L'orgueil

L'opinion est la reine du monde.
(Opinione regitur mundus)

Sommaire. - Inconstante renommée. - La déesse de Mémoire. - La raison condamnée à mort. - Voltaire et Bossuet bons amis. - La plus grande victoire. - Résistance impossible. - La ruse prime la force.

C'est l'inconstante Renommée
Qui, sans cesse les yeux ouverts.
Fait sa revue accoutumée
Dans tous les coins de l'univers ;
Toujours vaine, toujours errante,
Et messagère indifférente
Des vérités et de l'erreur,
Sa voix, en merveilles féconde,
Va chez tous les peuples du monde
Semer le bruit et la terreur.
Mais la déesse de Mémoire,
Favorable aux noms éclatants,
Soulève l'équitable histoire
Contre l'iniquité du Temps ;
Et dans le registre des âges
Consacrant les nobles images
Que la gloire lui vint offrir,
Sans cesse en cet auguste livre
Notre souvenir voit revivre
Ce que nos yeux ont vu périr.1

« L'opinion est si bien la reine du monde, a dit Voltaire, que, quand la raison veut la combattre, la raison est condamnée à la mort.

Il faut qu'elle renaisse vingt fois de ses cendres pour chasser enfin tout doucement l'usurpatrice.

L'opinion a changé une grande partie de la terre. Non seulement des empires ont disparu sans laisser de traces, mais les religions ont été englouties dans ces vastes ruines. »

Le philosophe de Ferney, qui ne partageait pas précisément toutes les idées de Bossuet, se trouve cependant d'accord sur ce point avec le grand orateur chrétien qui a développé la même vérité :

« Qui dispense la réputation, qui donne le respect et la vénération aux personnes, aux ouvrages, aux grands, sinon l'opinion?

Combien toutes les richesses de la terre sont-elles insignifiantes sans son consentement?

L'opinion dispose de tout; elle fait la beauté, la justice et le bonheur qui est le tout du monde. »

On a dit que l'une des plus grandes victoires que l'on puisse remporter est celle que l'on remporte sur soi-même; combien plus grande serait celle que l'on remporterait sur l'opinion!

« L'histoire du monde n'est autre chose que la lutte du pouvoir contre l'opinion générale. Lorsque le pouvoir suit l'opinion, il est fort : lorsqu'il la heurte, il tombe.2

« Le vulgaire, c'est-à-dire presque tout le monde, reçoit ses opinions toutes faites. Quand la fabrique est mauvaise, on les reçoit mauvaises, c'est-à-dire fausses, sottes, peu favorables au bien-être de la société. Nous vivons encore en grande partie sur des opinions, fabriquées dans des temps de barbarie, nous les usons jusqu'au bout. »3

Devant cette terrible adversaire, si l'on ne peut agir par la force on peut recourir à la ruse, et la flatter pour en triompher.

L'opinion gouverne en mille circonstances :
Au lieu de la fronder, feignons ses apparences.
Avec ce stratagème, on voit plus d'un esprit
Adorer le veau d'or sans perdre son crédit.


1 J.-B. Rousseau, Ode à M. le prince Eugène de Savoie.
2 Alfred de Vigny.
3 Jean-Baptiste Say.

Émile Genest, Miettes du passé, Collection Hetzel, 1913. Voir la note du transcripteur.