Jobineries

Blogue de Gilles G. Jobin, Gatineau, Québec.

dimanche 24 juin 2012

Miette 54 : Au bout du fossé la culbute

L'orgueil

Au bout du fossé la culbute.

Sommaire. - Pour la tranquillité et la joie des seigneurs. - Le saut du fossé. - Le peuple souverain. - La douche au baquet. - Examiner ses forces. - Qui n'aime pas à être giflé ... pour rire.

Du temps où il y avait manants et seigneurs, ceux-ci prenaient leur tranquillité ou leurs plaisirs aux dépens de ceux-là.

Pour assurer le repos des nuits seigneuriales, les vilains battaient les fossés des châteaux afin d'en écarter les grenouilles et leurs coassements.

Pour égayer les journées oisives, ils se livraient à des exercices d'adresse ou de maladresse et, entre autres, à celui-ci :

On creusait un fossé ; les côtés, d'abord très rapprochés, s'éloignaient au fur et à mesure pour se trouver, à l'extrémité, très écartés l'un de l'autre.

Le fossé rempli d'eau, les manants étaient invités à le sauter d'un seul bond.

On commençait par le bout le plus étroit et, graduellement, on continuait jusqu'à l'autre bout. La distance à franchir devenant trop grande pour l'effort des sauteurs, ceux-ci tombaient immanquablement à l'eau dans des poses plus ou moins grotesques et imprévues : ce qui ne manquait pas d'exciter l'hilarité des assistants;

au bout du fossé

s'accomplissait l'inévitable culbute.

Depuis qu'il n'y a plus de manants et plus de seigneurs, et que la grande Révolution a proclamé tous les hommes égaux, ce genre de farce n'en a pas moins été conservé dans nos fêtes de campagne. Ce n'est plus les seigneurs châtelains que l'on cherche à amuser, mais bien le peuple souverain.

Un baquet rempli d'eau est suspendu à une tige transversale sur laquelle il peut tourner. Les amateurs doivent, en passant dessous, lui imprimer un mouvement de rotation qui le fait basculer et renverse l'eau. La difficulté consiste pour le coureur à n'être pas éclaboussé; ordinairement il est architrempé, toujours aux éclats de rire de l'assemblée.

C'est un peu changé, mais à peu près la même chose. Au lieu de s'asseoir dans l'eau, on la reçoit sur la tête; l'important est qu'en amusant les uns on bafoue les autres; ce double résultat est obtenu ; voilà le principal.

Dans les deux cas, il faut bien prendre son élan, ou bien viser pour n'être pas gratifié d'un bain de siège ou d'une douche intempestive.

Au cours des événements de votre existence il convient également de

Consulter longtemps votre esprit et vos forces,1

d'apprécier la résistance de vos épaules et ce qu'elles se refusent à porter,

Quid valeant humeri, quid ferre récusent.2

Si vous n'avez pas songé à cette sage précaution, vous courez aux déceptions, aux ennuis, aux chagrins, au ridicule.

Ayez donc grand soin de toujours bien prendre votre élan pour ne pas trouver au bout du fossé... la culbute.

Il avait mal pris son élan ce fanfaron qui poursuivait de ses lazzis et de ses gasconnades un jeune officier aussi patient que brave. À un moment, le militaire, trouvant que le jeu avait suffisamment duré, allongea une maîtresse gifle à son persifleur.

Celui-ci, interloqué et voyant trente-six chandelles :

« Est-ce sérieux, Monsieur, ce que vous faites ?

— Oui, morbleu! reprend l'officier en mettant la main sur la garde de son épée.

— À la bonne heure, car je n'aime pas des plaisanteries comme celle-là. »

On s'en tire comme on peut; mais pour une culbute, avouez-le, c'est une jolie culbute.


1 Boileau, Art poétique, chant I, vers 3.
2 Horace, Art poétique, vers 39.

Émile Genest, Miettes du passé, Collection Hetzel, 1913. Voir la note du transcripteur.

samedi 23 juin 2012

Miette 53 : Il se croit le premier moutardier du pape

L'orgueil

Il se croit le premier moutardier du pape.

Sommaire. - Les armes de la ville de Dijon. - Leur origine. - La reconnaissance d'un duc de Bourgogne. - Un pape amateur d'épices. - Création d'une charge d'officier... de bouche. - Ridicule souvenir.

