[...] lire est une obscénité bien douce. Qui peut comprendre quelque chose à la douceur s'il n'a jamais penché sa vie, sa vie tout entière, sur la première page d'un livre ? Non, l'unique, la plus douce protection contre toutes les peurs c'est celle-là - un livre qui commence. (A. Baricco, Châteaux de la colère, trad. Françoise Brun, p.82, Points P373)

Gilles G. Jobin
Buckingham, QC, Canada
Dernière mise à jour : 13 février 2008
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(in-si-pit). n. m. invar. (1887, LITTRÉ  mot lat., 3e pers. sing. indic. de incipere, « commencer »). Se dit des premiers mots d'un manuscrit, d'un livre...
[Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, Tome Troisième, 1963. Paul Robert, p.687]

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Milan Kundera
La plaisanterie
Trad. par M. Aymonin rév. par C.Courtot et M.Kundera Folio, n° 638
Ainsi, après bien des années, je me retrouvais chez moi. Debout sur la grand-place (qu'enfant, puis gamin, puis jeune homme, j'avais mille fois traversée), je ne ressentais nulle émotion ; au contraire, je pensais que cet espace dont le beffroi (semblable à un reître sous son heaume) surplombe les toits rappelait le vaste terrain d'exercice d'une caserne, et que le passé militaire de cette ville de Moravie, jadis rempart contre les raids des Magyars et des Turcs, avait imprimé sur sa face la marque d'une irrévocable hideur.
Des années durant, rien ne m'avait attiré vers ma ville natale ; je me disais qu'elle m'était devenue indifférente, et cela me paraissait naturel : depuis quinze ans déjà je vis ailleurs, je n'ai plus ici que quelques connaissances, voire des copains (que je préfère du reste éviter), ma mère est enterrée dans une tombe étrangère dont je ne m'occupe pas. Mais je m'abusais : ce que j'appelais indifférence était en fait de la rancune ; les raisons m'en échappaient, car il m'était arrivé des choses bonnes ou mauvaises dans cette ville comme dans toutes les autres, en tout cas cette rancune était là ; j'en avais pris conscience à l'occasion de mon voyage : la tâche qui m'amenait ici, j'aurais pu, tout compte fait, l'accomplir aussi bien à Prague, mais j'avais été soudain irrésistiblement attiré par l'occasion offerte de l'exécuter dans ma ville natale justement parce qu'il s'agissait d'une tâche cynique et terre à terre qui, avec dérision, m'acquittait du soupçon de revenir ici sous l'effet d'un mièvre attendrissement sur le temps perdu.


La vie est ailleurs
Trad. de François Kérel Folio, n° 834
Quand la mère du poète se demandait où le poète avait été conçu, trois possibilités seulement entraient en ligne de compte : une nuit sur le banc d'un square, un après-midi dans l'appartement d'un copain du père du poète, ou un matin dans un coin romantique des environs de Prague.
Quand le père du poète se posait la même question, il parvenait à la conclusion que le poète avait été conçu dans l'appartement de son copain, car ce jour-là tout avait marché de travers. La mère du poète refusait d'aller chez le copain du père, ils se disputèrent à deux reprises et par deux fois se réconcilièrent, pendant qu'ils faisaient l'amour la serrure de l'appartement voisin grinça, la mère du poète s'effraya, ils s'interrompirent, puis ils se remirent à s'aimer et terminèrent avec une nervosité réciproque à laquelle le père attribuait la conception du poète.
La mère du poète, en revanche, n'admettait pas une seconde que le poète eût été conçu dans un appartement prêté (il y régnait un désordre de célibataire, et la mère considérait avec répugnance le drap du lit défait où traînait le pyjama froissé de l'inconnu) et elle rejetait pareillement la possibilité qu'il eût été conçu sur le banc d'un square où elle ne s'était laissé convaincre de faire l'amour qu'à contrecoeur et sans plaisir, songeant avec dégoût que c'étaient les prostituées qui faisaient ainsi l'amour sur les bancs des squares.


