La richesse

Contentement passe richesse.

Sommaire. - Le but de la vie. - À la recherche d'un homme heureux. - Pas de chemise. - Bonheur du pauvre. - Ce que je n'ai pas n'existe pas. - Le soir d'un beau jour. - Un peu de gaîté ne nuit pas. - Tout pour la vie champêtre. - Aurea mediocritas. - Causes diverses, même effet.

Quel est le but visé par chaque mortel ici-bas? C'est le bonheur, il n'y a qu'une voix à cet égard. Mais comment atteindre ce but? Quels moyens faut-il employer pour y parvenir? Quel est le meilleur procédé, la meilleure recette ?

Là-dessus chacun a sa petite idée, qu'il croit la bonne.

Tout le monde connaît l'histoire de ce potentât des Mille et une Nuits1, qui jouissait de tous les biens possibles et imaginables, hormis du bonheur ; il s'en désespérait. Les plus savants docteurs de son temps, consultés, lui dirent : « Pour être heureux, sire, c'est bien simple, mettez la chemise d'un homme heureux. - Qu'à cela ne tienne ! Vite, en campagne ! » Et l'on se met en quête de la fameuse chemise, ou plutôt du mortel aimé des dieux, et possesseur de la félicité; On le trouve sous la peau d'un berger faisant tranquillement paître ses moutons au son de son agreste musette. Malédiction ! le berger n'avait pas de chemise! Le satrape resta somptueux et boudeur, et le pâtre content, sans richesse.

Connaissait-il cette histoire, Sénèque, en déclarant que posséder un bien ou ne pas le souhaiter était même chose? Ce passage du livre du philosophe a été traduit par Regnard pour le faire lire par le valet Hector.2

Chapitre VI, Du Mépris des richesses :

La fortune offre aux yeux des brillants mensongers.
Tous les biens d'ici-bas sont faux et passagers ;
Leur possession trouble et leur perte est légère ;
Le sage gagne assez quand il peut s'en défaire.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Moins on a de richesse et moins on a de peine,
C'est posséder le bien que savoir s'en passer.

Même son par une autre cloche :

Dans un lieu du bruit retiré
Où, pour peu qu'on soit modéré,
On peut trouver que tout abonde,
Sans désir, sans ambition,
Exempt de toute passion,
Je jouis d'une paix profonde
Et, pour m'assurer le seul bien
Que l'on doit estimer au monde,
Tout ce que je n'ai pas, je le compte pour rien.

Dans son poème mythologique intitulé Philémon et Baucis, La Fontaine a fait le portrait du sage :

Ni l'or ni la grandeur ne nous rendent heureux.
Ces deux divinités n'accordent à nos voeux
Que des biens peu certains, qu'un plaisir peu tranquille,
Des soucis dévorants, c'est l'éternel asile.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
L'humble toit est exempt d'un tribut si funeste;
Le sage y vit en paix et méprise le reste.
Content de ses douceurs, errant parmi les bois,
Il regarde à ses pieds les favoris des rois ;
Il lit au front de ceux qu'un vain luxe environne
Que la fortune vend ce qu'on croit qu'elle donne.
Approche-t-il du but? Quitte-t-il ce séjour?
Rien ne trouble sa fin, c'est le soir d'un beau jour.

Quelle douceur! quel calme! quelle touchante simplicité! Combien on voudrait en jouir!

Le proverbe latin consent à ce que l'on soit pauvre, mais il pense qu'un brin de gaîté ne messiérait pas en même temps :

Paupertas, cum loeta venit, ditissima res est.

« Quand la pauvreté est joyeuse, c'est la chose la plus riche du monde. »

Racan, dont la muse bucolique se complaisait à

Chanter Philis, les bergers et les bois,3

ne comprend le bonheur que dans les douceurs de la vie champêtre :

Le bien de la fortune est un bien périssable ;
Quand on bâtit sur elle on bâtit sur le sable ;
Plus on est élevé, plus on court de dangers :
Les grands pins sont en butte aux coups de la tempête,
Et la rage des vents brise plutôt le faîte
Des maisons de nos rois que les toits des bergers.

O bienheureux celui qui peut de sa mémoire
Effacer pour jamais ce vain espoir de gloire,
Dont l'inutile soin traverse nos plaisirs,
Et qui, loin retiré de la foule importune,
Vivant dans sa maison, content de sa fortune,
A selon son pouvoir mesuré ses désirs!4

Le sceptique et folâtre Dorat, fabuliste à ses heures, partageait cette manière de voir :

Si le bonheur nous est permis,
Il n'est point sous le chaume, il n'est point sur le trône.
Voulons-nous l'obtenir, amis,
La médiocrité le donne.5

Médiocrité, soit, mais avec un peu d'or autour, n'est-ce pas : aurea mediocritas ?

En résumé, il faut, pour être heureux, savoir se contenter de peu, ou tout au moins de ce qu'on a, quand on a quelque chose.

Autrement il peut vous en coûter la vie.

Ainsi, un financier, dont la fortune s'élevait à plusieurs millions, perdit en un seul jour ses immenses richesses. Il ne lui restait plus que cent mille francs. Il mourut en apprenant cette terrible nouvelle. Son frère, qui avait toujours langui dans la pauvreté, hérita de cette somme et mourut à son tour de la joie de se voir si riche.


1 Les Mille et une Nuits, recueil de contes arabes traduits en français par Galland (1704).
2 Le Joueur, acte IV, scène XIII.
3 Boileau, Art poétique, chant I, vers 18.
4 Les Bergeries, poème de Racan.
5 La Linotte, fable, in fine.

Émile Genest, Miettes du passé, Collection Hetzel, 1913. Voir la note du transcripteur.