent, a des coquilles, c'est-à-dire peut en avoir, ou, a les moyens d'en avoir.

Une fois passée la mode des pèlerins aux coquilles, le sens fut dénaturé et signifia qu'avec de l'argent on obtient ce qui plaît, et l'on se mit à dire, perdre ses coquilles, pour : perdre son argent.

Marot, dont Boileau conseillait « d'imiter l'élégant badinage », a fait une plaisante application de ce proverbe.

Un poète satirique du XVe siècle, du nom de Coquillart, portait dans ses armes trois coquilles d'or; jusque-là tout va bien, d'autant que ces coquilles étaient des armes parlantes révélant son nom; ce qui fut moins bon pour ce favori des Muses, c'était d'être joueur et joueur effréné : il lui advint ce qui arrive à la plupart de ses pareils, pour ne pas dire à tous, il se ruina. Malheureusement, prenant mal la chose, il mourut de chagrin : ce fut là son tort, tort irréparable! Afin de le consoler dans le royaume des ombres, Marot lui composa pour épitaphe l'épigramme suivante :

La Morre est jeu pire qu'aux quilles,
Ne qu'aux échecs, ne qu'au quillart ;
A ce méchant jeu, Coquillart
Perdit la vie et ses coquilles.

Moralité : Ne perdez pas vos coquilles, surtout celles qui ne figurent pas sur vos armes, et n'oubliez pas

...qu'il n'est rien
Qui ne doive céder au soin d'avoir du bien,
Que l'or donne aux plus laids certain charme pour plaire,
Et que sans lui le reste est une triste affaire.1


1 Molière, Sganarelle, Scène 1.

Émile Genest, Miettes du passé, Collection Hetzel, 1913. Voir la note du transcripteur.

samedi 28 avril 2012

Miette 34 : L'argent ne fait pas le bonheur

La richesse

L'argent ne fait pas le bonheur.

Sommaire. - Préjugé populaire. - Quand est-on riche ? - Le bon peuple en désaccord avec les penseurs. - Adieu, bonheur! - Heureux comme un roi. - Où trouver la félicité ? - L'homme des champs. - Sage parti à prendre.

Suivant le préjugé populaire, on est heureux lorsqu'on est riche.

Il importe alors de savoir quand on est riche. Voici quelques réponses à cette question :

- Qui est content de son état est riche.

- Il n'y a point de richesse égale à la santé du corps, ni de plaisir égal à la joie du coeur. (Ecclésiasle, xxx.)

- Il y a deux manières d'être riche : élever son revenu au niveau de ses désirs ou abaisser ses désirs au niveau de ses revenus.

- Ce n'est pas celui qui a le plus de bien qui est le plus riche, mais celui qui sait s'en passer et n'en désire point.

- Je suis riche des biens dont je sais me passer.1

Voilà, d'après ces citations, bien des manières d'être riche; encore, faut-il trouver la bonne, et le peuple naïf vous dira qu'en parlant ainsi on joue sur les mots et qu'on se moque quand on vient lui raconter que celui qui est riche est précisément celui qui n'a rien.

Il serait préférable de ne pas prendre tant de chemins de traverse et de proclamer riche quiconque a de l'argent, beaucoup d'argent; riche, et par suite possesseur de la félicité parfaite.

Ah! alors il ne va pas être d'accord avec d'autres penseurs, le bon peuple; son raisonnement l'expose à entendre de cruelles vérités dans le genre de celles-ci :

- Chaumière où l'on rit vaut mieux que palais où l'on pleure.

