Jobineries

Blogue de Gilles G. Jobin, Gatineau, Québec.

mercredi 17 avril 2013

Miette 90 : Avoir son dada

L'espérance

Avoir son dada.

Sommaire. - Vraie peau, vrai poil, vraies plumes. - Le cheval de notre enfance. - Chaque âge a ses désirs.

Aujourd'hui que les enfants reçoivent comme jouets des animaux en vraie peau, en vrai poil, en véritables plumes, ils ne connaissent pas le dada qui avait charmé leurs pères. Ce dada avait la prétention de représenter un cheval ; il était tout en bois, taillé à coups de serpe, peint de couleur rouge sang de boeuf; ; une crinière noire, hirsute, dure comme une brosse de chiendent, surmontait son encolure; des crins noirs, longs et rares, formaient la queue ; comme harnachement une petite lanière en cuir mince clouée à chaque coin de la bouche, un mesquin bout d'étoffe criarde représentant la selle. Pour assurer la solidité de cette réduction du cheval de Troie, et être bien certain qu'il se maintienne sur ses quatre jambes, celles-ci étaient fixées sur une planchette verte bordée d'un filet écarlate.

Que c'était beau! Oui, c'était beau, sinon le jouet en lui-même, mais l'âge, la naïveté que l'on avait alors.

Quelle joie à l'arrivée du dada ! On ne le quittait pas, on lui donnait de l'avoine, on lui apportait un seau d'eau, tout cela en effigie, bien entendu, « pour rire » ; puis on montait dessus, à dada; on en descendait; on le reconduisait à l'écurie pour l'en ressortir aussitôt et recommencer toute la sainte journée ; on en perdait le boire et le manger ; on y pensait le jour; on y rêvait la nuit. C'était une obsession, le dada comblait tous les désirs, il n'y avait rien au-dessus d'un dada!

Quand on a grandi, le dada en bois a été remplacé par bien d'autres dadas, augmentant graduellement d'importance et de prix, pour en arriver dans l'âge mûr à prendre des proportions inattendues.

Tout homme, toute femme désire une chose, sinon plusieurs, par-dessus toute autre ; les femmes une robe, un bijou ; les hommes une place, un ruban, oh! oui, un ruban! Pauvre petit bout de ruban, violet, rouge ou multicolore, que de platitudes, que de bassesses, que de vilenies on commet en ton nom ! Place, bijou, robe, ruban, qui n'a pas son dada ?

Émile Genest, Miettes du passé, Collection Hetzel, 1913. Voir la note du transcripteur.

mardi 16 avril 2013

Miette 89 : Tout vient à point à qui sait attendre

L'espérance

Tout vient à point à qui sait attendre.

Sommaire. - Ne pas perdre courage. - La science des occasions. - Réflexions coordonnées. - Trop de hâte. - Surprises réservées à la patience. - Fourmis, castors et souris.

« Je prierai le lecteur, dit Henri Estienne, de considérer comment nous pouvons faire notre profit de ce proverbe, en l'alléguant à celui qui n'aura pas eu la patience d'attendre jusqu'à la fin, mais aura perdu courage. Et nommément pour les attendans de la cour cette leçon est fort bonne, que ce n'est pas bien attendre si on n'attend jusques à la fin ; sinon au cas qu'ils voyent que cette fin ne prenne aucune fin. »1

Bossuet va plus loin :

« La science des occasions et des temps est la principale partie des affaires. Il faudrait transcrire toutes les histoires saintes et profanes pour savoir ce que peuvent dans les affaires les temps et les contre-temps. Précipiter ses affaires, c'est le propre de la faiblesse, qui est contrainte de s'empresser dans l'exécution de ses desseins, parce qu'elle dépend des occasions. »

Il développait alors ces paroles de l'Ecclésiaste (ch. III, v. 1) :

Omnibus hora certa est, et tempus suum cuilibet coepto sub coelis.

« Il y a pour tout un moment fixé, et chaque entreprise a son temps marqué sous les cieux. »

De ces réflexions coordonnées découle la conclusion de ne rien précipiter, de donner à chaque chose le temps qui lui revient de droit, autrement on s'apercevra à ses dépens que :

Le temps respecte peu ce que l'on fait sans lui,

ou bien en plus vieux français :

Qui trop se haste, en beau chemin se fourvoye,

et, sans peine, la conviction viendra que l'on n'a pas trop longtemps attendu si, grâce à cette attente, on est parvenu à ses fins ; on proclamera à son tour cette vérité :

Qui bien attend ne surattend.

Si la patience réserve de douces surprises, on n'est pas moins récompensé d'être persévérant dans ses projets et dans ses actions. Croyez-en Confucius :

« La constance peut avancer lentement, mais elle n'interrompt jamais l'ouvrage qu'elle a commencé et produit de grandes choses. Apportez chaque jour une corbeille de terre, vous ferez enfin une montagne. »

Nous avons de cette vérité une confirmation dans le règne animal, ne fût-ce qu'avec les fourmis et les castors.

« Ayez la volonté et la persévérance, nous dit Franklin, et vous ferez merveille. - L'eau qui tombe goutte à goutte parvient à consommer la pierre; avec du travail et de la patience une souris coupe un câble, et de petits coups répétés abattent de grands chênes. » ,

1 Traité de la précellence du langage françois.

Émile Genest, Miettes du passé, Collection Hetzel, 1913. Voir la note du transcripteur.

lundi 15 avril 2013

Miette 88 : Il ne faut pas jeter le manche après la cognée

L'espérance

Il ne faut pas jeter le manche après la cognée.

