Le jeu

La Fortune est aveugle.

Sommaire. - Un pied sur une roue. - Bandeau sur les yeux. - Elle n'est pas sourde. - Caprice et fantaisie. - Fragilité. - Critiques sur critiques. - Injures sur injures. - Patience et résignation.

L'Allégorie représente la Fortune un pied sur une roue, « manière de courir pas commode du tout » ; et un bandeau sur les yeux, qui facilite encore sa marche en lui permettant de ne rien voir, d'aller à l'aveuglette et d'agir à tort et à travers.

Pendant qu'ils étaient en veine de générosité à son égard, les faiseurs de divinités et de mythologie auraient bien pu lui boucher en même temps les oreilles; ils lui auraient épargné le déplaisir d'entendre les appréciations que l'on débite sur son compte, propos plus désobligeants que flatteurs.

Le grief le plus sérieux qu'on lui oppose est la cécité.

« La Fortune est aveugle, et presque toujours ceux qu'elle embrasse deviennent aveugles comme elle ».1

La Fortune est aveugle, ouvre ou ferme sa main ;
Et puissant aujourd'hui, on ne l'est pas demain.2

On la traite, de capricieuse et de fantasque :

« L'on ne saurait s'empêcher de voir dans certaines familles ce qu'on appelle les caprices du hasard ou les jeux de la fortune : il y a cent ans qu'on ne parlait pas de ces familles, qu'elles n'étaient point. Le ciel tout d'un coup s'ouvre en leur faveur; les biens, les hommes, les dignités fondent sur elles à plusieurs reprises, elles nagent dans la prospérité. »3

« La Fortune distribue ses biens sans discernement. »4

De tous les vains mortels la Fortune se joue :
Aujourd'hui sur le trime et domain dans la boue.5

On lui reproche son peu de solidité.

« La Fortune est comme le verre, elle en a l'éclat et la fragilité », lui décoche Publius Syrus, trait que reprend à son compte le grand Corneille dans Polyeucte :

Toute votre félicité
Sujette à l'instabilité
En moins de rien tombe par terre ;
Et comme elle a l'éclat du verre
Elle en a la fragilité.6

Scarron, le mari de, Mme de Maintenon, qui, malgré ses infirmités, prenait la vie du bon côté et la voyait plutôt en rose, n'a que des injures au service de la Fortune :

« La Fortune est comme les grands seigneurs qui aiment mieux faire des libéralités que de payer leurs dettes ; elle ne donne rien aux gens de mérite, elle réserve toutes ses faveurs pour les ignorants et pour les sots. »

On pourrait croire que ses favoris, au moins, ont lieu de se féliciter de ses bienfaits; eh bien! pas du tout.

« Si haut que la Fortune élève un homme, elle l'exposera tant de maux qu'elle lui donne la puissance d'en faire».7

« La Fortune est le supplice de ceux qui ne l'ont pas, bien plus que la joie de ceux qui l'ont ».8

Quels regrets n'a-t-on pas de l'implorer et d'invoquer son secours!

Fortune, dont la main couronne
Les forfaits les plus inouïs,
Du faux éclat qui t'environne
Serons-nous toujours éblouis ?
Jusques à quand, trompeuse idole,
D'un culte honteux et frivole
Honorerons-nous tes autels ?
Verra-t-on toujours tes caprices
Consacrés par les sacrifices
Et par l'hommage des mortels?9

Le mieux est de prendre la Fortune comme elle est, et d'accepter ses fantaisies en philosophe.

« Il faut gouverner la Fortune comme la santé; en jouir quand elle est bonne, prendre patience quand elle est mauvaise, et ne faire jamais de grands remèdes sans extrême besoin. »10

Ainsi que le cours des années
Se forme des jours et des nuits,
Le cercle de nos destinées
Est marqué de joie et d'ennuis.

Pourquoi d'une plainte importune
Fatiguer vainement les airs ?
Aux jeux cruels de la fortune
Tout est soumis dans l'univers.

Ainsi de douceurs en supplices
Elle nous promène à son gré.
Le seul remède à ses caprices
C'est de s'y tenir préparé.11

On ne doit pas se le dissimuler, toutes ces réflexions proviennent d'esprits plus ou moins moroses, aigris et atrabilaires. Si la Fortune n'avait eu pour eux que des sourires, ils lui auraient certainement fait la risette à leur tour. Disons donc une bonne fois et de bonne foi la vérité vraie :

« La Fortune ne paraît jamais si aveugle qu'à ceux à qui elle ne fait pas de bien. »12


1 Cicéron.
2 Boursault.
3 La Bruyère, Les Caractères, chapitre VI, Des biens de fortune.
4 La Rochefoucauld, Maximes.
5 Fréville.
6 Polyeucte, tragédie (1640), acte IV, scène II.
7 Sénèque.
8 L. Bourdon.
9 J.-B. Rousseau, Ode, À la fortune.
10 La Rochefoucauld, Maximes,
11 J.-B. Rousseau, Ode à M. d'Ussé.
12 La Rochefoucauld, Maximes.

Émile Genest, Miettes du passé, Collection Hetzel, 1913. Voir la note du transcripteur.