Jobineries

Blogue de Gilles G. Jobin, Gatineau, Québec.

lundi 25 février 2013

Miette 84 : Verser des larmes de crocodile

La charité



Verser des larmes de crocodile.

Sommaire. — Un élève de Machiavel. — Le rire est près des larmes. — Singulier remords.

Des voyageurs qui «y sont allés » prétendent que les crocodiles pleurent et gémissent en imitant la voix humaine et poussent même le talent jusqu'à rendre à s'y méprendre le vagissement plaintif du nouveau- né. Ce ne serait qu'une petite farce imaginée par ces charmants amphibies pour apitoyer les passants au coeur tendre qui déambulent la canne à la main le long du Nil, et les attirer près des roseaux où ils se cachent. Une fois là, les larmes font place à un rire sarcastique, et le crédule promeneur est happé par le cro- codile qui n'en fait qu'une joyeuse bouchée.

Parmi les humains se rencontre aussi une espèce de crocodiles qui versent des larmes feintes et hypocrites pour provoquer la compassion et tromper plus sûrement :

Mais l'on pleure de joie ainsi que de tristesse.

L'important est d'en savoir établir la différence.

Florian a mis à profit la légende du « crocodile pleureur » dans « Le Crocodile et l'Esturgeon » où il crie casse-cou aux âmes trop compatissantes.

Il imagine deux petits Egyptiens s'amusant sur les rives du fleuve ; un crocodile paraît et se régale de l'un des deux marmots, l'autre s'enfuyant à toutes jambes sans terminer la partie ; le monstre se met à gémir et pousse des sanglots à fendre l'âme....

Je cède à présent la parole à Florian pour la suite de l'histoire :

Un honnête et digne esturgeon
Vers le crocodile s'avance :
Pleurez, lui cria-t-il, pleurez votre forfait;
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Malheureux ! manger un enfant !
Mon coeur en a frémi, j'entends gémir le vôtre....
— Oui, répond l'assassin, je pleure en ce moment
Du regret d'avoir manqué l'autre. »
Tel est le remords du méchant.1

À qui se fier, grand Dieu, à qui se fier ? Pas aux larmes du crocodile.


1 Florian, Le Crocodile et l'Estugeon, livre V, fable 11.

Émile Genest, Miettes du passé, Collection Hetzel, 1913. Voir la note du transcripteur.

samedi 23 février 2013

Miette 83 : Les montagnes ne se rencontrent pas

L'expérience

Les montagnes ne se rencontrent pas.

Sommaire. — La foret marche, les arbres restent en place. — Monts et volcans. — La montagne de Mahomet. — Jupiter et les Titans. — Immobiles de naissance. — Bosse à bosse. — Rencontre d'éminences.— Dos à dos.

Dans le Macbeth de Shakespeare, il est question d'une forêt qui marche : mais ce n'était là qu'une fiction inventée par les sorcières. Seule marchait la troupe de Malcolm dont les soldats avaient dépouillé les arbres de là forêt de Birnam pour se couvrir de leurs feuilles et se dérober à la vue de Macbeth et de son armée ; les arbres restaient bel et bien en place immobilisés par leurs racines.

Quand l'Atlantide disparut sous les flots, les éminences dominant l'île disparurent avec elle comme les décors de théâtre s'enfoncent sous une trappe dans les changements à vue.

S'il prend à certaines montagnes la fantaisie de se convertir en volcans et d'engloutir villes et contrées, tels autrefois le Vésuve pour Herculanum et Pompéi, et de nos jours la montagne Pelée incendiant Saint-Pierre à la Martinique ; si elles bouillonnent dans leur for intérieur et jettent feu et flammes, pierres et laves, elles n'en restent pas moins rivées au sol que la nature leur assigna dès leur naissance.

On raconte que Mahomet eut un colloque avec la montagne qu'il provoqua même en combat singulier, l'invitant à venir à lui; la montagne fit la sourde oreille et ne bougea pas plus qu'une souche. Mahomet en fut pour ses frais d'éloquence, et, de guerre lasse, se décida à venir à elle.

Je me suis bien laissé dire qu'en Thessalie deux montagnes, Pélion et Ossa, se superposèrent au temps où les hommes et les dieux ne faisaient pas toujours bon ménage ; encore fallut-il pour les faire bouger un concours original de circonstances, la force musculaire des Titans et leur outrecuidance de vouloir escalader le trône de Jupiter, tentative dans laquelle leur échec fut d'ailleurs piteux.

De tous ces exemples pris au hasard, il ressort nettement que ni dans l'histoire, ni dans la légende, ni même dans la fabuleuse, mythologie, n'existent de montagnes ayant à leur disposition aucun moyen de locomotion leur permettant d'aller au-devant l'une de l'autre ; elles sont condamnées à la plus complète et indéniable immobilité.

On a donc raison de dire que « les montagnes ne se rencontrent pas », pour le bon motif qu'il leur est impossible de se rencontrer.