Sommaire. - Montagne, forêt, torrent. - Truites en sureté. - Les victoires du bûcheron. - Le géant des forêts. - Lutte ardente. - Le triomphe est certain. - Tout est perdu ! - Rage et désespoir. - Calme et Sang-froid. - Fac et spera, Espérez!

Haute est la montagne, abrupte, escarpée; les sentiers qui sillonnent les pentes sont tortueux, rocailleux, pénibles à gravir. Sur les cimes s'étend une forêt magnifique aux arbres grandioses : chênes altiers à la rugueuse écorce ; hêtres droits au tronc lisse cil, poli s'élançant fièrement vers le ciel comme les gigantesques colonnes d'un temple égyptien ; pins immenses au feuillage sombre et sévère, toujours verdoyant pendant les rigueurs de l'hiver aussi bien qu'aux rayons du soleil d'été. Les plus grandes futaies dominent d'impétueux torrents à une profondeur insondable ; le regard seul y pénètre pour apercevoir dans le ravin l'eau bouillonnant sur les pierres, ou jaillissant en écume de rocher en rocher avec un bruit formidable reproduit par de nombreux échos ; seules les truites osent l'affronter, se complaisant à en remonter le cours sans crainte d'être prises, se sentant à l'abri de l'approche des humains.

Le site est pittoresque, séduisant par son aspect farouche et sauvage ; combien plus attirant encore par les ressources que rapporteront ces arbres énormes dont le prix amplement rémunérateur récompensera largement la peine qu'on aura prise d'aller les chercher et lés abattre.

À ce dur labeur un solide bûcheron consacrait son existence, encouragé par un gain assuré et bien mérité. Son habileté était grande, secondée par une vigueur peu commune. Chênes, hêtres, sapins, les plus forts, les plus élevés, les plus vénérables tombaient sous son impitoyable et vaillante cognée; aucun ne résistait à ses persévérants efforts.

Cependant, l'un d'eux, un seul, avait jusqu'alors trouvé grâce au milieu de ces hécatombes, bien qu'excitant depuis longtemps sa convoitise. Celui-là était plus bel encore que les plus beaux frappés de la hache exterminatrice ; c'était un chêne immense que les siècles avaient respecté, allant se perdre dans les nues ; trois hommes, la main dans la main, avaient peine à l'embrasser. Si notre Sylvain n'avait pas encore attaqué et jeté bas comme les autres

Celui de qui la tête au ciel était voisine
Et dont les pieds touchaient à l'empire des morts1,

la raison n'était pas la crainte d'une lutte avec ce géant des forêts; mais, placé au bord extrême de la montagne, au-dessus du précipice, l'accès en était dangereux, impossible pour ainsi dire à tenter. La difficulté de l'entreprise et l'attrait de la réussite sont deux puissants aiguillons pour notre hardi bûcheron, vétéran de la victoire. Bravant le péril, il se décide, prend son courage et sa cognée à deux mains et aborde résolument le majestueux adversaire. Les coups redoublés et lancés d'une main sûre et experte font entailles sur entailles qui volent en éclats; le fer pénètre jusqu'au coeur de l'arbre. Pendant plusieurs jours l'ardeur s'accroît, les obstacles redoutés s'évanouissent ; l'homme entrevoit la victoire définitive et triomphale. Il s'arrête un instant pour contempler son oeuvre, jouissant par avance d'un succès désormais certain. Encore un peu de courage, et c'est fait ! Il se remet à l'oeuvre pour le coup de grâce, quand, soudain, le fer de la cognée s'échappe et va rouler dans l'abîme ; il le voit au fond du ravin inaccessible ; aucun moyen de reprendre sa chère et valeureuse cognée, irrémédiablement perdue! De désespoir et de rage, il rejette le manche, qui va la rejoindre dans le torrent. Plus de cognée, plus de manche, plus rien! L'imprudent désarmé par lui-même se trouve réduit à l'impuissance. Avec un peu de calme et de réflexion, il aurait conservé ce manche, son compagnon fidèle, et lui aurait adapté un autre fer pour courir à de nouveaux exploits.

L'exemple du bûcheron montre qu'il ne faut pas rendre plus grande par dépit la perte qu'on vient d'éprouver; le malheur vient-il à nous frapper, ne restons pas accablés sous ses coups; recueillons-nous, envisageons la situation avec sang-froid; ne nous laissons pas aller au désespoir et recherchons avec placidité les moyens de remédier au mal. La colère est mauvaise conseillère.

Patience et longueur de temps
Font plus que force ni que rage.2

L'ouragan a-t-il passé sur vos récoltes, vos moissons sont-elles détruites, ne vous découragez pas. Et post malam segetem serendum est, nous dit Sénèque,

Il faut semer sans cesse après avoir semé.

L'infortune et la félicité se touchent ; c'est quand on se croit le plus malheureux que souvent on va cesser de l'être.

Aide-toi, le ciel t'aidera.3

S'aider, c'est ne pas s'abandonner, c'est avoir confiance dans les destins de la Providence. Fac et spera. Agis et espère!

Dans la souffrance
Qui vient encor nous secourir?
C'est l'espérance
En l'avenir;
Sans espérance
Mieux vaut mourir !4


1 La Fontaine, Le Chêne et le Roseau, livre I, fable 22.
2 La Fontaine, Le Lion et le Rat, livre II, fable 11.
3 La Fontaine, Le Charretier embourbé, livre VI, fable 18.
4 Halévy, L'Éclair, opéra comique. Acte III (1835).