- Il n'y a pas de voie qui vous éloigne plus du bonheur que la vie en grand, la vie des noces et festins, celle que les Anglais appellent le high life ; car, en cherchant à transformer notre misérable existence en une succession de joies, de plaisirs et de jouissances, on ne peut manquer de trouver le désabusement, sans compter les mensonges réciproques que l'on se débite dans ce monde-là et qui en sont l'accompagnement obligé.2

Dans une forme légère et humoristique, Désaugiers partage, au sujet de la richesse relativement au bonheur, le même sentiment, qu'il confie à sa muse chansonnière :

Depuis que j'ai touché le faîte
Et du luxe et de la grandeur,
J'ai perdu ma joyeuse humeur,
Adieu bonheur !
Je bâille comme un grand seigneur,
Adieu bonheur!
Ma fortune est faite.3

Le bon peuple dit aussi : Heureux comme un roi! Là encore, c'est une grave erreur de croire que le bonheur est l'apanage des têtes couronnées. Les rois sont parfois les plus malheureux des hommes. Sic fata voluere, ainsi l'a voulu la destinée !

Hélas! pour le bonheur que fait la majesté?
En vain sur ses grandeurs un monarque s'appuie.
Il gémit quelquefois et bien souvent s'ennuie.4

Si l'argent ne fait pas le bonheur, où donc la trouver, cette bienheureuse félicité ?

Nous allons vous satisfaire, et vous renseigner de notre mieux en souhaitant que vous ayez foi dans les auteurs invoqués à l'appui de notre dire :

Heureux qui, satisfait de son humble fortune,
Vit dans l'état obscur où les dieux l'ont caché.

- La félicité est dans le goût et non pas dans les choses; et c'est par avoir ce qu'on aime qu'on est heureux, non par avoir ce que les autres trouvent aimable.5

- Η ενοαιμονια των αταρχων εστι6 :

« Le bonheur est à ceux qui se suffisent à eux-mêmes. »

O fortunatos nimium sua si bona norint Agricolas !

s'écrie Virgile, dans les Géorgiques7 :

Heureux l'homme des champs s'il savait son bonheur !

Par l'homme des champs, le poète latin entend l'homme raisonnable et modeste qui, satisfait des produits de la terre pour assurer son existence, ne cherche pas à acquérir de l'or et des richesses, ni à faire fortune, sachant bien que celle-ci n'entraîne pas fatalement avec soi la joie et la félicité.

On ne perd rien dans les petites conditions, dit Bernardin de Saint-Pierre, on y compte pour des biens les maux qu'on n'y éprouve pas. Souvent, au contraire, dans les grandes, on répute pour des maux les biens dont on est privé : ainsi le juste ciel a compensé toutes choses.

Avouons-le :

« Le bonheur n'est pas chose aisée : il est très difficile de le trouver en nous et impossible de le trouver ailleurs. »8

Rapportons-nous-en à Chamfort; et pour atteindre la félicité, soyons simples, modestes, modérés dans nos désirs; voilà le plus sage parti à prendre, car

L'avide ambition pour mère a l'ignorance,
Le sot orgueil pour père, et l'enfer pour pays ;
Pour désirs l'univers, pour plaisirs les ennuis;
Et trouve son tyran dans son impatience.9


1 Vigée.
2 Schopenhauer «Aphorismes sur la sagesse dans la vie» (Chap. V, II. Parénèses et Maximes).
3 Les Inconvénients de la fortune, chanson.
4 Voltaire.
5 Duc de La Rochefoucauld, Maxime 48.
6 Aristote.
7 Les Géorgiques ou Les Travaux de la Terre, poème didactique en quatre chants, II, vers 458-450.
8 Chamfort.
9 Pibrac.

Émile Genest, Miettes du passé, Collection Hetzel, 1913. Voir la note du transcripteur.

samedi 21 avril 2012

Miette 33 : Tout ce qui brille n'est pas or

La richesse

Tout ce qui brille n'est pas or.

Sommaire. - Brillant, luisant et reluisant. - Chalands et bestioles échaudés. - Grilles et panonceaux dorés. - Le dôme des Invalides. - La chaîne et la montre. - Somptueuse mise en scène. - Méfiez-vous.

D'après les Italiens : « Ogni lucciola non e fuoco : tout ver luisant n'est pas feu. » Nous disons aussi en français : Tout ce qui reluit n'est pas or. Oui, que cela brille, que cela luise ou reluise, certes tout n'est pas or, bien loin de là !