Dans le langage proverbial cela s'applique à la venue subite d'une personne qu'on ne s'attendait pas à voir et qui survient inopénément, et l'on dit : « Les montagnes ne se rencontrent pas, mais les hommes se rencontrent », ou bien : « Il n'y a que les montagnes qui ne se rencontrent jamais. » Libre à vous de choisir.

Un spirituel auteur du XVIe siècle, Jean de Pontalais, qui réjouissait fort le roi François Ier de ses saillies, était gratifié par la nature d'une formidable gibbosité. Avisant un jour à la Cour un cardinal dont le dos n'avait rien à envier au sien, il lui prit fantaisie de se rapprocher du prélat et se mit bosse à bosse. Le cardinal ne prit pas la chose du bon côté et fut fort en colère. « Excusez-moi, Monseigneur, lui dit Pontalais, je voulais montrer que, s'il est vrai que les montagnes ne se rencontrent pas, deux éminences peuvent se rencontrer. »

Pour spirituelle qu'elle fût, cette réponse ne calma pas le courroux du cardinal qui porta ses doléances au roi lui-même. François Ier ne fit qu'en rire et renvoya les deux bossus dos à dos.

Émile Genest, Miettes du passé, Collection Hetzel, 1913. Voir la note du transcripteur.

jeudi 21 février 2013

Miette 82 : C'est une fine mouche

L'expérience

C'est une fine mouche.

Sommaire. — Ne pas confondre. — Le diable et la plus belle moitié du genre humain. — Satan a trouvé son maître

La « mouche » dont il est question n'a aucun rapport même lointain avec l'insecte ailé qui mettait en fureur le lion de la fable. Notre « mouche » est une personne habile, rusée, à laquelle il est difficile d'en remontrer et qui possède flair et adresse. Dans l'acception qu'on lui attribue ici, ce mot a produit « mouchard », espion de police. Si ce dernier est parfois pris en mauvaise part, il n'en est pas de même de la « fine mouche », qui a conservé toute sa grâce, toute son élégance avec son pouvoir.

Le terme s'applique ordinairement à la plus belle moitié du genre humain et... au diable.

« Le diable est une fine mouche. »

Dans une vieille chanson :

Satan dit un jour : « Je commence
À m'ennuyer.
Je vais pour faire pénitence
Me marier. »

Et son interlocuteur de lui répondre qu'il ne sera pas le maître dans son ménage :

Satan, crois-moi,
La femme est plus fine que toi.

Certes, la femme a l'esprit fin et délié ; son sac contient plus d'un tour et d'une malice ; qu'elle soit mince et élancée ou d'énorme corpulence, c'est avec la plus belle aisance et la plus grande désinvolture qu'à vos yeux éblouis et charmés elle se révélera : « fine mouche ».

Émile Genest, Miettes du passé, Collection Hetzel, 1913. Voir la note du transcripteur.

lundi 18 février 2013

Miette 81 : Ce que femme veut, Dieu le veut

L'expérience

Ce que femme veut, Dieu le veut.

Sommaire. — Persévérance et ténacité. — N'insistons pas. — Accord avec Dieu. — Pacte avec le diable. — Ainsi soit-il !

Entre autres et nombreuses qualités, chacun sait que la femme possède persévérance et ténacité ; quand elle désire quelque chose et s'est mis en tête de l'obtenir, il faut qu'elle y arrive bon gré mal gré.

« Quand une femme en tête a sa folie »... n'insistons pas.

Les esprits bien intentionnés estimaient que pour arriver à ses fins la femme aurait au préalable fait accord avec Dieu; on serait peut-être plus dans le vrai en supposant qu'elle avait fait un pacte avec le diable.

Soyons généreusement pour la première formule avec les poètes :

En considérant la nature
J'ai vu dans l'histoire future
Que ce que femme ordonnera
D'abord le Seigneur le voudra.

De même :

Ou fille, ou femme, ou veuve ; ou laide, ou belle,
Ou riche, ou pauvre ; ou galante, ou cruelle,
La nuit, le jour, veut être, à mon avis,
Tant qu'elle peut, la maîtresse au logis.1

Ou bien encore :

Ce que veut une femme est écrit dans le ciel !

Ainsi soit-il !... pourvu que ce soit sensé.


1 Voltaire.

Émile Genest, Miettes du passé, Collection Hetzel, 1913. Voir la note du transcripteur.

samedi 16 février 2013

Miette 80 : Les courtisans et les favoris sont comme les jetons : ils sont presque tous faux

L'expérience

Les courtisans et les favoris sont comme les jetons : ils sont presque tous faux.

Sommaire. — Sans valeur. — Sans estime. — Un choix significatif. — Le madrigal du roi. — Conseils du grand prêtre Joad. — La treille de sincérité. — Ce qu'un jeune prince apprend le mieux.

Le jeton est un petit disque en métal, bois, ivoire ou nacre, dont on se sert pour marquer et payer au jeu ; il n'a par lui-même aucune valeur, et serait traité de fausse monnaie si on l'employait comme telle.

