À des milliers de kilomètres de l'endroit où vous vous trouvez, dans un pays, une ville, une librairie parmi tant d'autres, un libraire ouvrit les yeux.
Il venait d'entendre le poudoupoudoupoudou de la porte d'entrée de sa librairie.


Je suis tombé tout à fait par hasard sur ce petit livre de Régis de Sá Moreira. Paru en 2004, le livre est maintenant disponible en format poche. Certains bouquins doivent se lire d'une traite. Le Libraire est de ceux-là. Sa librairie est toujours ouverte. Et notre libraire, qui ne vend que des livres qu'il a déjà lus, reçoit des clients, toutes sortes de clients : des témoins de Jéhova, différentes femmes, le dalaî-Lama, des enfants, un jeune homme qui rachète un livre qu'il a déjà donné pour le redonner à la même personne, un Jacques le Fataliste, un spécialiste, etc. Ces rencontres sont courtes, mais toujours étonnantes.
« De son côté, le libraire envoyait régulièrement des clients au bar-tabac d'en face.
- Bonjour, je cherche le rayon développement personnel.
- C'est de l'autre côté de la rue, juste en face... »
Le libraire a aussi une curieuse manie : il arrache parfois une page d'un livre qu'il envoie a un de ses frères ou une de ses soeurs. Sans plus. Imaginez-vous recevoir dans une enveloppe cette page, sans plus d'explication. Voici un extrait intérressant que j'ai d'ailleurs ajouté sur Au fil de mes lectures.
Il était arrivé que le libraire avait lu une page d'un livre, page qu'il avait aussitôt arrachée, et qui n'était autre qu'un des enseignements dispensés par le tsar Andrei au jeune prince Andrei, son petit-fils :

« Lorsque vous écrivez une lettre, Prince, ou un message, quoi que ce soit que vous adressez à quelqu'un, lorsque vous l'avez terminé, que vous en êtes satisfait, demandez-vous toujours si vous pourriez l'envoyer au même moment à quelqu'un d'autre. Si vous n'auriez qu'à changer le nom, l'adresse. Si oui, oubliez cette lettre. Ça n'en est pas une. Vous racontez votre vie, Prince, vous n'écrivez pas à quelqu'un. Recommencez ou abandonnez.

Lorsque vous serez bien familier de cette pratique, que plus jamais vous n'enverrez de lettres qui n'en sont pas, et cela prendra du temps, une décision s'ouvrira à vous. Pesez-la avant de la prendre car elle est de conséquence. Mais vous la soupçonnez déjà, n'est-ce pas. Déjà, vous commencez à vous dire : Et si j'agissais de même avec mes paroles ?

Imaginez, Prince. À chaque phrase que vous allez dire, que vous formulez, si vous vous demandiez : Pourrais-je la dire en ce même moment à quelqu'un d'autre ? et si, au cas où effectivement vous le pourriez, vous ne la disiez pas. Et si vous taisiez...

Rares seraient sans doute vos paroles. »

Le libraire n'avait pas même fini la lecture de la page qu'il l'avait déjà arrachée pour l'envoyer à l'un de ses frères. La page qui se terminait ainsi :

« Mais il peut se passer autre chose, mon cher Prince. Il peut se passer qu'en changeant le nom, l'adresse, ou la personne, vous vous rendiez compte par hasard que c'était à quelqu'un d'autre que vous étiez sur le point d'écrire, ou de parler. Et qu'une fois ce nouveau nom, cette nouvelle adresse, cette nouvelle personne découverte, vous ne puissiez plus en changer.

Alors là, surtout, envoyez.

Alors là, surtout, parlez.

Car vous n'aurez jamais été si courageux. »

(P.154)