Chaque fois qu'il est question de moutarde, la pensée se dirige involontairement sur la ville de Dijon, à laquelle on fait gloire de la qualité de ce condiment. Nous nous garderons bien de chercher à retirer un fleuron de sa couronne à la noble ville, mais nous pouvons signaler qu'elle possède en ses armes de quoi s'enorgueillir davantage ; on peut le rappeler, sans crainte de froisser les braves Dijonnais, braves dans tous les sens du mot.

Les Gantois s'étaient révoltés en 1582 contre Louis II, comte de Flandre. Son gendre, Philippe, duc de Bourgogne, surnommé le Hardi, pour sa courageuse conduite à la bataille de Poitiers, vint à son secours ; et la ville de Dijon leva à ses frais mille hommes pour renforcer l'armée de leur duc; cet appoint lui donna la victoire. En reconnaissance, Philippe accorda à la ville de Dijon le privilège de porter ses armes et lui donna son cri : moult me tarde, qui, par abréviation, devint moult tarde, promptement converti, par corruption d'orthographe, en « moutarde ».

Maintenant que nous sommes en règle avec la capitale de la Bourgogne et sa double renommée de gloire et de gastronomie, arrivons à notre moutardier du pape. Ce pape était le pape avignonnais Jean XXII qui, tout savant qu'il était dans la jurisprudence et la médecine, n'en professait pas moins pour la moutarde un véritable culte ; il ne pouvait s'en passer dans aucun de ses mets, si bien qu'à une époque où les seigneurs avaient leur maison montée, comprenant grand pannetier, grand échanson, écuyer tranchant et autres officiers de bouche, il crut de sa dignité pontificale de créer la fonction de « grand moutardier » en faveur d'un de ses neveux. Celui-ci, « glorieux d'une charge si belle », ne regardait les autres qu'avec le plus profond mépris ; il se fit remarquer par une telle arrogance et un dédain si persistant qu'on le prit comme type pour désigner les gens insolents et vaniteux assimilés, en son ridicule souvenir, au « premier moutardier du pape ».


Émile Genest, Miettes du passé, Collection Hetzel, 1913. Voir la note du transcripteur.

vendredi 22 juin 2012

Miette 52 : L'opinion est la reine du monde

L'orgueil

L'opinion est la reine du monde.
(Opinione regitur mundus)

Sommaire. - Inconstante renommée. - La déesse de Mémoire. - La raison condamnée à mort. - Voltaire et Bossuet bons amis. - La plus grande victoire. - Résistance impossible. - La ruse prime la force.

C'est l'inconstante Renommée
Qui, sans cesse les yeux ouverts.
Fait sa revue accoutumée
Dans tous les coins de l'univers ;
Toujours vaine, toujours errante,
Et messagère indifférente
Des vérités et de l'erreur,
Sa voix, en merveilles féconde,
Va chez tous les peuples du monde
Semer le bruit et la terreur.
Mais la déesse de Mémoire,
Favorable aux noms éclatants,
Soulève l'équitable histoire
Contre l'iniquité du Temps ;
Et dans le registre des âges
Consacrant les nobles images
Que la gloire lui vint offrir,
Sans cesse en cet auguste livre
Notre souvenir voit revivre
Ce que nos yeux ont vu périr.1

« L'opinion est si bien la reine du monde, a dit Voltaire, que, quand la raison veut la combattre, la raison est condamnée à la mort.

Il faut qu'elle renaisse vingt fois de ses cendres pour chasser enfin tout doucement l'usurpatrice.

L'opinion a changé une grande partie de la terre. Non seulement des empires ont disparu sans laisser de traces, mais les religions ont été englouties dans ces vastes ruines. »

Le philosophe de Ferney, qui ne partageait pas précisément toutes les idées de Bossuet, se trouve cependant d'accord sur ce point avec le grand orateur chrétien qui a développé la même vérité :

« Qui dispense la réputation, qui donne le respect et la vénération aux personnes, aux ouvrages, aux grands, sinon l'opinion?

Combien toutes les richesses de la terre sont-elles insignifiantes sans son consentement?

L'opinion dispose de tout; elle fait la beauté, la justice et le bonheur qui est le tout du monde. »

On a dit que l'une des plus grandes victoires que l'on puisse remporter est celle que l'on remporte sur soi-même; combien plus grande serait celle que l'on remporterait sur l'opinion!