Après avoir défini le jeton, nous devons une définition du favori; nous y serons aidé par J.-B. Rousseau dans cette épigramme :

Ami, crois-moi, cache bien à la cour
Les grands talents qu'avec toi l'on vit naître:
C'est le moyen d'y devenir un jour
Puissant seigneur et favori peut-être.
Et favori ? Qu'est-ce là ? C'est un être
Qui ne connaît rien de froid ni de chaud
Et qui se rend précieux à son maître
Par ce qu'il coûte et non par ce qu'il vaut.1

Brébeuf hasarde une comparaison :

Les courtisans sont des jetons,
Leur valeur dépend de leur place :
Dans la faveur, des millions,
Et des zéros, dans la disgrâce.

Comme on l'a vu plus haut, le jeton n'a pas de valeur, et faux comme un jeton est un axiome; quand on lui compare le courtisan, ce n'est pas pour décerner à celui-ci un brevet de franchise et de loyauté. Ceux qui approchent les grands de la terre ont en effet pour habitude de leur cacher la vérité et de les flatter.

Henri III, voulant un jour récompenser un prévôt de Paris, lui présenta deux bourses, remplies l'une de pièces d'or, l'autre de jetons. Le prévôt choisit cette dernière. Étonnement du roi. « Sire, je cherche à suivre votre exemple; Votre Majesté fait de même quand elle prend un favori ou un courtisan. »

Le roi sourit, et le prévôt n'y perdit pas.

Il n'en reste pas moins avéré que les rois ont bien du mal à savoir l'opinion de ceux qui les entourent.

Mme de Sévigné conte une petite historiette très vraie, qui vous divertira, (c'est la spirituelle marquise qui parle) : « Le roi2 se mêle depuis peu de faire des vers. Il fit l'autre jour un petit madrigal que lui-même ne trouva pas trop joli. Un matin, il dit au maréchal de Gramont : « Monsieur le Maréchal, lisez, je vous prie, ce petit madrigal et voyez si vous en avez jamais vu un si impertinent. » Le maréchal, après avoir lu, dit au roi : « Sire, Votre Majesté juge divinement bien de toutes choses; il est vrai que voilà le plus sot et le plus ridicule madrigal que j'aie jamais lu. » Le roi a fort ri de cette folie. Pour moi, qui aime toujours à faire des réflexions, je voudrais que le roi en fît là-dessus, et qu'il jugeât par là combien il est loin de connaître jamais la vérité. »

Ce sont peut-être les mêmes vers qui ont amené la réponse de Boileau : « Sire, rien n'est impossible à Votre Majesté, elle a voulu faire de mauvais vers, elle y a réussi. »

Le désir de Mme de Sévigné était partagé par Racine quand il dicte au grand prêtre Joad les conseils adressés au jeune roi Joas pour le prémunir contre les dangers de la flatterie3:

Loin du trône nourri, de ce fatal honneur,
Hélas ! vous ignorez le charme empoisonneur ;
De l'absolu pouvoir vous ignorez l'ivresse,
Et des lâches flatteurs la voix enchanteresse.
Bientôt ils vous diront que les plus saintes lois,
Maîtresses du vil peuple, obéissent aux rois;
Qu'un roi n'a d'autre frein que sa volonté même ;
Qu'il doit immoler tout à sa grandeur suprême ;
Qu'aux larmes, au travail, le peuple est condamné,
Et d'un sceptre de fer veut être gouverné;
Que, s'il n'est opprimé, tôt ou tard il opprime.
Ainsi, de piège en piège, et d'abîme en abîme,
Corrompant de vos moeurs l'aimable pureté,
Ils vous feront enfin haïr la vérité.

Toutes ces recommandations restent malheureusement stériles depuis qu'est morte la treille de sincérité, cette treille mirifique dont Désaugiers nous a chanté la vertu magique4; en mordant à la grappe on disait forcément la vérité :

Mais hélas ! par l'ordre du prince
Ce raisin justement vanté
Un jour du fond de sa province
Près du trône fut transplanté.
Pauvre treille autrefois si belle,
Que venais-tu faire à la cour?
L'air en fut si malsain pour elle
Qu'elle y mourut le premier jour.
Nous n'avons plus cette merveille
Ce phénomène regretté,
La treille
De sincérité.

Dès lors, les rois n'ont qu'une ressource et une consolation, c'est la certitude de pouvoir devenir bons cavaliers.

« En effet, disait mon vieux maître de manège, l'équitation est ce qu'un jeune prince apprend le mieux, parce que son cheval ne le flatte pas ! »


1. J.-B. Rousseau, Épigrammes, liv. II, 14.
2. Louis XIV (1643-1715)
3. Athalie, tragédie de Racine, acte IV, scène iii.
4. La Treille de sincérité, chanson.

Émile Genest, Miettes du passé, Collection Hetzel, 1913. Voir la note du transcripteur.