L'orgueil

Il se croit le premier moutardier du pape.

Sommaire. - Les armes de la ville de Dijon. - Leur origine. - La reconnaissance d'un duc de Bourgogne. - Un pape amateur d'épices. - Création d'une charge d'officier... de bouche. - Ridicule souvenir.

Chaque fois qu'il est question de moutarde, la pensée se dirige involontairement sur la ville de Dijon, à laquelle on fait gloire de la qualité de ce condiment. Nous nous garderons bien de chercher à retirer un fleuron de sa couronne à la noble ville, mais nous pouvons signaler qu'elle possède en ses armes de quoi s'enorgueillir davantage ; on peut le rappeler, sans crainte de froisser les braves Dijonnais, braves dans tous les sens du mot.

Les Gantois s'étaient révoltés en 1582 contre Louis II, comte de Flandre. Son gendre, Philippe, duc de Bourgogne, surnommé le Hardi, pour sa courageuse conduite à la bataille de Poitiers, vint à son secours ; et la ville de Dijon leva à ses frais mille hommes pour renforcer l'armée de leur duc; cet appoint lui donna la victoire. En reconnaissance, Philippe accorda à la ville de Dijon le privilège de porter ses armes et lui donna son cri : moult me tarde, qui, par abréviation, devint moult tarde, promptement converti, par corruption d'orthographe, en « moutarde ».

Maintenant que nous sommes en règle avec la capitale de la Bourgogne et sa double renommée de gloire et de gastronomie, arrivons à notre moutardier du pape. Ce pape était le pape avignonnais Jean XXII qui, tout savant qu'il était dans la jurisprudence et la médecine, n'en professait pas moins pour la moutarde un véritable culte ; il ne pouvait s'en passer dans aucun de ses mets, si bien qu'à une époque où les seigneurs avaient leur maison montée, comprenant grand pannetier, grand échanson, écuyer tranchant et autres officiers de bouche, il crut de sa dignité pontificale de créer la fonction de « grand moutardier » en faveur d'un de ses neveux. Celui-ci, « glorieux d'une charge si belle », ne regardait les autres qu'avec le plus profond mépris ; il se fit remarquer par une telle arrogance et un dédain si persistant qu'on le prit comme type pour désigner les gens insolents et vaniteux assimilés, en son ridicule souvenir, au « premier moutardier du pape ».


Émile Genest, Miettes du passé, Collection Hetzel, 1913. Voir la note du transcripteur.