Jobineries

Blogue de Gilles G. Jobin, Gatineau, Québec.

vendredi 16 mars 2012

Miette 24 : Au temps où la reine Berthe filait

Le temps

Au temps où la reine Berthe filait.

Sommaire. — L'Empereur à la barbe fleurie. — Quelle était sa mère? — Filez et vous serez considérée. — Laudator temporis acti. — Qu'en sait-on? — Denys le Tyran et la vieille femme.

Le grand Charlemagne, vainqueur des Saxons et des Normands, le fameux Empereur d'Occident, à la barbe fleurie, cher aux enfants ne fût-ce que pour avoir créé les écoles, est trop connu pour qu'il ait besoin d'une présentation en règle.

Son nom seul me dispense
D'en dire plus long.
J'en ai dit assez, je pense,
En disant son nom,1

si j'ose risquer cette citation tronquée mais peu classique.

On n'ignore pas non plus le nom de son père : Pépin le Bref, petit de taille (bref) comme le grand Alexandre, mais d'une force musculaire qui lui permettait de trancher la tête d'un taureau d'un seul coup de sa vaillante épée.

On sait moins quelle reine eut l'honneur de lui donner le jour, bien que celle-ci se soit acquis une notoriété personnelle par ses vertus domestiques.

Dans le palais comme dans la chaumière,
Pour revêtir le pauvre et l'orphelin,
Berthe filait et le chanvre et le lin.
On la nomma Berthe la filandière.2

Telle était l'épouse de Pépin le Bref, la bienheureuse mère de Charlemagne, désignée aussi sous le sobriquet de « Berthe au grand pied ».

Bonne, douce et charitable au pauvre monde, le souvenir de ses vertus resta gravé dans le coeur du peuple qui se rappelait avec attendrissement et reconnaissance « le temps où la reine Berthe filait ».

Plus tard, quand les évêques commencèrent à s'occuper un peu plus du temporel que de la sanctification des âmes et se mirent à pressurer les vilains, on regretta l'ancien temps, le bon vieux temps, et l'on chanta :

Au temps passé du siècle d'or
Crosse de bois, évêque d'or;
Maintenant ont changé les lois,
. Crosse d'or, évêque de bois.3

On a toujours eu d'ailleurs tendance à préférer le temps passe au présent, laudator temporis acti.

Tout près de nous le poète4 n'a-t-il pas dit :

On vivait de mon temps; la femme qu'on prenait
Etait pauvre souvent, mais on n'y songeait guère.
La misère venait : on lui faisait la guerre,
On luttait vaillamment, et pour se reposer
De sa longue fatigue on avait un baiser.
Puis on luttait encore et toujours et sans crainte,
La flamme du foyer n'était jamais éteinte,
Et l'on s'y réchauffait, tenant devant ses yeux,
Un enfant, doux fruit vert d'une existence à deux.

On trouve sans cesse à se plaindre et l'on suppose que nos ancêtres étaient mieux partagés. Qu'en sait-on ? nous n'y étions pas. Alors ? Pour nous,

Le bon temps est une chimère,
L'homme jamais ne fut meilleur.5

et le scepticisme de Voltaire est à méditer :

Un jour tout sera bien, voilà notre espérance,
Tout est bien aujourd'hui, voilà l'illusion.6

Ce n'était pas l'avis de cette vieille femme de Syracuse, que Denys le Tyran surprit dans le temple de Jupiter adressant une fervente prière au Maître des dieux pour la conservation des jours de son souverain, à elle. Denys le Tyran n'en croyait ses yeux ni ses oreilles et, s'approchant : « Dis-moi, la vieille, tu tiens donc beaucoup à moi ? — Certes, répondit-elle. — Et pourquoi donc ? — La raison en est bien simple. Ton prédécesseur n'était pas bon. J'ai prié Jupiter de nous en délivrer. Je fus exaucée, puisque tu règnes. Mais comme tu es plus méchant que lui, j'ai peur de ton successeur qui pourrait être pire encore, et je te garde ! »


1 [GGJ] La citation originale provient de l'opéra-bouffe La belle Hélène d'Offenbach, paroles de Meilhac et Halévy : Le roi barbu qui s'avance / C'est Agamemnon / Et ce nom seul nous dispense / D'en dire plus long. / Car on a tout dit, je pense / En disant ce nom. / Le Roi barbu qui s'avance / C'est Agamemnon.
2 [GGJ] Ces vers sont extraits d'un épisode du chant IX du poème de Charlemagne par Millevoye.
3 [GGJ] Guy Coquille, Histoire du Nivernais, 1595.
4 [GGJ] Il s'agit de Léopold Laluyé tiré du Poème de Claude. Notez que Genest a fait une erreur au premier vers. En effet, on doit lire «On aimait de mon temps» et non pas «On vivait...».
5 [GGJ] C'est tiré de «Le Cerf véridique - Apologue» de M. Nogaret Félix, Almanach des Muses, 1824.
6 [GGJ] Poème sur le désastre de Lisbonne, 1756.


Émile Genest, Miettes du passé, Collection Hetzel, 1913. Voir la note du transcripteur.

Miette 23 : L'âge des roses

Le temps

L'âge des roses.