Risibles amours
Trad. François Kérel Folio n° 1702
« Verse-moi encore un verre de slivovice », me dit KIara, et je ne fus pas contre. Nous avions trouvé pour ouvrir la bouteille un prétexte qui n'avait rien d'extraordinaire, mais qui tenait : je venais de toucher ce jour-là une assez jolie somme pour une longue étude parue dans une revue d'histoire de l'art.
Si mon étude avait fini par être publiée, ça n'avait pas été sans mal. Ce que j'avais écrit n 'était qu'épines et polémiques. C'est pourquoi la revue La Pensée plastique, avec sa rédaction grisonnante et circonspecte, avait refusé ce texte que j'avais finalement confié à une revue concurrente, moins importante il est vrai, mais dont les rédacteurs sont plus jeunes et plus irréfléchis.
Le facteur m'avait apporté le mandat à la faculté, ainsi qu'une lettre. Lettre sans importance et que je parcourus à peine le matin, frais émoulu de ma toute nouvelle grandeur. Mais une fois de retour à la maison, tandis que l'on approchait de minuit et que le niveau baissait dans la bouteille, pour nous amuser je pris cette lettre sur mon bureau et la lus à Klara :
« Cher camarade - et si je peux me permettre d'user de ce terme - cher collègue - pardonnez à un homme auquel vous n'avez jamais parlé de votre vie de prendre la liberté de vous écrire. Je m'adresse à vous pour vous prier de bien vouloir lire l'article ci-joint. Je ne vous connais pas personnellement mais je vous estime, car vous êtes à mes yeux l'homme dont les opinions, le raisonnement, les conclusions m'ont toujours paru corroborer de manière surprenante les résultats de mes propres recherches... » Suivaient de grands éloges de mes mérites et une requête : il me demandait d'avoir l'obligeance de rédiger une note de lecture à l'intention de la revue La Pensée plastique qui, depuis six mois, refusait et dénigrait son article. On lui avait dit que mon avis serait décisif, de sorte que j'étais désormais son seul espoir, la seule lueur dans ses ténèbres têtues.


La valse aux adieux
Trad. François Kérel Folio, n° 1043
L'automne commence et les arbres se colorent de jaune, de rouge, de brun ; la petite ville d'eaux, dans son joli vallon, semble cernée par un incendie. Sous le péristyle, des femmes vont et viennent et s'inclinent vers les sources. Ce sont des femmes qui ne peuvent pas avoir d'enfants et elles espèrent trouver dans ces eaux thermales la fécondité.
Les hommes sont ici beaucoup moins nombreux parmi les curistes, mais on en voit pourtant, car il paraît que les eaux, outre leurs vertus gynécologiques, sont bonnes pour le coeur. Malgré tout, pour un curiste mâle, on en compte neuf de sexe féminin, et cela met en fureur la jeune celibataire qui travaille ici comme infirmière et s'ocçupe à la piscine de dames venues soigner leur stérilité !
C'est ici qu'est née Ruzena, elle y a son père et Sa mère. Échappera-t-elle jamais à ce lieu, à cet atroce pullulement de femmes ?
On est lundi et la journée de travail approche de sa fin. Plus que quelques grosses bonnes femmes qu'il faut envelopper dans un drap, faire s'étendre sur un lit de repos, auxquelles il faut essuyer le visage, et sourire.
« Alors, vas-tu téléphoner? demandent à Ruzena ses collègues; l'une est une plantureuse quadragénaire, l'autre est plus jeune et maigre.
- Et pourquoi pas ? fait Ruzena. - Allez ! N'aie pas peur ! réplique la quadragénaire, et elle la conduit derrière les cabines du vestiaire où les infirmières ont leur armoire, leur table et leur téléphone.
- C'est chez lui que tu devrais l'appeler, observe méchamment la maigre, et elles pouffent toutes les trois.
- Je connais le numéro du théâtre », dit Ruzena quand le rire s'est apaisé.