« L'histoire du monde n'est autre chose que la lutte du pouvoir contre l'opinion générale. Lorsque le pouvoir suit l'opinion, il est fort : lorsqu'il la heurte, il tombe.2

« Le vulgaire, c'est-à-dire presque tout le monde, reçoit ses opinions toutes faites. Quand la fabrique est mauvaise, on les reçoit mauvaises, c'est-à-dire fausses, sottes, peu favorables au bien-être de la société. Nous vivons encore en grande partie sur des opinions, fabriquées dans des temps de barbarie, nous les usons jusqu'au bout. »3

Devant cette terrible adversaire, si l'on ne peut agir par la force on peut recourir à la ruse, et la flatter pour en triompher.

L'opinion gouverne en mille circonstances :
Au lieu de la fronder, feignons ses apparences.
Avec ce stratagème, on voit plus d'un esprit
Adorer le veau d'or sans perdre son crédit.


1 J.-B. Rousseau, Ode à M. le prince Eugène de Savoie.
2 Alfred de Vigny.
3 Jean-Baptiste Say.

Émile Genest, Miettes du passé, Collection Hetzel, 1913. Voir la note du transcripteur.

samedi 9 juin 2012

Miette 51 : Il semble que nous ayons gardé les cochons ensemble

L'orgueil

Il semble que nous ayons gardé les cochons ensemble.

Sommaire. - Conséquences de la vie commune. - État servile. - Intimité engendre familiarité. - Les parapluies et les amis. - Charme et douceur de l'amitié.

Il faut vivre avec les gens pour les connaître, dit-on ; c'est profondément vrai. Vivre quotidiennement ensemble permet de s'apprécier réciproquement et découvrir le fort et le faible de chacun. Si l'affinité est complète entre deux personnages, la vie commune les lie d'amitié et crée affection et dévouement ; sentiments d'autant plus profonds et persistants qu'on aura partagé les mêmes peines, encouru les mêmes dangers, supporté les mêmes privations.

Ces liaisons et ces amitiés prennent plus rapidement naissance et se développent plus vivaces entre gens de condition modeste, astreints à de basses occupations. Moins on est placé haut sur les degrés de l'échelle sociale, plus vite s'établissent les relations et l'on ne tarde pas à être à « tu » et à « toi ».

Peu d'état servile est inférieur à la garde des cochons; l'intimité immédiate qui en résulte entraîne avec soi un prompt laisser aller et une familiarité complète aussitôt admise que créée. Si la vie intime ou la cohabitation n'a pas existé, on a lieu d'être surpris d'une familiarité intempestive ou d'un sans-gêne inexplicable, et l'on témoigne son étonnement ou son reproche en disant : « Il semble que nous ayons gardé les cochons ensemble », pour faire sentir à l'importun son indiscrétion et lui signifier qu'on n'admet avec lui aucun rapport d'amitié.

Avant que nous lier, il faut nous mieux connaître.1

Au surplus, l'amitié, pour être belle et désirable, n'est pas chose banale et vulgaire.

Dans tes amis lu dois mettre ta confiance,
Déposer dans leur sein les secrets de ton coeur;
Partager leurs plaisirs, partager leur douleur,
Et ne voir leurs défauts que d'un oeil d'indulgence.2

Pour arriver à ce degré de confiance et d'abandon, il convient de procéder avec réflexion et discernement et ne pas s'engager à la légère dans le choix de ses amis. Les saints et les philosophes nous le recommandent prudemment :

« Nos amitiés ne doivent pas être fondées sur l'intérêt, car l'amitié est une vertu et non un négoce. »3

« Ne sois pas prompt à acquérir des amis; mais ceux que tu auras acquis, ne leur enlève pas promptement ton estime. »4

Les pessimistes ne croient pas à l'amitié et vous en détournent par la plume de La Rochefoucauld :

« Ce que les hommes ont nommé amitié n'est qu'une société, un ménagement réciproque d'intérêts, un échange de bons offices; ce n'est enfin qu'un commerce où l'amour-propre se propose toujours quelque chose à gagner. »

Le poète latin, sceptique à l'égard de l'amitié, estime qu'elle ne survit pas à l'infortune :

Donec eris felix, mullos numerabis amicos;
Tempora si fuerint nubila, solus eris.
5

« Tant que vous serez heureux, vous compterez beaucoup d'amis ; si les temps deviennent nuageux, vous serez seul. »

Un humoriste donne de ce distique une plaisante traduction, dont le sens est assez fidèle: « Les amis sont pareils aux parapluies; on ne les a jamais sous la main quand il pleut. »6

S'il est du vrai dans ces opinions, semblables au fond quoique variées dans la forme, gardez-vous de trop les accueillir à la lettre et de faire fi de l'amitié. Croyez les philosophes et les saints ; faites un choix raisonné et judicieux ; vous en serez amplement récompensé par les jouissances infinies que vous éprouverez dans la possession d'un bon et véritable ami ; vous sentirez alors « tout le prix d'un coeur qui nous comprend ».