Sommaire. — Le sort commun. — La reine des fleurs.— Rose et cyprès. — Rose et Rosette — Collaboration imprévue. — Bossuet et Alfred de Musset s'entendent. — La jeunesse et le protocole. — Place aux vieilles.

Bien qu'élevés par le rang ou la fortune au-dessus des autres hommes, les grands de la terre n'en subissent pas moins le sort commun : tous sont mortels. Les reines aussi, fût-ce la reine des fleurs.

Celle-ci, la plus belle, la plus gracieuse, la plus parfumée entre toutes, se voit, même par la marâtre nature, traitée plus cruellement que les autres. À peine sortie de son corselet, à peine entrouverte pour le charme des yeux et de l'odorat, une précoce maturité la guette, l'épanouit rapidement pour la vouer au trépas qui oublie l'arbre vert et sombre, le cyprès.

La rose vit une heure et le cyprès cent ans.1

Cette vie éphémère de la reine des fleurs avait naturellement frappé les Latins ; ils comparaient une vie de courte durée à « l'âge des roses », passé en proverbe : quam longa una dies, aetas longa rosarum ; l'âge des roses ne dure qu'une journée.

Malherbe s'en est heureusement inspiré dans les stances célèbres adressées à son ami Du Périer qui venait de perdre une fille en pleine jeunesse, en pleine beauté :

Et rose elle a vécu ce que vivent les roses,
L'espace d'un matin.2

L'histoire raconte que le poète avait désigné la pauvre enfant sous la dénomination amicale et familière de Rosette, et son manuscrit portait : « Et Rosette », etc. N'était-ce pas très lisible ? c'est possible; tous les écrivains ne sont pas calligraphes ; le correcteur avait-il la vue courte ou l'esprit distrait ? cela peut également arriver. Toujours est-il que le typographe composa : « Et Rose elle », en deux mois. Cette coquille devint une variante plus poétique et bien préférable. Aussi fut-elle adoptée par Malherbe qui ne dédaigna pas d'accepter la collaboration imprévue du modeste correcteur!

L'arrivée de l'affreuse Camarde n'est jamais que triste et douloureuse. Combien davantage quand elle s'attaque à l'enfance, à la jeune fille !

Le coeur sentimental du tendre Musset n'a pas échappé à cette douleur :

O Dieu! mourir ainsi, jeune et pleine de vie!
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Pleure, le ciel te voit! pleure, fille adorée!
Laisse une douce larme au bord de tes yeux bleus
Briller, en s'écoulant, comme une étoile aux cieux!
Bien des infortunés dont la cendre est pleurée
Ne demandaient pour vivre et pour bénir leurs maux
Qu'une larme, une seule, et de deux yeux moins beaux !3

Bossuet n'y a pas échappé non plus dans la rameuse oraison funèbre d'Henrietle-Anne d'Angleterre, dernière fille de l'infortuné Charles Ier : « Quoi donc ! elle devait partir si tôt ! Dans la plupart des hommes les changements se font peu à peu, et la mort les prépare ordinairement à son dernier coup. Madame cependant a passé du matin au soir ainsi que l'herbe des champs. Le matin elle fleurissait, avec quelles grâces, vous le savez ; le soir nous la vîmes séchée (comme l'herbe) ; et ces fortes expressions par lesquelles l'Écriture Sainte exagère l'inconstance des choses humaines devaient être pour cette princesse si précises et si littérales. »

Le grand orateur chrétien faisait certainement allusion à ce passage du psaume : Dies mei sicut umbra declinaverunt, et ego tanquam foenum arui : mes jours ont fui comme une ombre, et je fus desséché comme le foin.

L'élégant et badin Gresset ne reste pas plus insensible :

Ah! ne comptez pas tant sur vos belles couleurs,
Un jour peut les flétrir, un jour flétrit les fleurs.
La Beauté n'est qu'un lys : l'Aurore l'a vu naître;
L'Aurore à son retour ne le peut reconnaître.4

La fraîcheur et la gaîté de la belle jeunesse ne vont pas sans faire des envieux et éveiller des regrets.

Il est des cas cependant où la jeunesse perd ses droits ; par exemple en présence du rigide protocole.

Dans une solennité officielle plusieurs femmes de fonctionnaires prétendaient à la première place. Impossible de les mettre d'accord. Le grand maître des cérémonies, informé de l'incident, eut un trait de génie, peu féministe sans doute mais dénotant un fin psychologue, Il décida que la préséance des dames serait réglée par l'acte de naissance ; la première en date passerait la première. De nouvelles discussions faillirent tout gâter. Aucune ne voulait plus occuper la place d'honneur!


1 Théophile Gautier. [GGJ] Le poème s'intitule : Méditation.
2 Malherbe, livre II, stance 7, Consolation à M. du Périer, 1599.
3 Le Saule, « Premières Poésies ».
4 [GGJ] Je ne sais quelle édition Genest a consultée. C'est tiré de l'égloge 2 des Églogues de Virgile. Dans les Oeuvres choisies de Gresset (Lyon, 1810), page 233, on lit ainsi la strophe :
Ah ! ne comptez point tant sur vos belles couleurs,
Un jour les peut flétrir, un jour flétrit les fleurs:
La beauté n'est qu'un lys, l'aurore l'a vu naître,
L'aurore à son retour ne le peut reconnaître.

Émile Genest, Miettes du passé, Collection Hetzel, 1913. Voir la note du transcripteur.