Ni ces magnifiques enseignes que les commerçants appliquent à qui mieux mieux à leurs boutiques et à leurs magasins pour attirer les chalands comme la lumière attire, la nuit, les bestioles ailées (les uns et les autres sont bien souvent échaudés) ; ni les luxuriants panonceaux des officiers ministériels, notaires, etc., invitant le public à profiter de leur expérience, à titre plus onéreux que gratuit, bien entendu; ni les belles grilles de nos jardins et de nos monuments publics, dont le fer de lance miroite agréablement aux yeux; ni même le dôme des Invalides, dont la coupole élégante et grandiose à la fois reflète les éclatants rayons du soleil; ni la montre et la chaîne en or que le camelot, sur sa grosse main, protégée prudemment d'un papier soie, présente pour dix centimes à la joie des enfants et à la tranquillité des parents; ni les décors, ni la mise en scène de théâtre qui fait défiler à vos yeux éblouis de somptueuses théories de guerriers, de danseuses, de figurants aux habits chamarrés, aux armures étincelantes, non, nies amis, rien de tout cela, qui brille, qui reluit, qui scintille, qui charme, qui fascine, qui captive, qui enthousiasme, qui donne des rêves dorés la nuit, et des souhaits de grandeur et de richesse le jour, non rien de tout cela n'est or! C'est du simili, du clinquant, du faux, n'ayez pas d'illusion à cet égard.

L'or est un métal précieux, suivant la définition de la charade ; on ne le prodigue pas, il ne court pas les rues ; ceux qui en ont le gardent jalousement dans leurs coffres-forts et ne l'exposent pas à tout venant.

Méfiez-vous donc de ce qui brille et de ce qui reluit, ce n'est pas de l'or!

« O formose puer, nimium ne crede colori1 : O bel enfant! ne vous en rapportez pas trop à la couleur !»


1 Virgile, deuxième Églogue.

Émile Genest, Miettes du passé, Collection Hetzel, 1913. Voir la note du transcripteur.

samedi 14 avril 2012

Miette 32 : Faire l'âne pour avoir du son

La richesse

Faire l'âne pour avoir du son.

Sommaire. - Manger pour vivre. - II faut savoir s'y prendre. - Bête et animal.

Il ne faut pas « vivre pour manger », c'est un point acquis, et nous sommes en cela d'accord avec le seigneur Harpagon; ce qui est non moins indiscutable, c'est qu'il est indispensable de manger pour vivre. Or, pour manger, il faut avoir quelque chose à se mettre sous la dent ou les moyens de se le procurer.

Chacun s'ingénie à trouver sa pâture ; les procédés sont multiples; le préférable est celui qui donne le meilleur résultat.

Dans tous les cas, on atteint le but rêvé peu ou prou, aux dépens de son prochain, chacun suivant sa manière. Les uns procèdent par le travail, les autres par l'habileté, certains par la malice, d'aucuns par la flatterie. Il n'en manque pas qui affectent la niaiserie ou l'imbécillité pour tromper plus aisément et faire des dupes.

Dans ces dernières catégories, il convient déclasser ceux qui font l'âne pour avoir du son, ou du chardon, c'est tout comme. N'a-t-on pas dit d'ailleurs que

.... Tout flatteur
Vit aux dépens de celui qui l'écoute ?1

Réflexion faite, quel est le plus âne des deux, lequel mérite mieux le nom de « bête », celui qui singe l'âne pour avoir du son, ou celui qui est assez « bête » pour fournir le son ?


1. La Fontaine, Le Corbeau et le Renard, livre I, fable 2.

Émile Genest, Miettes du passé, Collection Hetzel, 1913. Voir la note du transcripteur.

mardi 10 avril 2012

Miette 31 : Pierre qui roule n'amasse pas mousse

Le travail

Pierre qui roule n'amasse pas mousse.