Qu'un ami véritable est une douce chose !
Il cherche vos besoins au fond de votre coeur ;
Il vous épargne la pudeur
De les lui découvrir vous-même.
Un songe, un rien, tout lui fait peur
Quand il s'agit de ce qu'il aime.7


1 Le Misanthrope, comédie de Molière. Acte I, sc. 2.
2 Pibrac.
3 Saint Ambroise.
4 Solon.
5 Ovide.
6 Théodore de Banville.
7 La Fontaine, Les deux Amis, livre VIII, fable 11.

Émile Genest, Miettes du passé, Collection Hetzel, 1913. Voir la note du transcripteur.

jeudi 7 juin 2012

Miette 50 : Gai comme un pinson

Le jeu

Gai comme un pinson.

Sommaire. - Pour compléter mes études omithologiques. - De naturaliste en naturaliste. - Du choc jaillit... l'obscurité. - À qui se fier? - Le triomphe de la routine.

N'ayant pas poussé très loin mes études d'histoire naturelle et ne m'étant pas fait une spécialité de l'ornithologie, j'eus la curiosité de me renseigner sur l'état d'âme du charmant petit oiseau qui a nom « pinson » et dont la gaîté est devenue proverbiale.

J'ouvris l'ouvrage du Naturaliste par excellence, avec un N majuscule, du grand Buffon, et je lus :

« Le pinson est un oiseau très vif, toujours en mouvement; cela, joint à la gaîté de son chant, a donné lieu sans doute à la façon de parler proverbiale : gai comme un pinson. » Michaud, de son côté, révèle que « le pinson remplit l'air de sa voix éclatante ».

Mis en goût par ces indications précises quoique laconiques, je résolus de poursuivre ailleurs mes investigations, et recourus à l'Ornithologie passionnelle, d'Alphonse Toussenel, le délicat auteur de l'Esprit des bêtes.

Quelle fut ma surprise quand j'y découvris mon petit pinson dans ce portrait physique et moral : « Gai comme un pinson est encore un de ces adages menteurs qui contribuent si déplorablement à enraciner les préjugés et les erreurs dans l'esprit dès populations.

« Un oiseau gai, c'est le tarin, c'est le sizerin, le linot, le serin, un oiseau qui toujours sautille, babille, frétille, qui prend son mal en patience et le temps comme il vient ; qui, comme le chardonneret, mange devant la glace quand il est seul, pour se faire accroire à lui-même qu'il est en société. Or, le pinson n'a jamais affecté ces allures joviales; au contraire, il s'observe constamment, fait tout avec mesure, réflexion et solennité ; il pose, comme on dit, quand il marche, quand il mange, quand il chante. Au lieu de prendre le temps comme il vient, il se laisse aller à des plaintes mélancoliques pour peu que la pluie menace. La captivité le démoralise, le rend aveugle, le tue. Ce ne sont pas là des façons d'oiseau gai. »

Jugez de ma déception à cette diatribe inattendue contre la gaîté du pinson. Auquel des deux s'en rapporter à présent ? À Buffon? à Toussenel? À Toussenel ? à Buffon ?

Lequel des deux vécut le plus dans l'intimité de notre petit pinson dont je voulais faire mon ami et la joie de ma maison? Je ne le sais et ne puis le savoir. Mais s'il m'est permis de glisser mon humble avis dans ce passionnant litige, j'ai bien peur que, malgré Toussenel et son appréciation courroucée, on ne continue longtemps encore à dire avec le vieux Buffon : « Gai comme un pinson! »


Émile Genest, Miettes du passé, Collection Hetzel, 1913. Voir la note du transcripteur.

mercredi 6 juin 2012

Miette 49 : Coq-à-l'âne

Le jeu

Coq-à-l'âne.

Sommaire. - Une fable ancienne, - Cocorico ! - Hi ! han ! - En veux-tu, en voilà. - On a le droit de s'arrêter.

