L'orgueil

Il semble que nous ayons gardé les cochons ensemble.

Sommaire. - Conséquences de la vie commune. - État servile. - Intimité engendre familiarité. - Les parapluies et les amis. - Charme et douceur de l'amitié.

Il faut vivre avec les gens pour les connaître, dit-on ; c'est profondément vrai. Vivre quotidiennement ensemble permet de s'apprécier réciproquement et découvrir le fort et le faible de chacun. Si l'affinité est complète entre deux personnages, la vie commune les lie d'amitié et crée affection et dévouement ; sentiments d'autant plus profonds et persistants qu'on aura partagé les mêmes peines, encouru les mêmes dangers, supporté les mêmes privations.

Ces liaisons et ces amitiés prennent plus rapidement naissance et se développent plus vivaces entre gens de condition modeste, astreints à de basses occupations. Moins on est placé haut sur les degrés de l'échelle sociale, plus vite s'établissent les relations et l'on ne tarde pas à être à « tu » et à « toi ».

Peu d'état servile est inférieur à la garde des cochons; l'intimité immédiate qui en résulte entraîne avec soi un prompt laisser aller et une familiarité complète aussitôt admise que créée. Si la vie intime ou la cohabitation n'a pas existé, on a lieu d'être surpris d'une familiarité intempestive ou d'un sans-gêne inexplicable, et l'on témoigne son étonnement ou son reproche en disant : « Il semble que nous ayons gardé les cochons ensemble », pour faire sentir à l'importun son indiscrétion et lui signifier qu'on n'admet avec lui aucun rapport d'amitié.

Avant que nous lier, il faut nous mieux connaître.1

Au surplus, l'amitié, pour être belle et désirable, n'est pas chose banale et vulgaire.

Dans tes amis lu dois mettre ta confiance,
Déposer dans leur sein les secrets de ton coeur;
Partager leurs plaisirs, partager leur douleur,
Et ne voir leurs défauts que d'un oeil d'indulgence.2

Pour arriver à ce degré de confiance et d'abandon, il convient de procéder avec réflexion et discernement et ne pas s'engager à la légère dans le choix de ses amis. Les saints et les philosophes nous le recommandent prudemment :

« Nos amitiés ne doivent pas être fondées sur l'intérêt, car l'amitié est une vertu et non un négoce. »3

« Ne sois pas prompt à acquérir des amis; mais ceux que tu auras acquis, ne leur enlève pas promptement ton estime. »4

Les pessimistes ne croient pas à l'amitié et vous en détournent par la plume de La Rochefoucauld :

« Ce que les hommes ont nommé amitié n'est qu'une société, un ménagement réciproque d'intérêts, un échange de bons offices; ce n'est enfin qu'un commerce où l'amour-propre se propose toujours quelque chose à gagner. »

Le poète latin, sceptique à l'égard de l'amitié, estime qu'elle ne survit pas à l'infortune :

Donec eris felix, mullos numerabis amicos;
Tempora si fuerint nubila, solus eris.
5

« Tant que vous serez heureux, vous compterez beaucoup d'amis ; si les temps deviennent nuageux, vous serez seul. »

Un humoriste donne de ce distique une plaisante traduction, dont le sens est assez fidèle: « Les amis sont pareils aux parapluies; on ne les a jamais sous la main quand il pleut. »6

S'il est du vrai dans ces opinions, semblables au fond quoique variées dans la forme, gardez-vous de trop les accueillir à la lettre et de faire fi de l'amitié. Croyez les philosophes et les saints ; faites un choix raisonné et judicieux ; vous en serez amplement récompensé par les jouissances infinies que vous éprouverez dans la possession d'un bon et véritable ami ; vous sentirez alors « tout le prix d'un coeur qui nous comprend ».

Qu'un ami véritable est une douce chose !
Il cherche vos besoins au fond de votre coeur ;
Il vous épargne la pudeur
De les lui découvrir vous-même.
Un songe, un rien, tout lui fait peur
Quand il s'agit de ce qu'il aime.7


1 Le Misanthrope, comédie de Molière. Acte I, sc. 2.
2 Pibrac.
3 Saint Ambroise.
4 Solon.
5 Ovide.
6 Théodore de Banville.
7 La Fontaine, Les deux Amis, livre VIII, fable 11.

Émile Genest, Miettes du passé, Collection Hetzel, 1913. Voir la note du transcripteur.