Émile Genest, Miettes du passé, Collection Hetzel, 1913. Voir la note du transcripteur.

dimanche 14 avril 2013

Miette 87 : Charité bien ordonnée commence par soi-même

La charité

Charité bien ordonnée commence par soi-même.

Sommaire. - L'ironie des mots. - Moi d'abord. - Égoïste et limaçon. - Bon coeur des artistes. - Le jaune pour les pauvres. - Plaisir bienfaisant. - La soeur de la prière. - Volupté de l'aumône.

Il y a une sorte d'ironie dans l'énoncé seul de ce proverbe. Ordinairement, qui dit charité, dit offrande ou don à autrui. Une charité qui n'a de bonne et belle ordonnance qu'à la condition de s'offrir d'abord à soi-même un cadeau, cela devient l'envers de la charité, le primo mihi : moi d'abord.

Omnes sibi melius esse malunt quam alteri.
Proximus sum egomet mihi.1
« On veut son bien avant de vouloir celui d'autrui.
On n'a pas de plus prochain que soi-même. »

Voilà bien la devise de l'égoïsme, l'un des plus vilains défauts que l'on ne saurait trop vigoureusement blâmer.

Arnault s'en est chargé de main de maître dans une de ses fables ingénieuses où il a poussé la satire jusqu'à ravaler au même niveau l'homme qui ne pense qu'à lui et... le limaçon !

Sans amis, comme sans famille,
Ici-bas vivre en étranger,
Se retirer dans sa coquille
Au signal du moindre danger.
S'aimer d'une amitié sans bornes ;
De soi seul emplir sa maison ;
En sortir, suivant la saison,
Pour faire à son prochain les cornes;
Signaler ses pas destructeurs
Par les traces les plus impures ;
Outrager les plus belles fleurs
Par ses baisers ou ses morsures;
Enfin, chez soi comme en prison,
Vieillir, de jour en jour plus triste,
C'est l'histoire de l'égoïste
Et celle du colimaçon.2

Fort heureusement, ce triste échantillon de l'espèce humaine est contre-balancé par nombre de personnes bonnes et généreuses, qui exercent la véritable charité, telle qu'elle doit être comprise. En cela, les artistes sont les premiers à donner l'exemple et parfois de façon très digne et très spirituelle.

L'un d'eux avait prêté gratuitement son concours à une représentation de bienfaisance. Pour le remercier, les organisateurs de la fête crurent devoir placer sous sa serviette, au banquet terminant la cérémonie, un oeuf dont l'enveloppe fragile se rompit tout à coup, laissant échapper quelques louis. « Ah ! Monsieur, dit joyeusement le comédien au président de la table, je suis touché de l'attention; mais excusez mon goût bizarre, dans l'oeuf je n'aime que le blanc, souffrez que je laisse le jaune pour les pauvres ! »

Cette charité est belle, bonne, réconfortante, c'est à celle-là que Désaugiers adressait ce joli couplet :

Hommage au talent qui console,
Qui, combattant la triste adversité,
Exploite notre humeur frivole
Au profit de l'humanité.
Thalie, au nom de l'indigence,
Voit ses enfants ici se réunir,
Et sur leurs pas, la bienfaisance
Accourt à l'appel du plaisir!3

C'est à celle-là que s'adressait Victor Hugo quand il disait :

Donnez riches! L'aumône est soeur de la prière.4

C'est encore celle-là qu'évoqua Lamartine :

L'or qu'au plaisir le riche apporte
Ne fait que glisser dans sa main ;
Le pauvre qui veille à la porte
Attend les miettes de ce pain.

Aux sons de nos harpes de fêtes,
Anges, unissez vos accents,
Car tous nos luxes sont des quêtes
Où l'art sollicite les sens.

Jouissez, heureux de la terre,
Dans ce temple à la charité !
Le plaisir est une prière
Et l'aumône une volupté.5


1 Térence.
2 Arnault, Le Colimaçon, livre I, fable 4.
3 Couplets impromptus, chantés à une représentation donnée au bénéfice d'une famille indigente.
4 « Pour les Pauvres » (1830), dans les Feuilles d'automne.
5 « Pour une quête », dans les Nouvelles Harmonies poétiques.

Émile Genest, Miettes du passé, Collection Hetzel, 1913. Voir la note du transcripteur.

samedi 13 avril 2013

Miette 86 : Qui donne aux pauvres prête à Dieu

La charité

Qui donne aux pauvres prête à Dieu.

Sommaire. - La charité guidée par l'intérêt. - Tous les moyens sont bons. - L'aveugle versificateur. - Il n'a pas perdu au change. - Comment Harpagon comprend l'aumône. - Sursum corda.

Comme tous les bons sentiments, la charité a, de temps à autre, tendance à sommeiller dans le coeur de l'homme. Les conducteurs de peuples, philosophes et prêtres, se sont fait cette réflexion; aussi ont-ils songé à secouer sa somnolence. Pour y arriver, ils firent appel à un autre sentiment moins bon, celui-là, mais malheureusement plus facile à exciter ; ils firent appel à l'intérêt, cherchant à persuader à ceux qui possédaient de se dépouiller légèrement en faveur de ceux qui n'avaient rien, dans cette pensée consolante que ; la récompense leur serait largement servie dans l'autre monde. Tous les moyens sont bons, à la condition de réussir.