Une fable ancienne met en scène un coq et un âne. Ces animaux raisonnent et discutent entre eux sans pouvoir jamais arriver à s'entendre ni se comprendre. Leurs propos sont aussi burlesques et incohérents que leurs idées sont biscornues, et leurs discours n'ont pas le sens commun.

En parlant de conversations absurdes, décousues et sans suite, on fait allusion aux répliques échangées dans cette fable entre le coq et l'âne ; on les dénomme des « coq-à-l'âne ».

Dans une de ses chansons, Collé, qui fit partie de la Société du Caveau, si célèbre par sa gaîté, a plaisamment fait un coq-à-l'âne interminable en se servant d"une série de proverbes qui n'ont aucun lien les uns avec les autres et sautent vraiment du coq à l'âne.

Entre autres adages, le refrain comprend les suivants :

Trop manger n'est pas sage.
Enfants d'Paris, quel temps fait-il?
Il pleut là-bas, il neige ici.
Pendant la nuit
Tous les chats sont gris.

Les contemporains de Collé trouvaient cela très drôle et s'en réjouissaient fort. On serait peut-être un peu plus difficile de nos jours et bien vite saturé de ce genre d'esprit. On s'arrêterait pour laisser le coq et l'âne continuer leur conversation à cocorico ! et à hi ! han! rompus.

À quelle époque les mots coq-à-l'âne ont-ils été réunis pour la première fois en un seul vocable? Chi lo sa. En tous cas l'expression n'en est pas nouvelle, puisqu'on la trouve déjà au XVe siècle et dans les Proverbes de Jehan Miélot : « C'est bien sauté du coq à l'asne », et dans ces vers :

Par mon serment
De moy vraiment
Vous vous raillez..
Trop vous faillez (vous vous trompez)
Car vous saillez (vous sautez)
De cocq en l'asne évidemment.

Émile Genest, Miettes du passé, Collection Hetzel, 1913. Voir la note du transcripteur.

mardi 5 juin 2012

Miette 48 : Le jeu ne vaut pas la chandelle

Le jeu

Le jeu ne vaut pas la chandelle.

Sommaire. - Ni gaz ni électricité. - La mèche et les mouchettes. - Économie de chandelle. - Madame la Mairesse. - Affaires municipales. - Les paroles n'ont pas de couleur.

Autrefois on ne s'éclairait pas au gaz, encore moins à l'électricité ; on n'avait pour vaincre l'obscurité que la vulgaire et fumeuse chandelle dite des quatre ou des six, suivant le nombre qu'en contenait une livre.

La mèche se coupait avec des mouchettes quand le suif qui l'entourait, peu à peu consumé par la lente combustion, la transformait en un long lumignon noirâtre d'un pouvoir éclairant douteux.

Ce genre de luminaire ne pouvait passer pour brillant dans aucun sens ; on n'en était pas pour cela moins économe de sa chandelle que l'on brûlait le moins possible; et quand on se livrait le soir à un jeu dépourvu d'intérêt, on ne l'allumait pas du tout, « le jeu ne valant pas la chandelle ».

Avant que celle-ci ait complètement disparu, pour céder la place à la blanche bougie, la femme d'un brave maire de village ne la prodiguait pas, non plus qu'elle attachait ses chiens avec des saucisses.

Un soir que son mari avait longuement veillé avec l'adjoint et le secrétaire de la mairie et rédigé force arrêtés municipaux, tous trois abandonnèrent enfin plumes, papier et encre et se mirent à traiter de vive voix les affaires de la commune. La ménagère qui, depuis longtemps, contemplait avec dépit son suif se consumer : « Vous n'écrivez plus? » leur dit-elle, et elle souffla la chandelle.

Les paroles n'ayant pas de couleur n'ont en effet pas besoin d'être éclairées.

Émile Genest, Miettes du passé, Collection Hetzel, 1913. Voir la note du transcripteur.

lundi 4 juin 2012

Miette 47 : Qui quitte la partie, la perd

Le jeu

Qui quitte la partie, la perd.

Sommaire. - Le jeu des quatre coins. - Qui va à la chasse perd sa place.- Haine, routine, devoir. - Mari barbare. - Si on les écoutait. - Un mort qui se sauve.

