Le travail

À demain les affaires.
(Cras seria.)

Sommaire. - Maxime orientale. - Franklin moraliste. - Thème à variations. - Comédie qui finit bien. - Jamais plus tard, toujours tout de suite. - Un courrier dans un festin. - Le jour se lève, les conjurés en font autant. - À quoi tient le succès d'un mot.

Une maxime orientale prescrit de ne pas remettre à demain la bonne action que vous pouvez faire aujourd'hui.

Franklin, dont la réputation de physicien est universelle, était également un grand moraliste et a reproduit le m^sms conseil sous diverses formes :

« Travaillez aujourd'hui, car vous ne savez pas tous les obstacles que vous rencontrerez demain. »

« Labourez tandis que les paresseux dorment, et vous aurez du blé à vendre et à garder. »

« Puisque tu n'es pas sûr d'une minute, ne perds pas une minute. »

C'est un thème sur lequel on peut broder des variations à l'infini et qui toutes reviennent à dire que ce qui est fait, est fait et qu'il ne faut jamais remettre au lendemain ce que l'on peut faire la veille. Pour cela il importe de ne pas se laisser aller à l'apathie, à l'inertie, aux plaisirs : il faut avoir de la volonté.

Une pièce qui portait ce titre : La Volonté1 a été jouée, il y a quelque cinquante ans, à la Comédie Française; l'auteur voulait inculquer cette vérité dans l'espril des masses. Y a-t-il réussi ? Je ne sais; mais le but était louable et l'effort récompensé tout au moins à la fin de la comédie.

Au jeune homme qu'il s'agissait de convertir on demandait à quel moment il comptait mettre à exécution ses belles promesses :

« Quand ? demain ? » et sans hésiter il répondait : « Non, mon oncle, aujourd'hui ! »

On ne pouvait demander mieux.

Combien se repentent de n'avoir pas agi de même et d'avoir renvoyé à plus tard ce qu'ils auraient pu et dû faire immédiatement.

« Jamais plus tard, toujours tout de suite», devrait être la devise de chacun.

S'il avait obéi à cette sage recommandation, Archias, tyran de Thèbes, eût épargné sa vie et celle de ses amis.

Pendant qu'ils s'adonnaient ensemble à la joie d'un festin, un courrier lui apporte une lettre en le pressant de la lire sans plus tarder, car elle contenait « des affaires sérieuses » (seria) de la plus grande importance. Archias, ne songeant qu'au plaisir, estimant que :

Rien ne doit déranger l'honnête homme qui dîne.2

rejeta la missive en s'écriant : « Cras seria : à demain les choses sérieuses ! »

La lettre dévoilait un complot sur le point d'éclater. Le jour naissait à peine que les conjurés firent irruption dans la salle sous des vêtements de femmes et poignardèrent le tyran et ceux qui l'entouraient.

Cet événement qui amena l'affranchissement de la Béotie eut un grand retentissement dans toute la Grèce ; ils fit la fortune de : Cras seria.

Profitez de la leçon. Bien qu'elle remonte à une époque fort lointaine, elle n'en perd aucune de ses qualités :

C'est un mot à blasmer « A demain les affaires ! »
On sçait qu'il a cousté bien cher à son auteur.
Un moment négligé nous cause long malheur ;
Qui le ménage bien se tire de misères.3


1 La Volonté, de M. J. Du Boys, représentée le 31 août 1864.
2 J. Berchoux, La Gastronomie, chant III.
3 Jean Bachot, début du XVIIe siècle.

Émile Genest, Miettes du passé, Collection Hetzel, 1913. Voir la note du transcripteur.