Un aveugle, voulant attirer la compassion, s'était mis au cou la pancarte classique agrémentée de quelques vers. La Muse l'avait bien mal inspiré ; sa poésie provoquait plus le rire que la pitié des passants.

Piron, l'auteur de la Métromanie, dont la bonté rivalisait avec l'esprit, offrit sa collaboration et remplaça les vers de l'aveugle par ceux-ci :

Chrétiens, au nom du Tout-Puissant,
Faites-moi l'aumône en passant ;
Le malheureux qui la demande
Ne verra point qui la fera ;
Mais Dieu, qui voit tout, le verra;
Je le prîrai qu'il vous le rende.

L'effet ne se fit pas attendre et l'escarcelle du pauvre homme ne tarda pas à se remplir.

D'autres ne comprennent pas la charité de cette manière, comme en témoigne ce récit :

Sire Harpagon, confondu par le prône
De son pasteur, dit : « Je veux m'amender.
Rien n'est si beau, si divin que l'aumône,
Et de ce pas, je vais... la demander. »

Nous n'avons, cité ce trait que pour nous procurer le plaisir de honnir les avares et les avaricieux en les accablant par surcroît de notre plus profond mépris.

Sursum corda ! Elevons notre âme ; abandonnons ces êtres vils à leurs sordides pensées et disons avec notre grand Victor Hugo :

Donnez ! Il vient un jour où la terre nous laisse.
Vos aumônes là-haut vous font une richesse.
Donnez! afin qu'on dise : Il a pitié de nous!
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Donnez ! pour être aimés de Dieu qui se fit homme,
Pour que le méchant même en s'inclinant vous nomme,
Pour que votre foyer soit calme et fraternel !1


1 Les Feuilles d'automne « Pour les pauvres » (janvier 1830).

Émile Genest, Miettes du passé, Collection Hetzel, 1913. Voir la note du transcripteur.

vendredi 1 mars 2013

Miette 85 : Un bienfait n'est jamais perdu

La charité

Un bienfait n'est jamais perdu.

Sommaire. — Semence et récolte. — Ulysse et Phyloctète dans l'île de Lemnos. — Légende orientale. — Un pied couronné. — Roi, baquet et chameau. — Récompensé dans le ciel.

Un disciple ou un précurseur de Schopenhauer a pu dire :

« Semez les bienfaits, vous récolterez l'ingratitude », n'en croyez rien.

Sans aller jusqu'à déclarer que la reconnaissance est une vertu innée dans le coeur de l'homme et pratiquée par tous, on constate fréquemment, Dieu merci, que beaucoup s'aperçoivent du bien qu'on leur fait et en conservent un bon et durable souvenir.

C'est ce sentiment que Philoctète, dans la tragédie de ce nom, cherche à éveiller dans l'âme de Pyrrhus qu'il conjure de l'arracher à l'abandon où il est réduit dans l'île de Lemnos :

Considère le sort des fragiles humains,
Et qui peut un moment compter sur les destins?
Tel repousse aujourd'hui la misère importune
Qui tombera demain dans la même infortune.
Il est bon de prévoir ces retours dangereux
Et d'être bienfaisant alors qu'on est heureux.1

« L'un des avantages des bonnes actions, d'après J.-J. Rousseau, est d'élever l'âme et de la disposer à en faire de meilleures. »2

Il en est un autre immédiat, c'est la joie qu'on éprouve à faire du bien ; la récompense est dans le coeur de l'homme bienfaisant :

Le bonheur appartient à qui fait des heureux.3

Cela suffirait amplement pour prouver qu'un bienfait n'est jamais perdu.

Une légende orientale rapporte un apologue très original sur ce sujet. J'en reproduis ici la traduction textuelle :

Dieu dit un jour à ses saints de se tenir prêts à fêter l'arrivée d'un nouvel élu avec tous les honneurs du cérémonial observé dans la cour céleste à l'égard d'un petit nombre de rois admis à l'éternelle béatitude ; et les saints se hâtèrent de courir à l'entrée du Paradis afin de recevoir de leur mieux un hôte si important et si rare. Ils pensaient que ce devait être un très grand monarque qui venait d'expirer; mais, au lieu du personnage qu'ils attendaient, ils ne virent arriver qu'un pied, un pied en chair et en os, détaché du corps dont il avait fait partie. Il était surmonté d'une riche couronne et il s'avançait fièrement au milieu d'eux en passant à travers leurs jambes.

Saisis d'étonnement à la vue de ce phénomène, ils s'en demandaient l'un à l'autre l'explication et personne ne pouvait la donner.

En ce moment apparut au-dessus de leurs têtes l'archange Gabriel qui s'envolait à tire- d'aile vers notre globe. Ils l'interrogèrent et il leur répondit :

« Le pied couronné que vous voyez est le pied d'un roi. Ce roi, allant un jour à la chasse, aperçut un chameau qui était attaché à un arbre et qui s'efforçait d'allonger le cou vers un baquet plein d'eau placé hors de sa portée. Le prince compatit à la peine de l'animal et rapprocha de lui le baquet avec le pied, afin qu'il pût s'y désaltérer.

C'est pour cette bonne action, la seule qu'il ait faite dans sa vie, que son pied est venu à Dieu, tandis que le reste de son corps est allé au diable.

