L'expérience

À quelque chose malheur est bon.

Sommaire. - Les bienfaits du malheur. - École des souverains. - Père de la compassion. - Origine de l'intelligence et du génie. - Bienheureux les malheureux... d'après les poètes. - Un fou à la raison. - Esprit simpliste.

Les penseurs, les poètes, les philosophes ont célébré à l'envi les bienfaits et les bénéfices que l'on retire du malheur.

Chacun d'eux s'est placé à un point de vue spécial, partant toujours du même principe, qu'un bonheur parfait ne nous aurait pas procuré autant d'agréments ou d'avantages si nous n'avions éprouvé telle ou telle infortune.

Dans son Traité de la Providence1, Sénèque félicite les hommes vertueux « d'être tenus dans les afflictions par la Divinité » :

« La vertu s'affermit sous le coup du malheur. »
« Le malheur est la meilleure école des souverains. »
« Le malheur est le père de la compassion. »

C'est par application de ce dernier aphorisme que Didon réserva aux Troyens malheureux un accueil d'autant meilleur que son infortune fut plus grande ; elle ne leur en fait, d'ailleurs pas mystère dans le langue de Virgile :

Non ignara mali, miseris succurrere disco :
« Malheureuse, j'appris à plaindre le malheur. »

D'après le prophète Isaïe, « le malheur développe l'intelligence » :

Vexatio dat intellectum.

À des époques diverses, les poètes ont partagé cet avis en l'accentuant avec Ovide :

Ingenium mala saepe movent
L'infortune souvent éveille le génie;

avec Philippe Desportes,

L'honneur suit les hasards, et l'homme audacieux
Par son malheur s'honore et se rend glorieux.
Le jeune enfant Icare en sert de témoignage,
Car si, volant au ciel, il perdit son plumage,
Touché des chauds rayons du céleste flambeau,
Le fameux océan lui servit de tombeau,
Et depuis, de son nom cette mer fut nommée :
Bienheureux le malheur qui croît la renommée.2

Lamartine ne veuf pas être en reste avec Desportes, et vante les tourments infligés aux hommes de génie :

Grand parmi les petits, libre chez les serviles,
Si le génie expire, il l'a bien mérité ;
Car nous dressons partout aux portes de nos villes
Ces gibets de la gloire et de la vérité.

Loin de nous amollir, que ce sort nous retrempe !
Sachons le prix du don, mais ouvrons notre main.
Nos pleurs et notre sang sont l'huile de la lampe
Que Dieu nous fait porter devant le genre humain !3

Passons condamnation sur cette métaphore hardie, la pensée n'en est pas moins inspirée avec une rare énergie.

Le mélancolique Alfred de Musset nous affirme à son tour que :

Rien ne nous rend plus grand qu'une grande douleur;
Les plus désespérés sont les chants les plus beaux,
Et j'en sais d'immortels qui sont de purs sanglots.4

Dédaigneux d'atteindre de pareilles altitudes, l'excellent La Fontaine pense que, parfois, l'adversité présente un côté salutaire :

Quand le malheur ne serait bon
Qu'à mettre un fol à la raison,
Toujours seroit-ce à juste cause
Qu'on le dit bon à quelque chose.5

J'ai placé sous vos yeux plusieurs appréciations d'une grande élévation de pensée; mais ce n'est qu'une consolation que l'on y peut trouver. Le commun des mortels,

Si son astre en naissant ne l'a formé poète,6

se refuse à enfourcher Pégase, qu'il trouverait trop rétif à son gré; il voit les choses de moins haut, et, vivant terre à terre, juge dans son esprit simpliste que :

Le bonheur nous rend heureux
Et le malheur malheureux.


1 Quatrième chapitre.
2 Élégie des Amours d'Hippolyte.
3 Poésie des Premières méditations intitulée : Ferrare (1844).
4 La Nuit de mai, poésie dialoguée.
5 Le Mulet se vantant de sa généalogie, livre VI, fable 7.
6 Boileau, Art poétique, chant I, vers 4.

Émile Genest, Miettes du passé, Collection Hetzel, 1913. Voir la note du transcripteur.