Jobineries

Blogue de Gilles G. Jobin, Gatineau, Québec.

mercredi 15 juin 2005

Beauté III

Dans l'excellent Challenging Problems in Geometry de Posamentier et Salkind (Dover, 1996), les auteurs comparent la méthode du paysan et la méthode du poète en matière de résolution de problèmes (peasant's way, poet's way). Pour comprendre ces deux approches, ils donnent un problème semblable à celui-ci :
Trouvez la somme des inverses des nombres dont la somme est 7 et le produit est 8.
Pour ceux d'entre vous qui ne sont pas du tout matheux, je vous prierais de continuer tout de même la lecture, quitte à sauter les côtés trop mathématiques de la solution. En effet, mon but n'est pas ici de faire des maths, mais de vous faire plutôt ressentir une belle solution, même si les connaissances exigeant cette résolution vous font défaut. Et puis, à la toute fin du billet, vous pourrez tenter un petit problème beaucoup plus simple et dont la solution n'exige aucune habileté mathématique. Ce problème illustrera un autre exemple de la paysannerie versus la poésie.

D'abord, pour bien comprendre le problème énoncé ci-haut, je rappelle que l'inverse d'un nombre x est 1/x. Par exemple, l'inverse de 4 est 1/4 ou 0,25.

La manière paysanne (et telle fut d'ailleurs mon approche !) de faire les choses est la suivante :

Posons le système d'équations
x + y = 7
et
xy = 8

Par simple substitution, cela revient à résoudre l'équation du second degré : . De là, on trouve facilement x et, par la suite y. Il suffit ensuite d'additionner l'inverse de ces nombres. (Ici, et sont les deux nombres.) La somme des inverses de ces nombres donne 7/8, qui est la réponse cherchée. Si vous faites correctement toutes les étapes, elles peuvent facilement vous demander une quinzaine de minutes de concentration.

Voyez maintenant la méthode dite du poète :

On cherche . Or, algébriquement parlant, si on fait l'addition, on a . Et, sans connaître x ni y, on sait que cela correspond à 7/8, car la somme (7 dans la donnée du problème) est au numérateur et le produit (8 dans la donnée du problème) est au dénominateur ! La réponse est trouvée en quelques secondes, et, ma foi, d'une manière fort élégante. Autrement dit, la solution ne passait pas nécessairement par la découverte des deux nombres en question.

Voyez maintenant ce petit problème très cher à mon collègue philosophe Mario :

120 élèves se présentent à un tournoi scolaire de ping-pong. Seuls des matchs simples sont disputés. À chaque match, l'élève perdant est éliminé et le vainqueur continue jusqu’à ce qu’il ne reste plus qu’un seul grand gagnant. Combien de parties seront jouées ?
Pensez-y quelques minutes. Puis, regardez les deux solutions ci-dessous:

(Paesant's way) :
Ronde 1 : 60 parties
Ronde 2 : 30 parties
Ronde 3 : 15 parties
Ronde 4 : 7 parties (reste un joueur qui a un bye)
Ronde 5 : 4 parties.
Ronde 6 : 2 parties.
Ronde 7 : 1 partie.
Donc, on doit disputer 119 parties.

(Poet's way)
Une partie élimine un joueur. Il faut éliminer 119 joueurs. Donc 119 parties seront nécessaires !!!

Pour finir

En ce qui concerne le premier problème, la méthode paysanne exige une bonne technique mathématique. Si vous avez réussi dans votre vie un cours de niveau 4e secondaire, vous avez tous les outils pour le résoudre de cette manière. Cependant, je suis à peu près convaincu que même si vous avez réussi ce cours avec une très bonne note, vous avez sans doute bloqué à un moment ou à un autre. Pourquoi ? Tout simplement parce que les techniques enseignées au secondaire non seulement s'oublient, mais elles sont à peu près complètement inutiles au commun des mortels. Or, vous en avez probablement fait des tonnes de problèmes tels celui des deux nombres. Tout ce qu'on a sans doute réussi à faire avec ces exercices, c'est de vous donner une bonne écoeurite des mathématiques. C'est pourquoi je milite pour un arrêt de l'enseignement des maths au secondaire. J'irais même jusqu'à dire que cet enseignement nuit à l'essor de la pensée logico-mathématique chez les enfants. D'après moi, l'école crée beaucoup plus de mathophobes que de logicophiles! Il est vrai que la solution du poète demande aussi une connaissance mathématique (addition de fractions algébriques.) En fait, la beauté ici ne réside pas du tout dans la question qui est, scolairement parlant, assez banale, mais plutôt dans le HAHA de sa solution poétique. Certains qui aiment les maths aiment aussi ces twists intellectuels.