Les enfants ont un jeu appelé les « quatre coins » nécessitant la présence de cinq personnes ; quatre d'entre elles occupent quatre places déterminées, la cinquième se tient au milieu en attendant que deux des quatre premières échangent leurs places; dans l'intervalle de l'échange, la cinquième tâche de prendre l'une des places momentanément abandonnée et dit : « Qui va à la chasse perd sa place ! »

C'est un peu ce qui se passe dans une partie où l'un des joueurs, voyant qu'il n'a plus chance de gagner, se retire; il quitte la partie, donc il a perdu. On dit de même, au figuré, à propos d'affaires que l'on ne suit pas avec soin et qui, négligées, sont compromises ou perdues. Il en faut déduire le conseil de garder sa place quand on y tient et de ne jamais l'abandonner si on veut la retrouver libre. Faute de quoi, on court la chance de se voir remplacé à son retour,

Car été comme hiver
Qui quitt' sa place la perd1.

L'application de ce proverbe souffre des exceptions : il peut arriver qu'on occupe une place ou une situation peu enviable et qu'on ait des motifs très valables pour la quitter au plus vite, tandis que d'autres ont un intérêt direct ou indirect à vous y maintenir. Ceux-là sont mus par des sentiments divers et guidés par des mobiles louables ou non : routine, devoir, etc.

Un exemple de routine : A l'issue d'une bataille, un fossoyeur enfouissait pêle-mêle tous les corps, quand un officier lui fait remarquer l'un d'eux remuant encore : « Ah! répond-il, on voit bien que vous n'avez pas comme moi l'habitude. Si on les écoutait, il n'y en aurait jamais de mort. »

Terminons par l'échantillon d'un scrupule légèrement exagéré chez un esclave du devoir.

Nous ne sommes plus à la guerre, mais en temps de peste, à la Martinique, ce qui n'est pas plus gai. Les malheureux habitants mouraient par centaines; on les inhumait au plus vite pour éviter la propagation plus rapide du fléau. L'un d'eux, comme tout à l'heure, ramassé trop vite, parvient à se dégager et se met à courir à toutes jambes. « Arrêtez ! arrêtez ! s'écrie le croque-mort en courant après lui, mon mort qui se sauve! »


1 Le Diner de Madelon, vaudeville de Désaugiers.

Émile Genest, Miettes du passé, Collection Hetzel, 1913. Voir la note du transcripteur.

dimanche 3 juin 2012

Miette 46 : À trompeur trompeur et demi

Le jeu

À trompeur trompeur et demi.

Si vous vendez à votre prochain ou si vous achetez de votre prochain, qu'aucun de vous ne trompe son frère. (Lévitique, 25,14.)



Sommaire. - Essai dangereux. - Subtile finesse. - Proposition du renard. - Contre-proposition du coq. - Les chiens ignorent la bonne nouvelle.
À trompeur trompeur et demi.

A regnard1, regnard et demi2,
Il n'est si fin regnard
Qui ne trouve plus finard3.

Quand on essaie de tromper, il peut fort bien arriver que l'on ait affaire à plus habile que soi et qu'on n'obtienne d'autre réussite que d'être trompé à son tour avec usure.

D'après La Rochefoucauld :

« La plus subtile de toutes les finesses est de savoir bien feindre de tomber dans les pièges qu'on nous tend ; et l'on n'est jamais si aisément trompé que quand on songe à tromper les autres. »

Au surplus, voici une modeste petite fable qui expliquera la morale de ce proverbe :

Un renard, voyant des poules juchées, avec leur coq, dans une cour, tâchait de les attirer par de belles paroles :
« J'ai, dit-il, une bonne nouvelle à vous apprendre : c'est que les animaux ont tenu un grand conseil, et ont fait entre eux une paix éternelle. Descendez et célébrons cette paix de bonne amitié. »
Le coq, plus fin que le renard, se dresse sur ses ergots et regarde de tous côtés.
« Que regardez-vous ? dit le renard.
- Je regarde deux maîtres chiens qui s'avancent. »
Et renard de fuir à toutes jambes.
« Eh! dit le coq, pourquoi fuyez-vous? la paix est faite entre les animaux.
- Oh ! réplique le renard en se retournant, mais fuyant de plus belle, peut-être que ces deux chiens n'en savent pas encore la nouvelle. »

Voilà une bonne petite leçon de diplomatie.


1 Ancienne orthographe du mot « renard ».
2 et 3 Trésor des Sentences, de Gabriel Meurier.

Émile Genest, Miettes du passé, Collection Hetzel, 1913. Voir la note du transcripteur.

samedi 2 juin 2012

Miette 45 : Être le dindon de la farce

Le jeu

Être le dindon de la farce.

Sommaire. - Le sifflet et la « roue ». - Sur les tréteaux.