Le Très-Haut m'envoie publier cette nouvelle sur la terre pour que les hommes se souviennent qu'un bienfait n'est jamais perdu. »

La religion chrétienne enseigne également à être bon et généreux envers tous, et principalement envers les misérables :

Donnez! afin qu'un jour, à votre heure dernière,
Contre tous vos péchés vous ayez la prière
D'un mendiant puissant au ciel !4

Dieu n'oublie pas l'homme miséricordieux et compatissant lorsqu'il se présente dans le séjour des élus.

Alfred de Musset s'est rappelé ces leçons de son enfance dans le touchant récit d'une de ses plus délicates poésies :

Je me souvins alors de ce jour de détresse
Où j'avais à l'enfant donné mes deux écus ;
C'était par charité, je les croyais perdus.
De Celui qui voit tout je compris la sagesse,
La mère ce soir-là me les avait rendus.5


1 Philoctète, tragédie de Laharpe, acte I, scène iv.
2 Les Confessions, partie I, livre VI.
3 L'abbé Delille.
4 Victor Hugo, Les Feuilles d'automne : «Pour les pauvres» (janvier 1830)
5 Une bonne fortune, 43e strophe.

Émile Genest, Miettes du passé, Collection Hetzel, 1913. Voir la note du transcripteur.

lundi 25 février 2013

Miette 84 : Verser des larmes de crocodile

La charité



Verser des larmes de crocodile.

Sommaire. — Un élève de Machiavel. — Le rire est près des larmes. — Singulier remords.

Des voyageurs qui «y sont allés » prétendent que les crocodiles pleurent et gémissent en imitant la voix humaine et poussent même le talent jusqu'à rendre à s'y méprendre le vagissement plaintif du nouveau- né. Ce ne serait qu'une petite farce imaginée par ces charmants amphibies pour apitoyer les passants au coeur tendre qui déambulent la canne à la main le long du Nil, et les attirer près des roseaux où ils se cachent. Une fois là, les larmes font place à un rire sarcastique, et le crédule promeneur est happé par le cro- codile qui n'en fait qu'une joyeuse bouchée.

Parmi les humains se rencontre aussi une espèce de crocodiles qui versent des larmes feintes et hypocrites pour provoquer la compassion et tromper plus sûrement :

Mais l'on pleure de joie ainsi que de tristesse.

L'important est d'en savoir établir la différence.

Florian a mis à profit la légende du « crocodile pleureur » dans « Le Crocodile et l'Esturgeon » où il crie casse-cou aux âmes trop compatissantes.

Il imagine deux petits Egyptiens s'amusant sur les rives du fleuve ; un crocodile paraît et se régale de l'un des deux marmots, l'autre s'enfuyant à toutes jambes sans terminer la partie ; le monstre se met à gémir et pousse des sanglots à fendre l'âme....

Je cède à présent la parole à Florian pour la suite de l'histoire :

Un honnête et digne esturgeon
Vers le crocodile s'avance :
Pleurez, lui cria-t-il, pleurez votre forfait;
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Malheureux ! manger un enfant !
Mon coeur en a frémi, j'entends gémir le vôtre....
— Oui, répond l'assassin, je pleure en ce moment
Du regret d'avoir manqué l'autre. »
Tel est le remords du méchant.1

À qui se fier, grand Dieu, à qui se fier ? Pas aux larmes du crocodile.


1 Florian, Le Crocodile et l'Estugeon, livre V, fable 11.

Émile Genest, Miettes du passé, Collection Hetzel, 1913. Voir la note du transcripteur.

samedi 23 février 2013

Miette 83 : Les montagnes ne se rencontrent pas

L'expérience

Les montagnes ne se rencontrent pas.

Sommaire. — La foret marche, les arbres restent en place. — Monts et volcans. — La montagne de Mahomet. — Jupiter et les Titans. — Immobiles de naissance. — Bosse à bosse. — Rencontre d'éminences.— Dos à dos.

Dans le Macbeth de Shakespeare, il est question d'une forêt qui marche : mais ce n'était là qu'une fiction inventée par les sorcières. Seule marchait la troupe de Malcolm dont les soldats avaient dépouillé les arbres de là forêt de Birnam pour se couvrir de leurs feuilles et se dérober à la vue de Macbeth et de son armée ; les arbres restaient bel et bien en place immobilisés par leurs racines.

Quand l'Atlantide disparut sous les flots, les éminences dominant l'île disparurent avec elle comme les décors de théâtre s'enfoncent sous une trappe dans les changements à vue.

S'il prend à certaines montagnes la fantaisie de se convertir en volcans et d'engloutir villes et contrées, tels autrefois le Vésuve pour Herculanum et Pompéi, et de nos jours la montagne Pelée incendiant Saint-Pierre à la Martinique ; si elles bouillonnent dans leur for intérieur et jettent feu et flammes, pierres et laves, elles n'en restent pas moins rivées au sol que la nature leur assigna dès leur naissance.

On raconte que Mahomet eut un colloque avec la montagne qu'il provoqua même en combat singulier, l'invitant à venir à lui; la montagne fit la sourde oreille et ne bougea pas plus qu'une souche. Mahomet en fut pour ses frais d'éloquence, et, de guerre lasse, se décida à venir à elle.

Je me suis bien laissé dire qu'en Thessalie deux montagnes, Pélion et Ossa, se superposèrent au temps où les hommes et les dieux ne faisaient pas toujours bon ménage ; encore fallut-il pour les faire bouger un concours original de circonstances, la force musculaire des Titans et leur outrecuidance de vouloir escalader le trône de Jupiter, tentative dans laquelle leur échec fut d'ailleurs piteux.

