L'expérience

Les courtisans et les favoris sont comme les jetons : ils sont presque tous faux.

Sommaire. — Sans valeur. — Sans estime. — Un choix significatif. — Le madrigal du roi. — Conseils du grand prêtre Joad. — La treille de sincérité. — Ce qu'un jeune prince apprend le mieux.

Le jeton est un petit disque en métal, bois, ivoire ou nacre, dont on se sert pour marquer et payer au jeu ; il n'a par lui-même aucune valeur, et serait traité de fausse monnaie si on l'employait comme telle.

Après avoir défini le jeton, nous devons une définition du favori; nous y serons aidé par J.-B. Rousseau dans cette épigramme :

Ami, crois-moi, cache bien à la cour
Les grands talents qu'avec toi l'on vit naître:
C'est le moyen d'y devenir un jour
Puissant seigneur et favori peut-être.
Et favori ? Qu'est-ce là ? C'est un être
Qui ne connaît rien de froid ni de chaud
Et qui se rend précieux à son maître
Par ce qu'il coûte et non par ce qu'il vaut.1

Brébeuf hasarde une comparaison :

Les courtisans sont des jetons,
Leur valeur dépend de leur place :
Dans la faveur, des millions,
Et des zéros, dans la disgrâce.

Comme on l'a vu plus haut, le jeton n'a pas de valeur, et faux comme un jeton est un axiome; quand on lui compare le courtisan, ce n'est pas pour décerner à celui-ci un brevet de franchise et de loyauté. Ceux qui approchent les grands de la terre ont en effet pour habitude de leur cacher la vérité et de les flatter.

Henri III, voulant un jour récompenser un prévôt de Paris, lui présenta deux bourses, remplies l'une de pièces d'or, l'autre de jetons. Le prévôt choisit cette dernière. Étonnement du roi. « Sire, je cherche à suivre votre exemple; Votre Majesté fait de même quand elle prend un favori ou un courtisan. »

Le roi sourit, et le prévôt n'y perdit pas.

Il n'en reste pas moins avéré que les rois ont bien du mal à savoir l'opinion de ceux qui les entourent.

Mme de Sévigné conte une petite historiette très vraie, qui vous divertira, (c'est la spirituelle marquise qui parle) : « Le roi2 se mêle depuis peu de faire des vers. Il fit l'autre jour un petit madrigal que lui-même ne trouva pas trop joli. Un matin, il dit au maréchal de Gramont : « Monsieur le Maréchal, lisez, je vous prie, ce petit madrigal et voyez si vous en avez jamais vu un si impertinent. » Le maréchal, après avoir lu, dit au roi : « Sire, Votre Majesté juge divinement bien de toutes choses; il est vrai que voilà le plus sot et le plus ridicule madrigal que j'aie jamais lu. » Le roi a fort ri de cette folie. Pour moi, qui aime toujours à faire des réflexions, je voudrais que le roi en fît là-dessus, et qu'il jugeât par là combien il est loin de connaître jamais la vérité. »

Ce sont peut-être les mêmes vers qui ont amené la réponse de Boileau : « Sire, rien n'est impossible à Votre Majesté, elle a voulu faire de mauvais vers, elle y a réussi. »

Le désir de Mme de Sévigné était partagé par Racine quand il dicte au grand prêtre Joad les conseils adressés au jeune roi Joas pour le prémunir contre les dangers de la flatterie3:

Loin du trône nourri, de ce fatal honneur,
Hélas ! vous ignorez le charme empoisonneur ;
De l'absolu pouvoir vous ignorez l'ivresse,
Et des lâches flatteurs la voix enchanteresse.
Bientôt ils vous diront que les plus saintes lois,
Maîtresses du vil peuple, obéissent aux rois;
Qu'un roi n'a d'autre frein que sa volonté même ;
Qu'il doit immoler tout à sa grandeur suprême ;
Qu'aux larmes, au travail, le peuple est condamné,
Et d'un sceptre de fer veut être gouverné;
Que, s'il n'est opprimé, tôt ou tard il opprime.
Ainsi, de piège en piège, et d'abîme en abîme,
Corrompant de vos moeurs l'aimable pureté,
Ils vous feront enfin haïr la vérité.

Toutes ces recommandations restent malheureusement stériles depuis qu'est morte la treille de sincérité, cette treille mirifique dont Désaugiers nous a chanté la vertu magique4; en mordant à la grappe on disait forcément la vérité :

Mais hélas ! par l'ordre du prince
Ce raisin justement vanté
Un jour du fond de sa province
Près du trône fut transplanté.
Pauvre treille autrefois si belle,
Que venais-tu faire à la cour?
L'air en fut si malsain pour elle
Qu'elle y mourut le premier jour.
Nous n'avons plus cette merveille
Ce phénomène regretté,
La treille
De sincérité.

Dès lors, les rois n'ont qu'une ressource et une consolation, c'est la certitude de pouvoir devenir bons cavaliers.

« En effet, disait mon vieux maître de manège, l'équitation est ce qu'un jeune prince apprend le mieux, parce que son cheval ne le flatte pas ! »


1. J.-B. Rousseau, Épigrammes, liv. II, 14.
2. Louis XIV (1643-1715)
3. Athalie, tragédie de Racine, acte IV, scène iii.
4. La Treille de sincérité, chanson.

Émile Genest, Miettes du passé, Collection Hetzel, 1913. Voir la note du transcripteur.