Vous êtes-vous parfois, au cours d'une promenade à la campagne, arrêté devant une troupe de dindons ? Vous êtes-vous amusé à siffler? Tout aussitôt les dindons de s'arrêter sur place, redresser la tête, prendre un air important et majestueux, étaler les plumes de leur queue et autrement dit, faire la roue, puis glousser éperdument.

Avaient-ils l'air assez sots et stupides !

C'est en souvenir de cette attitude que, dans les comédies ou farces du moyen âge, on dénommait pères-dindons, sur les tréteaux, les pères trompés et bernés par de vilains fils et de perfides valets.

Pour abréger et n'être pas moins bien compris on appelait tout court : les dindons de la farce, les personnages constamment bafoués au cours de la pièce.

Le nom en est resté à ceux qui sont dupes dans une affaire ; souhaitons qu'on ne puisse jamais dire de nous : il est le dindon de la farce.

Émile Genest, Miettes du passé, Collection Hetzel, 1913. Voir la note du transcripteur.

vendredi 1 juin 2012

Miette 44 : La Fortune est aveugle

Le jeu

La Fortune est aveugle.

Sommaire. - Un pied sur une roue. - Bandeau sur les yeux. - Elle n'est pas sourde. - Caprice et fantaisie. - Fragilité. - Critiques sur critiques. - Injures sur injures. - Patience et résignation.

L'Allégorie représente la Fortune un pied sur une roue, « manière de courir pas commode du tout » ; et un bandeau sur les yeux, qui facilite encore sa marche en lui permettant de ne rien voir, d'aller à l'aveuglette et d'agir à tort et à travers.

Pendant qu'ils étaient en veine de générosité à son égard, les faiseurs de divinités et de mythologie auraient bien pu lui boucher en même temps les oreilles; ils lui auraient épargné le déplaisir d'entendre les appréciations que l'on débite sur son compte, propos plus désobligeants que flatteurs.

Le grief le plus sérieux qu'on lui oppose est la cécité.

« La Fortune est aveugle, et presque toujours ceux qu'elle embrasse deviennent aveugles comme elle ».1

La Fortune est aveugle, ouvre ou ferme sa main ;
Et puissant aujourd'hui, on ne l'est pas demain.2

On la traite, de capricieuse et de fantasque :

« L'on ne saurait s'empêcher de voir dans certaines familles ce qu'on appelle les caprices du hasard ou les jeux de la fortune : il y a cent ans qu'on ne parlait pas de ces familles, qu'elles n'étaient point. Le ciel tout d'un coup s'ouvre en leur faveur; les biens, les hommes, les dignités fondent sur elles à plusieurs reprises, elles nagent dans la prospérité. »3

« La Fortune distribue ses biens sans discernement. »4

De tous les vains mortels la Fortune se joue :
Aujourd'hui sur le trime et domain dans la boue.5

On lui reproche son peu de solidité.

« La Fortune est comme le verre, elle en a l'éclat et la fragilité », lui décoche Publius Syrus, trait que reprend à son compte le grand Corneille dans Polyeucte :

Toute votre félicité
Sujette à l'instabilité
En moins de rien tombe par terre ;
Et comme elle a l'éclat du verre
Elle en a la fragilité.6

Scarron, le mari de, Mme de Maintenon, qui, malgré ses infirmités, prenait la vie du bon côté et la voyait plutôt en rose, n'a que des injures au service de la Fortune :

« La Fortune est comme les grands seigneurs qui aiment mieux faire des libéralités que de payer leurs dettes ; elle ne donne rien aux gens de mérite, elle réserve toutes ses faveurs pour les ignorants et pour les sots. »

On pourrait croire que ses favoris, au moins, ont lieu de se féliciter de ses bienfaits; eh bien! pas du tout.

« Si haut que la Fortune élève un homme, elle l'exposera tant de maux qu'elle lui donne la puissance d'en faire».7

« La Fortune est le supplice de ceux qui ne l'ont pas, bien plus que la joie de ceux qui l'ont ».8

Quels regrets n'a-t-on pas de l'implorer et d'invoquer son secours!

Fortune, dont la main couronne
Les forfaits les plus inouïs,
Du faux éclat qui t'environne
Serons-nous toujours éblouis ?
Jusques à quand, trompeuse idole,
D'un culte honteux et frivole
Honorerons-nous tes autels ?
Verra-t-on toujours tes caprices
Consacrés par les sacrifices
Et par l'hommage des mortels?9

Le mieux est de prendre la Fortune comme elle est, et d'accepter ses fantaisies en philosophe.