Le livre du rire et de l'oubli
Trad. François Kérel Folio, n° 1831
En février 1948, le dirigeant communiste KIement Gottwald se mit au balcon d'un palais baroque de Prague pour haranguer les centaines de milliers de citoyens massés sur la place de la Vieille Ville. Ce fut un grand tournant dans l'histoire de la Bohême. Un moment fatidique comme il y en a un ou deux par millénaire.
Gottwald était flanqué de ses camarades, et à côté de lui, tout près, se tenait Clementis. Il neigeait, il faisait froid et Gottwald était nu-tête. Clementis, plein de sollicitude, a enlevé sa toque de fourrure et l'a posée sur la tête de Gottwald.
La section de propagande a reproduit à des centaines de milliers d'exemplaires la photographie du balcon d'où Gottwald, coiffé d'une toque de fourrure et entouré de ses camarades, parle au peuple. C'est sur ce balcon qu'a commencé l'histoire de la Bohême communiste. Tous les enfants connaissaient cette photographie pour l'avoir vue sur les affiches, dans les manuels ou dans les musées.
Quatre ans plus tard, Clementis fut accusé de trahison et pendu. La section de propagande le fit immédiatement disparaître de l'Histoire et, bien entendu, de toutes les photographies. Depuis, Gottwald est seul sur le balcon. Là où il y avait Clementis, il n'y a plus que le mur vide du palais. De Clementis, il n'est resté que la toque de fourrure sur la tête de Gottwald.


L'insoutenable légèreté de l'être
Trad. François Kére Folio, n° 2077
L'éternel retour est une idée mystérieuse et, avec elle, Nietzsche a mis bien des philosophes dans l'embarras : penser qu'un jour tout se répétera comme nous l'avons déjà vécu et que même cette répétition se répétera encore indéfiniment ! Que veut dire ce mythe loufoque ?
Le mythe de l'éternel retour affirme, par la négation, que la vie qui disparaît une fois pour toutes, qui ne revient pas, est semblable à une ombre, est sans poids, est morte d'avance, et fût-elle atroce, belle, splendide, cette atrocité, cette beauté, cette splendeur ne signifient rien. Il ne faut pas en tenir compte, pas plus que d'une guerre entre deux royaumes africains du XIVe siècle, qui n'a rien changé à la face du monde, bien que trois cent mille Noirs y aient trouvé la mort dans d'indescriptibles supplices.
Cela changera-t-il quelque chose à la guerre entre deux royaumes africains du XIVe siècle si elle se répète un nombre incalculable de fois dans l'éternel retour ?
Oui : elle deviendra un bloc qui se dresse et perdure, et sa stupidité sera sans rémission.
Si la Révolution française devait éternellement se répéter, l'historiographie française serait moins fière de Robespierre. Mais comme elle parle d'une chose qui ne reviendra pas, les années sanglantes ne sont plus que des mots, des théories, des discussions, elles sont plus légères qu'un duvet, elles ne font pas peur.


L'éternité
Trad. Eva Bloch Folio, n° 2447
La dame pouvait avoir soixante, soixante-cinq ans. Je la regardais de ma chaise longue, allongé face à la piscine d'un club de gymnastique au dernier étage d'un immeuble moderne d'où, par d'immenses baies vitrées, on voit Paris tout entier. J'attendais le professeur Avenarius, avec qui j'ai rendez-vous ici de temps en temps pour discuter de choses et d'autres. Mais le professeur Avenarius n'arrivait pas et je regardais la dame; seule dans la piscine, immergée jusqu'à la taille, elle fixait le jeune maître nageur en survêtement qui, debout au-dessus d'elle, lui donnait une leçon de natation. Écoutant ses ordres, elle prit appui sur le rebord de la piscine pour inspirer et expirer à fond. Elle le fit avec sérieux, avec zèle, et c'était comme si de la profondeur des eaux montait la voix d'une vieille locomotive à vapeur (cette voix idyllique aujourd'hui oubliée dont je ne peux donner une idée à ceux qui ne l'ont pas connue que si je la compare au souffle d'une dame âgée qui inspire et expire au bord d'une piscine). Je la regardais, fasciné. Son comique poignant me captivait (ce comique, le maître nageur le percevait aussi, car les commissures de ses lèvres me semblaient frémir à tout moment), mais quelqu'un m'adressa la parole et détourna mon attention. Peu après, quand je voulus me remettre à l'observer, la leçon était finie.