Sommaire. - Le calme des bois. - Ni pluie, ni vent, ni soleil. - Voyage d'une pierre précieuse. - Christine de France et saint François de Sales. - L'arbre veut la stabilité. - Déception à redouter.

La mousse aime le calme des bois, la tranquillité et la stabilité ; c'est ainsi qu'elle obtient sa jolie couleur verte, si douce à l'oeil, et son tapis moelleux, si doux au repos du voyageur fatigué.

Les pierres qui lui tiennent compagnie et qu'elle recouvre de son manteau protecteur sont depuis longtemps à la même place et se plaisent à se sentir ainsi abritées de la pluie, du vent et du soleil.

Celles, que leur esprit aventureux entraîne à une course vagabonde, ou que leur besoin de voyager engage à des déplacements, doivent forcément renoncer à toutes ces délices et ne connaissent la mousse que par ouï-dire. Jamais en roulant pierre n'en amassera.

Le proverbe français est la traduction littérale d'un adage grec employé par Lucien et passé dans la langue latine en ces termes :

Saxum volutum non obducitur musco :
« Un rocher remué n'est pas recouvert de mousse. »

Il est arrivé cependant une fois à une pierre de gagner à voyager et de rapporter gros à celui qui en était le détenteur; c'était, il est vrai, une pierre précieuse.

Christine de France, princesse de Piémont, ayant choisi saint François de Sales pour aumônier, lui fit présent d'un très beau diamant qu'elle lui recommanda de garder pour l'amour d'elle. « Madame, lui dit le saint prélat, je vous le promets, tant que les pauvres n'en auront pas besoin. »

La princesse l'ayant rencontré depuis sans le diamant, il lui fut aisé de deviner ce que celui-ci était devenu.

Elle lui en donna un autre d'un plus grand prix en lui recommandant de n'en pas faire comme du premier. « Madame, dit le saint, je ne vous en réponds pas, je suis peu propre à garder les choses précieuses. »

Il fut, en effet, fort peu soigneux de le conserver; le diamant se trouvait toujours en gage pour les malheureux; il était moins à l'évêque qu'à tous les pauvres gens que sa bonté secourait avec tant d'obstination. D'ailleurs saint François de Sales ne disait-il pas : « La charité excuse tout, elle croit tout, elle espère tout, elle supporte tout. »

Tous les diamants n'ont pas la même bonne fortune et ne sont pas aussi rapidement et généreusement remplacés quand leur propriétaire les abandonne. Ne vous risquez donc pas à les faire « rouler », vous qui en possédez ; ils ne vous amasseraient rien du tout.

« L'arbre non plus n'aime pas à être transplanté. »
Saepius plantata arbor, fructum profert exiguum.

il ne produit qu'un fruit bien maigre; un proverbe latin le reconnaît :

Planta quae saepius transfertur non coalescit.

« La plante que l'on transfère trop souvent ne se fortifie pas. »

De même « qui habite partout, n'habite nulle part. »

Quisquis ubique habitat... nusquam habitat.1

Franklin a réuni ces deux réflexions en une seule phrase : « Je n'ai jamais vu un arbre qu'on change souvent de place, ni une famille qui déménage souvent, prospérer autant que d'autres qui restent stables. »

Soyons stables, ayons de la suite dans les idées et ne cherchons pas en changeant constamment de pays ou de profession, à augmenter nos ressources ou notre bien-être. La déception nous attendrait.

Dans maint auteur de science profonde
J'ai lu qu'on perd trop à courir le monde,
Très rarement on devient meilleur.
Un sort errant ne conduit qu'à l'erreur.2


1 Martial. [GGJ : Épigrammes, VII, 73, 6 : Celui qui habite partout, Maximus, n'habite nulle part.]
2 Gresset. [GGJ : C'est tiré du Chant Premier de Vert-Vert de Gresset. Cependant, Genest semble avoir mal transcrit le 3e vers qui se lit plutôt : Très rarement devient-on meilleur.]