« Il faut gouverner la Fortune comme la santé; en jouir quand elle est bonne, prendre patience quand elle est mauvaise, et ne faire jamais de grands remèdes sans extrême besoin. »10

Ainsi que le cours des années
Se forme des jours et des nuits,
Le cercle de nos destinées
Est marqué de joie et d'ennuis.

Pourquoi d'une plainte importune
Fatiguer vainement les airs ?
Aux jeux cruels de la fortune
Tout est soumis dans l'univers.

Ainsi de douceurs en supplices
Elle nous promène à son gré.
Le seul remède à ses caprices
C'est de s'y tenir préparé.11

On ne doit pas se le dissimuler, toutes ces réflexions proviennent d'esprits plus ou moins moroses, aigris et atrabilaires. Si la Fortune n'avait eu pour eux que des sourires, ils lui auraient certainement fait la risette à leur tour. Disons donc une bonne fois et de bonne foi la vérité vraie :

« La Fortune ne paraît jamais si aveugle qu'à ceux à qui elle ne fait pas de bien. »12


1 Cicéron.
2 Boursault.
3 La Bruyère, Les Caractères, chapitre VI, Des biens de fortune.
4 La Rochefoucauld, Maximes.
5 Fréville.
6 Polyeucte, tragédie (1640), acte IV, scène II.
7 Sénèque.
8 L. Bourdon.
9 J.-B. Rousseau, Ode, À la fortune.
10 La Rochefoucauld, Maximes,
11 J.-B. Rousseau, Ode à M. d'Ussé.
12 La Rochefoucauld, Maximes.

Émile Genest, Miettes du passé, Collection Hetzel, 1913. Voir la note du transcripteur.

samedi 26 mai 2012

Miette 43 : La tricherie revient à son maître

Le jeu

La tricherie revient à son maître.

Le pain de tromperie est d'abord doux à l'homme; mais après, sa bouche est remplie de gravier (I, Thess. 17.)
Aie en horreur le mensonge, même dans les jeux.


Sommaire. - Tricherie, tromperie, chicanerie. - Marchand de drap et marchand de rubans. - Un mètre de quatre-vingt-dix centimètres. - À l'un toute la pêche, à l'autre toutes les caques. - Préférence des joueurs pour les tricheurs.

La tricherie, c'est-à-dire la tromperie, les enfants disent la chicanerie, revient à celui qui en a pris l'initiative. On n'a pas toujours le bénéfice d'une combinaison malhonnête ; et l'on peut s'adresser à qui possède bec et ongles pour vous répondre et vous écorcher à votre tour.

Les exemples ne manquent pas; on en peut citer plusieurs.

Un marchand de draps avait besoin d'un mètre de ruban ; il s'adresse à son voisin qui le lui livre ; mais il s'aperçoit que le mètre ne mesurait que quatre-vingt-dix centimètres. « C'est bon, je te repincerai », se dit-il, car il se parlait familièrement à lui-même. À quelque temps de là le marchand de rubans a besoin de plusieurs mètres de drap et s'en va naturellement chez son confrère; mais celui-ci, rusé matois, feint d'avoir égaré son mètre. « Heureusement, j'ai le mètre de ruban que vous m'avez donné l'autre jour », et il s'en servit pour mesurer le drap. C'était bien joué.

Un tour du même genre arriva à un poissonnier. Celui-ci avait convenu avec un camarade d'acheter toute une pêche de harengs de compte à demi, puis en sous-main traita pour le tout à son nom seul.

Le camarade eut vent de la chose et retint toutes les caques, si bien que le premier fut obligé de passer par les conditions de l'autre pour ne pas perdre tout son poisson.

On le voit :

La ruse la mieux ourdie
Peut nuire à son inventeur,
Et souvent la perfidie
Retourne sur son auteur.1

C'est au jeu que les tricheurs exercent surtout leur talent. Et,le croiriez-vous? il sont des partisans parmi les joueurs effrénés. Ceux-ci préfèrent encore un tricheur à un adversaire honnête et trop heureux, parce qu'au moins le tricheur les laisse gagner quelquefois.


1 La Fontaine, La Grenouille et le Rat, livre IV, fable 11.

Émile Genest, Miettes du passé, Collection Hetzel, 1913. Voir la note du transcripteur.

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