La lenteur
 Folio, n° 2981
L'envie nous a pris de passer la soirée et la nuit dans un château. Beaucoup, en France, sont devenus des hôtels : un carré de verdure perdu dans une étendue de laideur sans verdure ; un petit morceau d'allées, d'arbres, d'oiseaux au milieu d'un immense filet de routes. Je conduis et, dans le rétroviseur, j'observe une voiture derrière moi. La petite lumière à gauche clignote et toute la voiture émet des ondes d'impatience. Le chauffeur attend l'occasion pour me doubler ; il guette ce moment comme un rapace guette un moineau.
Véra, ma femme, me dit: « Toutes les cinquante minutes un homme meurt sur les routes de France. Regarde-les, tous ces fous qui roulent autour de nous. Ce sont les mêmes qui savent être si extraordinairement prudents quand on dévalise sous leurs yeux une vieille femme dans la rue. Comment se fait-il qu'ils n'aient pas peur quand ils sont au volant ? »


L'identité
 Gallimard/nrf, 1997
Un hôtel dans une petite ville au bord de la mer normande qu'ils avaient trouvé par hasard dans un guide. Chantal arriva le vendredi soir pour y passer une nuit solitaire, sans Jean-Marc qui devait la rejoindre le lendemain vers midi. Elle laissa une petite valise dans la chambre, sortit et, après une courte promenade dans des rues inconnues, revint au restaurant de l'hôtel. À sept heures et demie, la salle était encore vide. Elle s'assit à une table en attendant que quelqu'un l'aperçût. De l'autre côté, près de la porte de la cuisine, deux serveuses étaient en pleine discussion. Détestant hausser la voix, Chantal se leva, traversa la salle et s' arrêta près d'elles ; mais elles étaient trop passionnées par leur sujet : « Je te dis, cela fait déjà dix ans. Je les connais. C'est terrible. Et il n'y a aucune trace. Aucune. On en a parlé â la télé.&*nbsp;» L'autre : « Qu'est-ce qui a pu lui arriver? - On ne peut même pas l'imaginer. Et c'est ce qui est horrible. - Un meurtre ? - On a fouillé tous les environs. - Un enlèvement ? - Mais qui ? Et pourquoi ? C'était quelqu'un qui n 'était ni riche ni important. On les a montrés à la télé. Ses enfants, sa femme. Quel désespoir. Tu te rends compte ? »


