Jobineries

Blogue de Gilles G. Jobin, Gatineau, Québec.

mercredi 7 juin 2006

La passion

La passion est, dans l'ordre affectif, ce que l'idée fixe est dans l'ordre intellectuel.
Ribot, Psychologie des sentiments.


Marie : De plus en plus, je déteste ce mot.

Marie tricotait. J'étais devant l'ordinateur portatif. Aurélie écoutait la télévision.

Moi : Quel mot ?

Marie : Passionné. On l'entend partout.

Deux annonces venaient tout juste de passer à la TV. Et, coup sur coup, on y utilisait le terme « passionné ». Le premier commercial incitait les jeunes à s'inscrire à une institution dans laquelle ils pourraient vivre leur passion. L'autre était une annonce de tourisme en Abitibi.

Moi : C'est identique pour moi : il m'exaspère.

Marie : Il est utilisé à toutes les sauces; ça l'affadit. On en a fait un véritable cliché. Or, passion, étymologiquement, veut dire douleur.

Moi : Oui, oui. D'ailleurs, juste ici on dit « Qu'on se réfère au grec ou au latin, l'affaire est claire : une passion, c'est d'abord quelque chose que l'on souffre, subit, -ce dont, par suite, on pâtit. Ainsi, en grec, Pathos signifie ce qu'on éprouve, en opposition à ce qu'on fait, mais aussi tout ce qui affecte le corps ou l'âme, en bien ou en mal, quoique surtout en mal. C'est aussi l'état de l'âme agitée par des sentiments extérieurs, tels que la pitié, le plaisir, l'amour, le chagrin, l'affliction, la colère, la haine..., en somme, la résultante de ce qu'on éprouve. »

Marie : C'est exactement ça. On ne choisit pas volontairement une passion, on se laisse emporter par elle malgré nous ou bien on y résiste tant bien que mal. Aujourd'hui on se cherche des passions pour se distraire. C'est comme si on valorisait le manque de contrôle et la folie au lieu de la sagesse et la volonté. Ça m'inquiète...parfois je me demande si les gens sont avides de sensations fortes juste pour se désennuyer et s'intéresser un peu à la vie. Me semble qu'on pourrait trouver un meilleur mot pour exprimer un intérêt sain pour une chose. J'sais pas, moi...on pourrait dire impliqué, dévoué à la cause, énergique, généreux de son temps, amateur de belles choses, enthousiaste ou mordu de, connaisseur de, dilettante. On ne manque quand même pas de vocabulaire dans notre belle langue.

Je réfléchissais. Cela m'a rappelé un événement pas très lointain.

Moi : Je passe souvent pour un passionné. Cela m'agace. On pense même que je suis possédé. Par exemple, dans une conversation avec mon supérieur, je lui disais que je pourrais peut-être laisser le RÉCIT pour me concentrer, par exemple, sur les mathématiques. Tout à fait incrédule, il m'a lancé : « Toi, te passer d'informatique ? C'est impossible ! » Je l'ai regardé droit dans les yeux pour lui dire « Try me. » Et en appuyant sur chaque mot, j'ajoutai : « L'informatique scolaire, je n'aurais absolument aucun problème à ne plus en faire ». Mon non verbal était clair : j'étais très sérieux. Quel désagrément que cette d'image simpliste qu'on accole aux gens qui s'impliquent fortement dans certains dossiers ! On les juge passionnés : comme si, chez eux, ce n'était pas un choix, mais un état tout à fait hors de contrôle de la personne. Assurément, comme toi, j'en ai marre de ce mot.

dimanche 4 juin 2006

Talentum

Je n'ai pas de talents particuliers. Je suis juste passionnément curieux.
A. Einstein dans une lettre à Carl Seelig en 1952.
Pensées intimes, éd. du Rocher, p.43.


Marie : On devrait interdire le mot talent dans les écoles.

Moi : Pourquoi ?

Marie : Parce que cela n'aide personne. C'est même nuisible de penser en termes de talent.

Moi : Explique !

Marie : Quand tu as du talent, tu n'as aucun mérite car, justement, tu es talentueux. Même si tu étudies, fais des efforts, etc., on ne te reconnaîtra aucun mérite pour ton travail car ... tu as du talent. Et si tu en es démuni, pauvre de toi, c'est pas de ta faute si tu ne réussis pas aussi bien que les autres car tu n'es pas talentueux. Ce qui signifie que, probablement, tu n'es pas à ta place.

Moi : Donc, le terme talent déresponsabilise.

Marie : C'est platonicien : le talent, c'est inné. Tu en as ou tu n'en as pas. Cela catégorise l'individu.

Et de continuer :

Marie : Mais il y a aussi la vision judéo-chrétienne des choses.