Petite question : Qu'arriverait-il si je donnais le premier problème à résoudre à des enseignants du primaire? Je vous laisse deviner les réactions. Ne serait-ce point là une belle manière d'aborder les émotions en maths !

jeudi 2 juin 2005

La beauté II

La mathématique présentée à la manière euclidienne apparaît comme une science systématique, déductive ; mais la mathématique en voie de formation se présente comme une science expérimentale, inductive.
G. Pólya


« À Kœnigsberg, en Poméranie, il y a une île appelée Kneiphof; le fleuve qui l'entoure se divise en deux bras, sur lesquels sont jetés les sept ponts a, b, c, d, e, f, g. Cela posé, peut-on arranger son parcours de telle sorte que l'on passe sur chaque pont, et que l'on ne puisse y passer qu'une seule fois? Cela semble possible, disent les uns; impossible, disent les autres. »

C'est ainsi que commence un fameux Mémoire d'Euler : Solution problematis ad Geometriam situs pertinentis (1736). La solution d'Euler est d'une très grande beauté. Évidemment, dans son Mémoire, Euler généralise sa solution au problème. Je me contenterai ici d'utiliser sa méthode pour résoudre le problème précis des ponts de Kœnigsberg.

1. Euler commence d'abord par schématiser le problème.

2. Il indique qu'on pourrait le résoudre «en faisant l'énumération complète de tous les parcours possibles; on reconnaîtrait ainsi s'il existe ou non un chemin qui réponde à la question.» Euler, rejette cette manière, car il désire aussi une solution qui s'appliquerait à plusieurs situations du même genre. De plus, il signale «qu'après avoir terminé l'opération on aurait rencontré un grand nombre de choses qui ne sont pas en question; c'est en cela, sans aucun doute, que réside la cause d'une aussi grande difficulté.»

3. Euler indique par A, B, C, D les quatre régions séparées par les bras du fleuve : « [...] si on passe de la région A dans la région B, soit par le pont a, soit par le pont b, je désigne ce chemin par AB. Maintenant si le voyageur passe de la région B à la région D, par le pont f par exemple, je désigne la seconde traversée par BD, et l'ensemble des deux passages par ABD; ainsi, la lettre intermédiaire B désigne en même temps la région d'arrivée après la première traversée, et la région de départ pour la seconde.»

4. Euler tire de cette notation une première conclusion : si on passe un pont, le trajet aura deux lettres. Si on passe deux ponts, le trajet aura trois lettres, etc. Dans notre problème particulier, le trajet ainsi noté aura donc huit lettres, puisqu’'on désire passer une et une seule fois sur les sept ponts. (Euler généralise en disant que pour n ponts, on aura (n+1) lettres.

5. Euler observe ensuite que si 1 pont mène à une région, la lettre de cette région apparaîtra une seule fois dans le parcours. Si 3 ponts y mènent, la lettre apparaîtra 2 fois (soit qu'au début on parte de cette région ou d'une autre quelconque.) Si 5 ponts y mènent, la lettre apparaîtra 3 fois. Encore une fois, dans son Mémoire, Euler généralise en disant que si le nombre de ponts est 2n + 1 (un nombre impair), alors le nombre de lettres de la région est n + 1.

6. Dans le cas de Koenigsberg, en franchissant tous le ponts :
Région A, 5 ponts, la lettre doit apparaître 3 fois.
Région B, 3 ponts, la lettre doit apparaître 2 fois.
Région C, 3 ponts, la lettre doit apparaître 2 fois.
Région D, 3 ponts, la lettre doit apparaître 2 fois.

Donc, le parcours doit avoir un minimum de 9 lettres. Or, au point 4, nous avons démontré que la solution du problème exige un parcours de 8 lettres. Donc, la solution cherchée est impossible !!!

Mes constats :
L'énoncé du problème est très simple. À la volée, n'importe qui peut tenter de trouver une route remplissant les conditions. Après quelques essais, on se rend compte qu'y trouver une réponse, par contre, est un défi de taille.

Le problème en soi n'est pas très pratique et ne sert réellement à rien. C'est plutôt une question ludique.

La solution, quant à elle, est brillante. Euler fait d'abord un diagramme de la situation en y accolant quelques symboles. Puis, il formule le problème à partir de raisonnements sur ces symboles. Il constate alors que si la condition du problème est remplie alors elle implique une contradiction. Ce qui signifie que les conditions ne peuvent se réaliser! C'est ce qu'on appelle couramment une preuve par l'absurde : on suppose le problème résolu, et on constate une conséquence impossible !

Aussi, la technique pour le résoudre ressemble étrangement à la méthode du problème de mon billet La beauté I. Dans ce dernier, on ajoutait de la couleur aux cases et on raisonnait à partir de cette nouvelle dimension. Apposer de la couleur aux cases du damier est équivalent à nommer les régions A, B.. Colorer les dominos est un peu comme noter les ponts a, b, c... Dans les deux cas, les superpositions des réalités (dominos sur cases, ponts sur régions) amènent une impossibilité.

Comme mentionné au billet La beauté I, il est dans mes convictions profondes qu'il faut baigner l'élève dans ce type de problèmes et dans les solutions apportées. On guide alors l'élève vers des rapprochements heuristiques et méthodologiques.
«L'heuristique se distingue de la méthodologie en ce sens qu'elle est plus une réflexion sur l'activité intellectuelle du chercheur que sur les voies objectives de solution.» (Alain BIROU, 1966)

Dernière remarque : on s'entend généralement pour dire que ce Mémoire est un texte fondateur de ce qu'on connaît aujourd'hui comme la théorie des graphes.

Lectures suggérées

É. Lucas, Récréations mathématiques T.1, Albert Blanchard, 1977
Biggs, Lloyd et Wilson, Graph Theory 1736-1936, Clarendon Press, 1977.
Article Euler, sur Wikipédia.