L'art du roman
 Folio, n° 2702
En 1935, trois ans avant sa mort, Edmund Husserl tint, à Vienne et à Prague, de célèbres conférences sur la crise de l'humanité européenne. L'adjectif « européen » désignait pour lui l'identité spirituelle qui s'étend au-delà de l'Europe géographique (en Amérique, par exemple) et qui est née avec l'ancienne philosophie grecque. Celle-ci, selon lui, pour la première fois dans l'Histoire, saisit le monde (le monde dans son ensemble) comme une question à résoudre. Elle l'interrogeait non pas pour satisfaire tel ou tel besoin pratique mais parce que la « passion de connaître s'est emparée de l'homme ».
La crise dont Husserl parlait lui paraissait si profonde qu'il se demandait si l'Europe était encore à même de lui survivre. Les racines de la crise, il croyait les voir au début des Temps modernes, chez Galilée et chez Descartes, dans le caractère unilatéral des sciences européennes qui avaient réduit le monde à un simple objet d'exploration technique et mathématique, et avaient exclu de leur horizon le monde concret de la vie, die Lebenswelt, comme il disait.
L'essor des sciences propulsa l'homme dans les tunnels des disciplines spécialisées. Plus il avançait dans son savoir, plus il perdait des yeux et l'ensemble du monde et soi-même, sombrant ainsi dans ce que Heidegger, disciple de Husserl, appelait, d'une formule belle et presque magique, « l'oubli de l'être ».
Élevé jadis par Descartes en « maître et possesseur de la nature », l'homme devient une simple chose pour les forces (celles de la technique, de la politique, de l'Histoire) qui le dépassent, le surpassent, le possèdent. Pour ces forces-là, son être concret, son « monde de la vie » (die Lebenswelt) n'a plus aucun prix ni aucun intérêt : il est éclipsé, oublié d'avance.


Les testaments trahis
 Folio, n° 2703
L'INVENTION DE L'HUMOUR

Madame Grandgousier, enceinte, mangea trop de tripes, Si bien qu'on dut lui administrer un astringent ; il était si fort que les lobes placentaires se relâchèrent, le foetus Gargantua glissa dans une veine, monta et sortit par l'oreille de sa maman. Dès les premières phrases, le livre abat ses cartes : ce qu'on raconte ici n'est pas sérieux : ce qui veut dire : ici, on n'affirme pas des vérités (scientifiques ou mythiques); on ne s'engage pas à donner une description des faits tels qu'ils sont en réalité.
Heureux temps de Rabelais : le papillon du roman s'envole en emportant sur son corps les lambeaux de la chrysalide. Pantagruel avec son apparence de géant appartient encore au passé des contes fantastiques, tandis que Panurge arrive de l'avenir alors inconnu du roman. Le moment exceptionnel de la naissance d'un art nouveau donne au livre de Rabelais une incroyable richesse ; tout y est : le vraisemblable et l'invraisemblable, l'allégorie, la satire, les géants et les hommes normaux, les anecdotes, les méditations, les voyages réels et fantastiques, les disputes savantes, les digressions de pure virtuosité verbale. Le romancier d'aujourd'hui, héritier du XIXe siècle, éprouve une envieuse nostalgie de cet univers superbement hétéroclite des premiers romanciers et de la liberté joyeuse avec laquelle ils l'habitent.



L' ignorance
 Gallimard
« Qu'est ce que tu fais encore ici ! » Sa voix n'était pas méchante, mais elle n'était pas gentille non plus ; Sylvie se fâchait.
« Et où devrais-je être ? demanda Irena ?
- Chez toi !
- Tu veux dire qu'ici je ne suis plus chez moi ?»
Bien sûr, elle ne voulait pas la chasser de France, ni lui donner à penser qu'elle était une étrangère indésirable : «Tu sais ce que je veux dire !
- Oui, je le sais, mais est-ce que tu oublies que j'ai ici mon travail ? mon appartement ? mes enfants ?
- Ecoute, je connais Gustaf. Il fera tout pour que tu puisses rentrer dans ton pays. Et tes filles, ne me raconte pas de blagues ! Elles ont déjà leur propre vie ! Mon Dieu, Irena, ce qu se passe chez vous est tellement fascinant ! Dans une situation pareille, les choses s'arrangent toujours.
- Mais Sylvie ! Il n'y a pas que les choses pratiques, l'emploi, l'appartement. Je vis ici depuis vingt ans. Ma vie est ici !
- C'est la révolution chez vous !» Elle le dit sur un ton qui ne supportait pas la contestation. Puis elle se tut. Par ce silence, elle voulait dire à Irena qu'il ne faut pas déserter quand de grandes choses se passent.