[...] lire est une obscénité bien douce. Qui peut comprendre quelque chose à la douceur s'il n'a jamais penché sa vie, sa vie tout entière, sur la première page d'un livre ? Non, l'unique, la plus douce protection contre toutes les peurs c'est celle-là - un livre qui commence. (A. Baricco, Châteaux de la colère, trad. Françoise Brun, p.82, Points P373)

Gilles G. Jobin
Buckingham, QC, Canada
Dernière mise à jour : 13 février 2008
Au fil de mes lectures
Épigraphe

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(in-si-pit). n. m. invar. (1887, LITTRÉ  mot lat., 3e pers. sing. indic. de incipere, « commencer »). Se dit des premiers mots d'un manuscrit, d'un livre...
[Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, Tome Troisième, 1963. Paul Robert, p.687]

La collection répertorie actuellement
765 œuvres de 435 auteurs

Georges Picard
Tout le monde devrait écrire
 José Corti
Les écrivains qui se mêlent de donner des conseils sur la meilleure façon d'interpréter ou de conduire une vie, quelle blague ! Des lecteurs m'ont parfois demandé mon opinion concernant tel point de morale existentielle. Si j'en avais une, elle a immédiatement fondu devant la conscience subite du rôle que l'on attendait que je joue : celui d'une sorte de Socrate oraculaire. Bien que nous soyons entrés dans une ère prosaïque où l'écrivain littéraire n'est plus le référent culturel, ayant cédé la place au scientifique, au sociologue, à la star de cinéma, de variétés ou de sport, son prestige n'a pas tout à fait disparu malgré la prolificité de l'espèce. À quoi cela tient-il ? Si j'y répondais de façon dogmatique, je prouverais par l'absurde ce que j'essaie de démontrer, que l'écrivain veut toujours avoir réponse à tout dès lors que l'on sollicite, ou qu'il imagine que l'on sollicite [...]


Julian Barnes
Le Perroquet de Flaubert
Trad. Guiloineaustock
Six Nord-Africains jouaient aux boules sous la statue de Flaubert. Des claquements secs résonnaient par-dessus le grondement des embouteillages. Avec une dernière caresse ironique du bout des doigts, une main brune lança une boule couleur argent. Elle retomba, rebondit lourdement et décrivit une courbe dans un petit nuage de poussière. Le lanceur resta comme une statue élégante et provisoire : les genoux légèrement pliés et la main droite tendue comme en extase. Je remarquais une chemise blanche et cintrée, un avant bras nu et une tache sur le poignet. Pas une montre, comme je l’avais d’abord pensé, ni un tatouage, mais une décalcomanie en couleur : le visage d’un sage politique très admiré dans le désert.
Commençons par la statue : celle d’en haut, la permanente, l’inélégante, celle qui pleure des larmes de cuivre, avec une cravate molle, un gilet carré, un pantalon trop large, une moustache hirsute, méfiante, lointaine image de l’homme. Flaubert ne regarde pas. Il a les yeux fixés vers le sud, de la place des Carmes vers la cathédrale, au-dessus de la ville qu’il méprisait, et qui en retour l’a bien ignoré. La tête est dressée comme sur la défensive : seuls les pigeons peuvent voir toute la calvitie de l’écrivain.
Ce n’est pas la statue originale. Les Allemands ont pris la première en 1941, avec les grilles et les heurtoirs des portes. On en a peut-être fait des insignes de casquettes. Pendant une dizaine d’années, le piédestal est resté vide. Puis un Maire de Rouen grand amateur de statues redécouvrit le moule original en plâtre – fait par un Russe du nom de Leopold Bernstamm – et le conseil municipal approuva la fabrication d’une nouvelle statue. Rouen s’acheta donc une vraie statue en métal, avec 93 pour 100 de cuivre et 7 pour 100 d’étain : les fondeurs, Rudier de Châtillon-sous-Bagneux, affirment qu’un tel alliage est garanti contre la corrosion. Deux autres villes, Trouville et Barentin, contribuèrent au projet et reçurent des statues de pierre. Elles ont moins bien résisté. A Trouville, on a dû mettre une pièce en haut de la cuisse de Flaubert et des morceaux de sa moustache sont tombés : des bouts de fils de fer dépassent de sa lèvre supérieure comme des tiges métalliques dans du ciment armé.
On peut sans doute croire les affirmations des fondeurs; peut-être que ce second moulage de la statue durera. Mais je ne vois pas pourquoi on aurait confiance. Rien de ce qui concerne Flaubert n’a jamais duré. Il est mort il y a un peu plus de cent ans et tout ce qui reste de lui, c’est du papier. Du papier, des idées, des phrases, des métaphores, de la prose structurée qui se transforme en bruit. C’est précisément ce qu’il aurait voulu; ce sont seulement ses admirateurs qui se plaignent de façon sentimentale. La maison de l’écrivain à Croisset a été détruite peu de temps après sa mort et a été remplacée par une fabrique où l’on extrayait de l’alcool de blé avarié. Il ne serait pas difficile non plus de se débarrasser de son effigie : si un maire amateur de statues a pu l’ériger, un autre - peut-être un pédant qui n’a lu qu’à moitié ce que Sartre a écrit sur Flaubert - pourra l’abattre avec zèle.
Je commence avec la statue, parce que c’est là que j’ai entamé le projet. Pourquoi l’écriture nous fait-elle poursuivre l’écrivain ? Pourquoi ne pouvons-nous le laisser en paix ? Pourquoi les livres ne sont-ils pas suffisants ? C’est ce que voulait Flaubert : peu d’écrivains ont cru plus que lui en l’objectivité du texte écrit et en l’insignifiance de la personnalité de l’écrivain ; et cependant nous continuons à désobéir. L’image, le visage, la signature ; la statue à 93 pour 100 de cuivre et la photographie de Nadar ; le petit morceau de vêtement et la boucle de cheveux. Qu’est-ce qui nous excite dans les reliques ? Ne pensons-nous pas que les mots suffisent ? Pensons-nous que les vestiges d’une vie contiennent quelque vérité ancillaire ? Quand Robert Louis Stevenson est mort, sa nounou écossaise qui avait le sens des affaires se mit à vendre calmement des cheveux qu’elle prétendait avoir coupés sur la tête de l’écrivain quarante ans plus tôt. Ceux qui y crurent, qui en recherchèrent, qui en demandèrent, en achetèrent assez pour rembourrer un canapé.


