Le goût

Ventre affamé n'a pas d'oreilles

Sommaire. — Influence du physique sur le moral. —Tête. perdue. — Regrets et remords. — Oreille distraite. — Cri de l'estomac. — Ventre sans oreilles. — La pitance avant tout! — Les « ventre affamé ».

L'état physique a la plus grande influence sur le moral. Un homme bien portant sera plus facilement gai et affable qu'un valétudinaire. Celui qui souffre du foie ou de l'estomac se montre aisément grincheux et désagréable.

Quand on est sous le coup d'une émotion violente, on perd la tête, on n'est plus maître de soi. De tristes exemples l'ont prouvé lors de l'incendie de l'Opéra-Comique en 1887 et plus récemment à celui du Bazar de la Charité, rue Jean-Goujon.1 Des hommes, qui de sang-froid auraient fait preuve de hardiesse et de courage, ont, dans ces circonstances, été tellement affolés à la vue des flammes que brutalement, bestialement, ils bousculèrent tout sur leur passage, n'ayant d'autre souci que d'échapper au sinistre, d'autre préoccupation que la fuite. La peur paralysait en eux tout autre sentiment; et combien ont dû le lendemain en subir les plus cuisants regrets, les plus pénibles remords !

En temps normal, ne cherchez pas à retenir l'attention d'une personne qui n'a pas dîné ; elle vous écoutera d'une oreille distraite ; si l'heure s'avance davantage et que son estomac « crie la faim », la voilà transformée en « ventre affamé » et elle n'a plus d'oreilles du tout, même si vous cherchez à la retenir parle bouton de sa redingote.

Caton avait remarqué ce phénomène gastronomique lorsqu'il haranguait le peuple romain par un temps de disette : « Arduum est, Quirites, ad ventrem auribus carentem verba facere : Il est dur, citoyens, disait-il, de faire un discours à un ventre qui na pas d'oreilles. »

On ne l'ignore pas non plus dans les assemblées délibérantes ; quand l'heure du repas a sonné, les orateurs ont beau s'évertuer à la tribune, ils n'arrivent plus à captiver l'attention. Le ventre crie, le ventre a faim, il n'a pas d'oreilles ; tant pis pour le pays, tant pis pour la patrie ; allons manger ; la pitance avant tout !

À un moment l'esprit boulevardier s'est souvenu de ce proverbe qu'il a accommodé à sa façon primesautière.

Les femmes se coiffaient alors en bandeaux cachant complètement les oreilles pour venir former en arrière le chignon.

Ces élégantes furent désignées du sobriquet de « ventre affamé ». Cette appellation leur déplut-elle ? Toujours est-il que la nouvelle mode n'eut pas de succès ; la coiffure disparut et le nom avec elle. C'est dommage, car c'était bien drôle.


1 [GGJ] Compte rendu du drame sur Wikipédia.


Émile Genest, Miettes du passé, Collection Hetzel, 1913. Voir la note du transcripteur.