De tous ces exemples pris au hasard, il ressort nettement que ni dans l'histoire, ni dans la légende, ni même dans la fabuleuse, mythologie, n'existent de montagnes ayant à leur disposition aucun moyen de locomotion leur permettant d'aller au-devant l'une de l'autre ; elles sont condamnées à la plus complète et indéniable immobilité.

On a donc raison de dire que « les montagnes ne se rencontrent pas », pour le bon motif qu'il leur est impossible de se rencontrer.

Dans le langage proverbial cela s'applique à la venue subite d'une personne qu'on ne s'attendait pas à voir et qui survient inopénément, et l'on dit : « Les montagnes ne se rencontrent pas, mais les hommes se rencontrent », ou bien : « Il n'y a que les montagnes qui ne se rencontrent jamais. » Libre à vous de choisir.

Un spirituel auteur du XVIe siècle, Jean de Pontalais, qui réjouissait fort le roi François Ier de ses saillies, était gratifié par la nature d'une formidable gibbosité. Avisant un jour à la Cour un cardinal dont le dos n'avait rien à envier au sien, il lui prit fantaisie de se rapprocher du prélat et se mit bosse à bosse. Le cardinal ne prit pas la chose du bon côté et fut fort en colère. « Excusez-moi, Monseigneur, lui dit Pontalais, je voulais montrer que, s'il est vrai que les montagnes ne se rencontrent pas, deux éminences peuvent se rencontrer. »

Pour spirituelle qu'elle fût, cette réponse ne calma pas le courroux du cardinal qui porta ses doléances au roi lui-même. François Ier ne fit qu'en rire et renvoya les deux bossus dos à dos.

Émile Genest, Miettes du passé, Collection Hetzel, 1913. Voir la note du transcripteur.

jeudi 21 février 2013

Miette 82 : C'est une fine mouche

L'expérience

C'est une fine mouche.

Sommaire. — Ne pas confondre. — Le diable et la plus belle moitié du genre humain. — Satan a trouvé son maître

La « mouche » dont il est question n'a aucun rapport même lointain avec l'insecte ailé qui mettait en fureur le lion de la fable. Notre « mouche » est une personne habile, rusée, à laquelle il est difficile d'en remontrer et qui possède flair et adresse. Dans l'acception qu'on lui attribue ici, ce mot a produit « mouchard », espion de police. Si ce dernier est parfois pris en mauvaise part, il n'en est pas de même de la « fine mouche », qui a conservé toute sa grâce, toute son élégance avec son pouvoir.

Le terme s'applique ordinairement à la plus belle moitié du genre humain et... au diable.

« Le diable est une fine mouche. »

Dans une vieille chanson :

Satan dit un jour : « Je commence
À m'ennuyer.
Je vais pour faire pénitence
Me marier. »

Et son interlocuteur de lui répondre qu'il ne sera pas le maître dans son ménage :

Satan, crois-moi,
La femme est plus fine que toi.

Certes, la femme a l'esprit fin et délié ; son sac contient plus d'un tour et d'une malice ; qu'elle soit mince et élancée ou d'énorme corpulence, c'est avec la plus belle aisance et la plus grande désinvolture qu'à vos yeux éblouis et charmés elle se révélera : « fine mouche ».

Émile Genest, Miettes du passé, Collection Hetzel, 1913. Voir la note du transcripteur.

lundi 18 février 2013

Miette 81 : Ce que femme veut, Dieu le veut

L'expérience

Ce que femme veut, Dieu le veut.

Sommaire. — Persévérance et ténacité. — N'insistons pas. — Accord avec Dieu. — Pacte avec le diable. — Ainsi soit-il !

Entre autres et nombreuses qualités, chacun sait que la femme possède persévérance et ténacité ; quand elle désire quelque chose et s'est mis en tête de l'obtenir, il faut qu'elle y arrive bon gré mal gré.

« Quand une femme en tête a sa folie »... n'insistons pas.

Les esprits bien intentionnés estimaient que pour arriver à ses fins la femme aurait au préalable fait accord avec Dieu; on serait peut-être plus dans le vrai en supposant qu'elle avait fait un pacte avec le diable.

Soyons généreusement pour la première formule avec les poètes :

En considérant la nature
J'ai vu dans l'histoire future
Que ce que femme ordonnera
D'abord le Seigneur le voudra.

De même :

Ou fille, ou femme, ou veuve ; ou laide, ou belle,
Ou riche, ou pauvre ; ou galante, ou cruelle,
La nuit, le jour, veut être, à mon avis,
Tant qu'elle peut, la maîtresse au logis.1

Ou bien encore :

Ce que veut une femme est écrit dans le ciel !

Ainsi soit-il !... pourvu que ce soit sensé.


1 Voltaire.

Émile Genest, Miettes du passé, Collection Hetzel, 1913. Voir la note du transcripteur.

samedi 16 février 2013

Miette 80 : Les courtisans et les favoris sont comme les jetons : ils sont presque tous faux

L'expérience

Les courtisans et les favoris sont comme les jetons : ils sont presque tous faux.

Sommaire. — Sans valeur. — Sans estime. — Un choix significatif. — Le madrigal du roi. — Conseils du grand prêtre Joad. — La treille de sincérité. — Ce qu'un jeune prince apprend le mieux.