Émile Genest, Miettes du passé, Collection Hetzel, 1913. Voir la note du transcripteur.

dimanche 8 avril 2012

Miette 30 : S'agiter comme une corneille qui abat des noix

Le travail

S'agiter comme une corneille qui abat des noix.

Sommaire. - Au jardin des Plantes. - Souvenir d'enfance. - La guenon de Florian.

Je vais vous faire un aveu dépouillé d'artifice; je n'ai jamais aperçu de corneille abattant des noix; mais j'ai souvent, étant enfant, contemplé le singe du Jardin des Plantes qui secouait un arbre dépourvu de feuilles mais pourvu d'une cloche; il fallait voir comme l'animal, cramponné de ses quatre « mains » à une branche, l'agitait fébrilement ; el la cloche de sonner, de carillonner, et moi de rire et de rire, et je n'étais pas le seul. Eh bien ! l'ardeur que ce singe apportait à son carillon n'a d'égale que l'impétuosité de la corneille dans l'abatage des noix.

Il paraît qu'elle en est très friande et se livre dans les noyers à une gymnastique effrénée pour en détacher les fruits ; moins bête que la « jeune guenon »1 de Florian, elle sait les « ouvrir » en les précipitant violemment sur le sol. Finalement elle est récompensée de son zèle, et sa peine a trouvé son salaire.

Malgré cela, l'homme, qui a de l'intelligence et de l'esprit, a décidé que « s'employer à quelque chose avec zèle, mais avec un empressement irréfléchi », c'était agir comme la corneille qui abat des noix.

L'homme doit avoir raison, car il n'a pu arriver à ce rapprochement désobligeant pour la corneille qu'après saine et mûre méditation.


1 Florian, La Guenon, le Singe et la Noix, livre IV, fable 12.

Émile Genest, Miettes du passé, Collection Hetzel, 1913. Voir la note du transcripteur.

vendredi 6 avril 2012

Miette 29 : Il vaut mieux avoir affaire à Dieu qu'à ses saints

Le travail

Il vaut mieux avoir affaire à Dieu qu'à ses saints.

Sommaire. - À qui s'adresser. - D'après Voltaire. - Les gardes font leurs conditions. - Des coups d'étrivière, s'il vous plait. - Part à deux. - Orthographe et prononciation.

Il est préférable de s'adresser au roi plutôt qu'à ses ministres ; à un ministre plutôt qu'à son secrétaire et, en général, à un homme puissant plutôt qu'à ses subordonnés.

Bien que l'origine en soit plus ancienne, Voltaire, qui n'était pas ennemi d'une douce gaîté, s'est plu à rattacher ce proverbe au conte plaisant que l'on va lire :

« Il y avait autrefois un roi d'Espagne qui avait promis de distribuer des aumônes considérables à tous les habitants d'une ville qu'une guerre avait totalement ruinés. Confiants dans la parole royale, ces malheureux vinrent aux portes du palais ; mais les gardes ne voulurent les laisser entrer qu'à condition de partager avec eux ce qu'ils recevraient.

Le bonhomme Cardero se présenta le premier au monarque, se jeta à ses pieds et lui dit : « Grand roi, je supplie Votre Majesté de faire donner à chacun de nous cent coups d'étrivière.

- Voilà une plaisante requête ! pourquoi m'adresser une semblable prière ?

- C'est, dit Cardero, que vos gens veulent absolument avoir la moitié de ce que vous nous donnerez.

Le roi rit beaucoup et fit un présent considérable à Cardero qui s'applaudit de son stratagème. »

Mieux vaut le souverain que ses gardes ; mieux vaut Dieu que les saints.

À propos de saints, tout le monde sait que pendant la Révolution on avait substitué à l'ancien calendrier un nouveau, duquel tous les « saints » avaient été supprimés sans pitié.

Un particulier est convoqué à la commune, on lui demande son prénom.

« Symphorien, répond-il.

