Sylvie Germain
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Nuit-d'Ambre |
| Folio, Gallimard |
- Non, le livre ne se refermait pas. Il ne pouvait s'achever, se taire. La guerre pourtant, la guerre qui sans cesse faisait retour, avait coupé la parole des hommes, toute parole. La guerre, qui venait de réduire en cendres le nom, le corps, la voix, de millions et de millions d'êtres. La guerre, qui avait réduit à néant l'âme de tant et tant d'hommes régnant au temps des assassins.
Le livre se retournait dans les cendres et le sang comme le dormeur dans la moiteur d'un rêve fou.
Le livre se relevait dans un monde désert écrasé sous un ciel tombé si bas, si lourd, comme un blessé sur une terre qu'il ne reconnaît plus pour y avoir été jeté avec trop de violence.
Le livre des noms chus dans l'oubli, le silence, - le livre des noms devenus cris. A bout de souffle.
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William Burroughs
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Les Terres occidentales |
Trad. Sylvie Durastanti | Christian Bourgois, 1990 |
I
Le vieil écrivain vivait dans un wagon, au bord du fleuve, sur un remblai qui, après avoir servi de décharge, ne servait plus à rien. Cinq arpents en bordure du fleuve, hérités de son père, qui avait été ferrailleur.
Quarante ans plus tôt, l'écrivain avait publié un roman qui avait fait sensation. Puis quelques nouvelles et quelques poèmes. Il avait toujours les coupures de presse, à présent desséchées et jaunies, mais il ne les regardait jamais. S'il les avait retirées de leur chemise de cellophane dans son album, elles seraient tombées en poussière.
Après son premier roman, il s'était attelé à un autre, mais ne l'avait jamais terminé. Tandis qu'il écrivait, ses mots lui inspirèrent un dégoût grandissant qui finit par le prendre à la gorge, lui rendre insupportable de les voir écrits sur un bout de papier. Exactement comme de l'arsenic ou du plomb qui peut s'accumuler dans le corps jusqu'au point où... [...]
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Milan Kundera
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La plaisanterie
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Trad. par M. Aymonin rév. par C.Courtot et M.Kundera
| Folio, n° 638
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Ainsi, après bien des années, je me retrouvais chez moi. Debout sur la grand-place (qu'enfant, puis gamin, puis jeune homme, j'avais mille fois traversée), je ne ressentais nulle émotion ; au contraire, je pensais que cet espace dont le beffroi (semblable à un reître sous son heaume) surplombe les toits rappelait le vaste terrain d'exercice d'une caserne, et que le passé militaire de cette ville de Moravie, jadis rempart contre les raids des Magyars et des Turcs, avait imprimé sur sa face la marque d'une irrévocable hideur.
Des années durant, rien ne m'avait attiré vers ma ville natale ; je me disais qu'elle m'était devenue indifférente, et cela me paraissait naturel : depuis quinze ans déjà je vis ailleurs, je n'ai plus ici que quelques connaissances, voire des copains (que je préfère du reste éviter), ma mère est enterrée dans une tombe étrangère dont je ne m'occupe pas. Mais je m'abusais : ce que j'appelais indifférence était en fait de la rancune ; les raisons m'en échappaient, car il m'était arrivé des choses bonnes ou mauvaises dans cette ville comme dans toutes les autres, en tout cas cette rancune était là ; j'en avais pris conscience à l'occasion de mon voyage : la tâche qui m'amenait ici, j'aurais pu, tout compte fait, l'accomplir aussi bien à Prague, mais j'avais été soudain irrésistiblement attiré par l'occasion offerte de l'exécuter dans ma ville natale justement parce qu'il s'agissait d'une tâche cynique et terre à terre qui, avec dérision, m'acquittait du soupçon de revenir ici sous l'effet d'un mièvre attendrissement sur le temps perdu.
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