Le jeton est un petit disque en métal, bois, ivoire ou nacre, dont on se sert pour marquer et payer au jeu ; il n'a par lui-même aucune valeur, et serait traité de fausse monnaie si on l'employait comme telle.

Après avoir défini le jeton, nous devons une définition du favori; nous y serons aidé par J.-B. Rousseau dans cette épigramme :

Ami, crois-moi, cache bien à la cour
Les grands talents qu'avec toi l'on vit naître:
C'est le moyen d'y devenir un jour
Puissant seigneur et favori peut-être.
Et favori ? Qu'est-ce là ? C'est un être
Qui ne connaît rien de froid ni de chaud
Et qui se rend précieux à son maître
Par ce qu'il coûte et non par ce qu'il vaut.1

Brébeuf hasarde une comparaison :

Les courtisans sont des jetons,
Leur valeur dépend de leur place :
Dans la faveur, des millions,
Et des zéros, dans la disgrâce.

Comme on l'a vu plus haut, le jeton n'a pas de valeur, et faux comme un jeton est un axiome; quand on lui compare le courtisan, ce n'est pas pour décerner à celui-ci un brevet de franchise et de loyauté. Ceux qui approchent les grands de la terre ont en effet pour habitude de leur cacher la vérité et de les flatter.

Henri III, voulant un jour récompenser un prévôt de Paris, lui présenta deux bourses, remplies l'une de pièces d'or, l'autre de jetons. Le prévôt choisit cette dernière. Étonnement du roi. « Sire, je cherche à suivre votre exemple; Votre Majesté fait de même quand elle prend un favori ou un courtisan. »

Le roi sourit, et le prévôt n'y perdit pas.

Il n'en reste pas moins avéré que les rois ont bien du mal à savoir l'opinion de ceux qui les entourent.

Mme de Sévigné conte une petite historiette très vraie, qui vous divertira, (c'est la spirituelle marquise qui parle) : « Le roi2 se mêle depuis peu de faire des vers. Il fit l'autre jour un petit madrigal que lui-même ne trouva pas trop joli. Un matin, il dit au maréchal de Gramont : « Monsieur le Maréchal, lisez, je vous prie, ce petit madrigal et voyez si vous en avez jamais vu un si impertinent. » Le maréchal, après avoir lu, dit au roi : « Sire, Votre Majesté juge divinement bien de toutes choses; il est vrai que voilà le plus sot et le plus ridicule madrigal que j'aie jamais lu. » Le roi a fort ri de cette folie. Pour moi, qui aime toujours à faire des réflexions, je voudrais que le roi en fît là-dessus, et qu'il jugeât par là combien il est loin de connaître jamais la vérité. »

Ce sont peut-être les mêmes vers qui ont amené la réponse de Boileau : « Sire, rien n'est impossible à Votre Majesté, elle a voulu faire de mauvais vers, elle y a réussi. »

Le désir de Mme de Sévigné était partagé par Racine quand il dicte au grand prêtre Joad les conseils adressés au jeune roi Joas pour le prémunir contre les dangers de la flatterie3:

Loin du trône nourri, de ce fatal honneur,
Hélas ! vous ignorez le charme empoisonneur ;
De l'absolu pouvoir vous ignorez l'ivresse,
Et des lâches flatteurs la voix enchanteresse.
Bientôt ils vous diront que les plus saintes lois,
Maîtresses du vil peuple, obéissent aux rois;
Qu'un roi n'a d'autre frein que sa volonté même ;
Qu'il doit immoler tout à sa grandeur suprême ;
Qu'aux larmes, au travail, le peuple est condamné,
Et d'un sceptre de fer veut être gouverné;
Que, s'il n'est opprimé, tôt ou tard il opprime.
Ainsi, de piège en piège, et d'abîme en abîme,
Corrompant de vos moeurs l'aimable pureté,
Ils vous feront enfin haïr la vérité.

Toutes ces recommandations restent malheureusement stériles depuis qu'est morte la treille de sincérité, cette treille mirifique dont Désaugiers nous a chanté la vertu magique4; en mordant à la grappe on disait forcément la vérité :

Mais hélas ! par l'ordre du prince
Ce raisin justement vanté
Un jour du fond de sa province
Près du trône fut transplanté.
Pauvre treille autrefois si belle,
Que venais-tu faire à la cour?
L'air en fut si malsain pour elle
Qu'elle y mourut le premier jour.
Nous n'avons plus cette merveille
Ce phénomène regretté,
La treille
De sincérité.

Dès lors, les rois n'ont qu'une ressource et une consolation, c'est la certitude de pouvoir devenir bons cavaliers.

« En effet, disait mon vieux maître de manège, l'équitation est ce qu'un jeune prince apprend le mieux, parce que son cheval ne le flatte pas ! »


1. J.-B. Rousseau, Épigrammes, liv. II, 14.
2. Louis XIV (1643-1715)
3. Athalie, tragédie de Racine, acte IV, scène iii.
4. La Treille de sincérité, chanson.

Émile Genest, Miettes du passé, Collection Hetzel, 1913. Voir la note du transcripteur.

mardi 27 novembre 2012

Miette 79 : Dieu sait mieux que nous ce qu'il nous faut

L'expérience

Dieu sait mieux que nous ce qu'il nous faut.