Stephen McCauley
Et qui va promener le chien?
Trad. Marie-Caroline AubertEditions Denoël, 1997
Le matin où j'ai reçu la lettre de Louise Morris m'annonçant son arrivée en ville, j'étais assis dans mon lit, plongé dans la lecture des Hauts de Hurlevent. J'essayais de trouver un commentaire profond que je pourrais resservir cette semaine-là aux élèves de mon cours pour adultes. Il était un peu plus de dix heures et déjà la chaleur montait, en même temps qu'une humidité confortable. L'été avait été un bain de vapeur, chaque journée se révélant plus intolérablement léthargique que la précédente, mais on venait de dépasser la mi-août et je m'étais habitué au temps. J'aimais croire qu'en y résistant stoïquement, mon caractère allait s'endurcir, vertu que je ne pouvais me permettre de négliger, quel que fût le prix à payer. J'avais fêté mes trente-cinq ans au printemps et pensais que cette histoire de caractère, c'était pour tout de suite ou jamais.


Alina Reyes
Forêt profonde
 Ed. du Rocher, 2007
Qui es-tu ?
Toi, qui viens de happer mon téton mental, et t'apprêtes avec moi à un long repas de mots, que réponds-tu à cette adresse ?
Un jour, au tout début, comme pour vous aborder certains vous demandent l'heure, l'homme dont je vais parler soudain a sorti son mot-clé :« Qui êtes-vous ? » Je n'ai rien dit, j'ai seulement souri, comme s'il venait d'ouvrir sa braguette sans que je m'en aperçoive. J'étais innocente, déjà sans le savoir nous étions violemment l'un à l'autre, sa question m'avait disloquée.
Qui est l'autre ?
Qui, moi ?
Allons, il s'agit de franchir les frontières, traverser les tableaux. Tu es moi.


Patrick Modiano
Dimanches d'août
 Gallimard / Folio
Son regard a fini par croiser le mien. C'était à Nice, au début du boulevard Gambetta. Il se tenait sur une sorte de podium devant un étalage de vestes et de manteaux de cuir, et je m'étais glissé au au premier rang des badauds qui l'écoutaient vanter sa marchandise. À ma vue, il a perdu son bagout de camelot. Il parlait d'une manière plus sèche, comme s'il voulait établir une distance entre son auditoire et lui et me faire comprendre que ce métier qu'il exerçait, là, en plein air, était au-dessous de sa condition.
En sept ans, il n'avait pas beaucoup changé: seul son teint me semblait plus rouge. Le soir tombait et un coup de vent s'est engouffré dans le boulevard Gambetta avec les premières gouttes de pluie. À côté de moi, une femme aux cheveux blonds bouclés essayait un manteau. De son podium, il se penchait vers elle et l'observait d'un air encourageant:
-Il vous va à merveille, madame.