Le goût

La faim assaisonne tous les mets

Sommaire. — Condition essentielle. — Utiles préceptes. Application recommandée. — Denys le Tyran reçoit une leçon. — Sûr d'un régal. — Pour manger un canard, il faut être deux. — Le suisse du maréchal de Villars.

Un a beau vous servir les mets les plus succulents préparés avec les raffinements les plus perfectionnés, si vous n'avez pas faim, vous ne les apprécierez pas; vous y toucherez à peine.

Si, au contraire, vous avez bon appétit, les plats les plus simples, les mets les plus modestes vous sembleront délicieux.

La première condition à remplir avant de se mettre à table est donc de s'y présenter avec la faim.

Désireux

Que je puisse toujours après avoir dîné
Bénir le cuisinier que le ciel m'a donné.1

je m'applique à gagner cet appétit indispensable pour savourer les bonnes choses que l'art culinaire confectionne si habilement, à la plus grande joie des gourmets et des gourmands. Afin d'y arriver, je me suis pénétré de certains préceptes, dont je vous recommande l'application ; vous vous en trouverez bien. Aussi je vous les transcris tout au long, sans en omettre le moindre détail gastronomique.

D'un utile appétit, munissez-vous d'avance ;
Sans lui vous gémirez au sein de l'abondance.
Il est un moyen sûr d'acquérir ce trésor...
L'exercice, Messieurs, et l'exercice encor.
Allez tous les matins sur les pas de Diane,
Armés d'un long fusil ou d'une sarbacane,
Épier le canard au bord de vos marais ;
Allez lancer la biche au milieu des forêts ;
Poursuivez le chevreuil s'élançant dans la plaine ;
Suivez vos chiens ardents que leur courage entraîne.
Que si vous n'avez pas les talents du chasseur,
Allez faire visite à l'humble laboureur ;
Voyez sur son palier la famille agricole,
Que votre abord enchante et votre voix console ;
Ensuite, parcourant vos terres, vos guérets,
Du froment qui végète admirez les progrès ;
Maniez la charrue et dirigez ses ailes;
Essayez de tracer des sillons parallèles;
Partagez sans rougir de champêtres travaux,
Et ne dédaignez pas on la bêche ou la faux ;
Facilitez le cours d'une onde bienfaitrice
Dans vos prés desséchés par les feux du solstice ;
Montez sur le coursier, impétueux, ardent,
À la croupe docile, au naseau frémissant :
Dans les champs que le soc a marqué de sa trace,
Domptez ses mouvements, réprimez son audace....
Vous obtiendrez alors cet heureux appétit,
Et reviendrez à table en recueillir le fruit.2

Pour avoir méconnu cette saine doctrine et s'être laissé entraîné à un élan de curiosité gastronomique, Denys le Tyran s'exposa à recevoir une leçon d'hygiène qui dut coûter cher à son amour-propre.

On sait que, pour les Lacédémoniens, le plus exquis de tous les mets était ce qu'ils appelaient la sauce noire, plus connue sous le nom de « brouet ». Mais j'aime mieux, pour la suite du récit, passer la plume à Joseph Berchoux ; vous n'y perdrez pas, et ma paresse y gagnera :

... Ce brouet, alors très renommé,
Des citoyens de Sparte était fort estimé ;
Ils se faisaient honneur de cette sauce étrange,
De vinaigre et de sel détestable mélange.
On dit à ce sujet, qu'un monarque gourmand3
De ce breuvage noir, qu'on lui dit excellent,
Voulut goûter un jour. Il lui fut bien facile
D'obtenir en ce genre un cuisinier habile.
Sa table en fut servie. 0 surprise ! ô regrets !
À peine le breuvage eut touché son palais,
Qu'il rejeta bientôt la liqueur étrangère.
« On m'a trahi! dit-il, transporté de colère.
« — Seigneur, lui répondit le cuisinier tremblant,
« Il manque à ce ragoût un assaisonnement.
« — Eh! d'où vient? Avez-vous négligé de l'y mettre?
« — Il y manque, Seigneur, si vous voulez permettre,
« Les préparations que vous n'emploierez pas,
« L'exercice et surtout les bains de l'Eurotas. »4

Jean-Jacques Rousseau, sans être aussi frugal qu'un Spartiate, se plaisait à une nourriture simple et comptait également sur l'appétit pour en faire le principal assaisonnement.

« Je ne connais pas, disait-il, de meilleure chère qu'un repas rustique. Avec du laitage, des oeufs, des herbes, du fromage, du pain bis et du vin passable, on est toujours sûr de bien me régaler. Mon bon appétit fera le reste quand un maître d'hôtel et des laquais autour de moi ne me rassasieront pas de leur importun aspect. »5

S'il est des gens qui se contentent d'aliments peu recherchés et en petite quantité, s'il en est d'autres qui ont besoin d'exercice pour exciter leur appétit, il en est dont l'estomac réclame et accueille le plus naturellement du monde force victuailles exquises et copieuses.

Dans mon enfance, j'ai connu un vieux monsieur qui disait, avec un rire énorme, que pour manger un canard il fallait être deux, le canard et soi, et je le regardais avec des yeux effarés, le prenant pour un ogre, et m'écartant avec effroi.

Ce n'était cependant qu'un enfant auprès de bien d'autres dont on m'a révélé depuis les exploits de véritables engloutissements stomachiques.

Dans le nombre, je n'en veux retenir que le cas du suisse du maréchal de Villars, qui a pour lui une certaine authenticité.

Ce suisse mangeait énormément. Le maréchal un jour le fit venir : « Combien mangerais-tu d'aloyaux? lui dit-il — Ah! Monseigneur, pour moi falloir pas beaucoup, cinq à six tout au plus. — Et combien de gigots? — De gigots! pas beaucoup, sept à huit. — Et de poulardes? — Oh! pour les poulardes, pas beaucoup, une douzaine. — Et de pigeons? — Oh! pour ce qui est de pigeons, Monseigneur, pas beaucoup, quarante, peut-être cinquante, selon l'appétit. — Et des alouettes? — Des alouettes, Monseigneur, toujours. »


1 Joseph Berchoux, La Gastronomie, chant II.
2 Joseph Berchoux, La Gastronomie, chant II.
3 Denys le Tyran.
4 Joseph Berchoux, La Gastronomie, chant I.
5 Les Confessions, partie I, livre II.