Sommaire. - Passons au déluge. - À chacun suivant sa nature. - Manger quand on a faim. - Boire quand on a soif. - Se chauffer quand on a froid. - Le roi de la création. - Désir de connaître. - Besoin de coloniser. - L'intelligence appliquée à la destruction. - Ce qu'il y a de meilleur. - Piété d'Alfred de Musset.


L'Eternel, votre père, sait de quoi vous avez besoin, avant que vous le lui demandiez. (Matth., 6.)


Unus erat toto nalurae vultus in orbe
Quem Groeci dixere Chaos, rudis indigestaque moles.1

« A l'origine, l'univers ne présentait qu'un seul et même aspect, une masse informe et grossière que les Grecs désignèrent sous le nom de Chaos. »

Ébloui par tant d'érudition, le juge Dandin, craignant pour son repos et sa pauvre cervelle, engage l'Intimé à lui faire grâce de la création du monde :

Avocat! ah! passons au déluge!

Profitons pour nous de la même recomman- dation, et faisons mieux : abandonnons chaos et déluge ; arrivons au moment où tout adopte sa place normale et régulière dans l'ordre définitif établi par la Divinité.

Les poissons restèrent dans les ondes, les oiseaux prirent leur vol et les autres animaux prirent le sol.

Satisfaits de leur sort, ils s'en allèrent chacun de son côté, s'accommodant de ce que la nature avait fait pour eux et sachant en tirer bon parti. S'ils avaient faim ou soif, ils apaisaient l'une, étanchaient l'autre modérément et à leur suffisance sans aller jusqu'à l'indigestion ou l'ivresse. Le climat devenait-il rigoureux, ils ne s'entêtaient pas à y rester, s'empressaient d'en aller chercher un plus clément, et n'avaient jamais la prétention de réformer ou contrarier les décrets de la Providence.

Pour le roi de la création, c'est une autre affaire : Dieu lui ayant fait l'insigne honneur de ne pas le confondre avec les bêtes et de lui donner l'intelligence, il n'eut rien de plus pressé que d'en faire le plus détestable emploi et pour lui et pour ses semblables.

Au lieu de s'estimer heureux et fier de sa supériorité et d'en user avec bon sens et raison, pour jouir d'une douce et durable félicité, il met à la torture son pauvre cerveau.

Le désir de connaître ce qui n'est pas sous ses yeux lui fait entreprendre de longs parcours, il va jusqu'à traverser les mers. Tout surpris de trouver dans ses pérégrinations des êtres semblables à lui, sauf parfois la couleur de la peau, cela lui déplaît. Il veut les exterminer ou les asservir; ce qu'il appelle coloniser. Comme cela ne lui suffit pas, il se bat de temps à autre avec ses congénères, et, pour aller plus vite en besogne, il emploie cette belle intelligence, don céleste, à créer des engins de destruction qui font l'admiration des peuples, admiration bien compréhensible puisqu'ils apportent à ces peuples la souffrance, la servitude ou la mort!

Pauvres humains ! Dieu pourtant sait mieux que vous ce qu'il vous faut. Mais votre insatiable orgueil vous a perdus. Que n'avez-vous dirigé votre admirable intelligence du côté de la simplicité, de la modestie, de la douceur, de la bonté et de la reconnaissance, de la reconnaissance envers le Créateur qui, en outre de cette fameuse intelligence, vous a donné un coeur, oui, un coeur, ce qu'il y a de meilleur au monde, un coeur, trésor le plus précieux, dont vous faites si peu d'usage, que vous semblez parfois en ignorer jusqu'à l'existence. Grâce à lui cependant, si vous saviez vous en servir, vous auriez ici-bas la consolation de vos misères et de vos peines.

À qui perd tout, Dieu reste encore, Dieu là-haut, l'espoir ici-bas2.

Ce n'est pas un père de l'Église qui vous parle ainsi, c'est un poète trop souvent méconnu ou mal connu, Alfred de Musset! Avec ses apparences ou ses affectations de scepticisme ou d'incrédulité, Alfred de Musset s'agenouillait devant la Divinité en l'implorant comme ferait le plus croyant et le plus fervent des mortels.

Écoutez ceci, n'y trouvez-vous pas la foi et l'accent d'une prière?

Dès que l'homme lève la tête,
Il croit l'entrevoir dans les cieux;
La création, sa conquête,
N'est qu'un vaste temple à ses yeux.

Dès qu'il redescend en lui-même,
Il t'y trouve ; tu vis en lui.
S'il souffre, s'il pleure, s'il aime,
C'est son Dieu qui le veut ainsi.

De la plus noble intelligence
La plus sublime ambition
Est de prouver ton existence
Et de faire épeler ton nom.

De quelque façon qu'on t'appelle,
Brahma, Jupiter ou Jésus,
Vérité, Justice éternelle,
Vers toi tous les bras sont tendus.

Le dernier des fils de la terre
Te rend grâce du fond du coeur,
Dès qu'il se mêle à sa misère
Une apparence de bonheur.

Le monde entier te glorifie ;
L'oiseau te chante sur son nid ;
Et pour une goutte de pluie
Des milliers d'êtres t'ont béni.

Tu n'as rien fait qu'on ne l'admire;
Rien de toi n'est perdu pour nous;
Tout prie, et tu ne peux sourire,
Que nous ne tombions à genoux3!


1 Les Plaideurs, comédie de J. Racine, acte III, scène III.
2 La Nuit d'août, d'Alfred de Musset.
3 L'Espoir en Dieu

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Émile Genest, Miettes du passé, Collection Hetzel, 1913. Voir la note du transcripteur.

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