- Il n'y a plus de saint, dit brusquement le farouche sans-culotte, tu t'appelleras Phorien.

- Ah ! reprend le pétitionnaire, c'est gulier, ça ! »

Émile Genest, Miettes du passé, Collection Hetzel, 1913. Voir la note du transcripteur.

dimanche 1 avril 2012

Miette 28 : À demain les affaires

Le travail

À demain les affaires.
(Cras seria.)

Sommaire. - Maxime orientale. - Franklin moraliste. - Thème à variations. - Comédie qui finit bien. - Jamais plus tard, toujours tout de suite. - Un courrier dans un festin. - Le jour se lève, les conjurés en font autant. - À quoi tient le succès d'un mot.

Une maxime orientale prescrit de ne pas remettre à demain la bonne action que vous pouvez faire aujourd'hui.

Franklin, dont la réputation de physicien est universelle, était également un grand moraliste et a reproduit le m^sms conseil sous diverses formes :

« Travaillez aujourd'hui, car vous ne savez pas tous les obstacles que vous rencontrerez demain. »

« Labourez tandis que les paresseux dorment, et vous aurez du blé à vendre et à garder. »

« Puisque tu n'es pas sûr d'une minute, ne perds pas une minute. »

C'est un thème sur lequel on peut broder des variations à l'infini et qui toutes reviennent à dire que ce qui est fait, est fait et qu'il ne faut jamais remettre au lendemain ce que l'on peut faire la veille. Pour cela il importe de ne pas se laisser aller à l'apathie, à l'inertie, aux plaisirs : il faut avoir de la volonté.

Une pièce qui portait ce titre : La Volonté1 a été jouée, il y a quelque cinquante ans, à la Comédie Française; l'auteur voulait inculquer cette vérité dans l'espril des masses. Y a-t-il réussi ? Je ne sais; mais le but était louable et l'effort récompensé tout au moins à la fin de la comédie.

Au jeune homme qu'il s'agissait de convertir on demandait à quel moment il comptait mettre à exécution ses belles promesses :

« Quand ? demain ? » et sans hésiter il répondait : « Non, mon oncle, aujourd'hui ! »

On ne pouvait demander mieux.

Combien se repentent de n'avoir pas agi de même et d'avoir renvoyé à plus tard ce qu'ils auraient pu et dû faire immédiatement.

« Jamais plus tard, toujours tout de suite», devrait être la devise de chacun.

S'il avait obéi à cette sage recommandation, Archias, tyran de Thèbes, eût épargné sa vie et celle de ses amis.

Pendant qu'ils s'adonnaient ensemble à la joie d'un festin, un courrier lui apporte une lettre en le pressant de la lire sans plus tarder, car elle contenait « des affaires sérieuses » (seria) de la plus grande importance. Archias, ne songeant qu'au plaisir, estimant que :

Rien ne doit déranger l'honnête homme qui dîne.2

rejeta la missive en s'écriant : « Cras seria : à demain les choses sérieuses ! »

La lettre dévoilait un complot sur le point d'éclater. Le jour naissait à peine que les conjurés firent irruption dans la salle sous des vêtements de femmes et poignardèrent le tyran et ceux qui l'entouraient.

Cet événement qui amena l'affranchissement de la Béotie eut un grand retentissement dans toute la Grèce ; ils fit la fortune de : Cras seria.

Profitez de la leçon. Bien qu'elle remonte à une époque fort lointaine, elle n'en perd aucune de ses qualités :

C'est un mot à blasmer « A demain les affaires ! »
On sçait qu'il a cousté bien cher à son auteur.
Un moment négligé nous cause long malheur ;
Qui le ménage bien se tire de misères.3


1 La Volonté, de M. J. Du Boys, représentée le 31 août 1864.
2 J. Berchoux, La Gastronomie, chant III.
3 Jean Bachot, début du XVIIe siècle.

Émile Genest, Miettes du passé, Collection Hetzel, 1913. Voir la note du transcripteur.