Moi : C'est-à-dire ?

Marie : Tu te rappelles la parabole des talents ?

Moi : Pas vraiment.

Marie : Je te la résume. Un maître donne des talents (c'est de l'argent) à des serviteurs. À l'un, il donne 10 talents, à un autre 5 et au dernier 1 talent. (Je ne suis plus certaine du nombre!). Il part en voyage. En investissant, ceux qui ont reçu 10 et 5 talents doublent leurs talents. L'autre va l'enterrer pour le mettre en sécurité. En revenant de son périple, les deux premiers sont fiers d'annoncer qu'ils ont fait des talents à partir des talents. Mais le maître tombe sur le dos du troisième en le traitant d'incapable...

Moi : Morale : toujours faire fructifier ses talents... N'est-ce pas ce qu'on cherche en éducation? Ne veut-on pas que les élèves atteignent le maximum de leurs capacités ?

Marie : Bien sûr. Mais pas au prix de la culpabilité. En pensant talent, si un élève ne réussit pas, on a juste à lui dire de faire plus d'efforts. Et à celui qui réussit, on lui dit qu'il peut faire mieux, avec des efforts supplémentaires. Mais sur le comment, rien n'est dit. Note que la parabole est absolument silencieuse à propos du comment les serviteurs ont investi. Et on ne sait pas du tout ce que le maître aurait pensé s'ils avaient fait de mauvais placements ! Le fond est toujours platonicien, sauf que le talent n'est pas inné ici, mais bien donné par Dieu, ce qui revient au même.

Moi : Et l'apprentissage dans tout ça ?

Marie : Faire fructifier ses talents = travailler à la sueur de son front et enfanter dans la douleur après avoir goûté au fruit de la connaissance du bien et du mal. Le hic c'est qu'il ne suffit pas de courir en rond en arrosant ses talents de sa sueur. Si on croit ça, on dira à l'élève, ce faible pêcheur présumé coupable de paresse : «Allez, étudie plus, lis plus, écris plus!», toutes des consignes vagues, des moyens qui n'ont jamais rien donné pour qui ne sait comment s'y prendre ou pour celui qui ne sait qu'il lui manque un outil ; encore faut-il apprendre comment s'y prendre pour étudier, comprendre ce qui lui manque et connaître des ressources pertinentes dans la situation d'apprentissage donnée. Si l'enseignant croit aux talents qui se développent naturellement avec seulement de l'effort, il aura tendance à se dégager de l'acte pédagogique : «j'enseigne à trente élèves. C'est à eux de faire des efforts. Et ces efforts les amèneront là où ils peuvent aller : le reste ne m'appartient pas.»

Moi : Mouais...

Marie : Nous ne sommes pas encore dans le paradigme des Lumières. Liberté : tu es libre d'apprendre ou pas. Égalité : la notion de talents supprime l'égalité. Fraternité : tu peux apprendre avec les autres et des autres. Nous avons encore un pied dans le moyen âge mon chéri. Qu'en penses-tu?

Moi : Ce que j'en pense ? Que tu as toujours raison, ma chérie !

lundi 29 mai 2006

Déresponsabilisation

Nota : Épouseries, car j'ai souvent d'extraordinaires conversations avec Marie. Cette section tente d'en garder une certaine trace.


Moi : J'ai écrit deux billets récemment. Un sur les notes au secondaire, et l'autre est un large extrait d'un petit livre publié en 71. L'extrait parle des examens...

Marie : Un billet sur les notes? Pourquoi?

Moi : C'est suite à un conférence de presse du ministre Fournier. Il a annoncé le retour aux notes dans les bulletins et je voulais juste montrer la manière dont probablement cela allait se faire. Le ministre veut des notes car il doit, d'après moi, répondre aux désirs de bien des parents, c'est-à-dire les votants.

Marie : Les notes déresponsabilisent certains parents au regard de l'éducation de leurs enfants.

Moi : ???

Marie : C'est évident. Si ton enfant a 65%, tout ce que tu as à lui dire c'est que tu veux dans le prochain bulletin qu'il améliore ce score. Il a ainsi l'illusion d'avoir fait son devoir parental. La phrase magique du parent est : JE VEUX que tu t'améliores. Et la note lui permet de savoir si l'enfant a bien écouté la demande. Après tout, il faut bien que son enfant se la mérite sa bicyclette de fin d'année, ou son inscription à son cours de conduite, ou sa nouvelle console de jeux vidéos ! La note est le critère objectif/sécuritaire/absolu qui lui permet de savoir si son enfant s'est amélioré sans que lui, le parent, ait eu autre chose à faire que de formuler cette exigence.

Moi : Ouais, c'est pas bête ce que tu dis là...

Marie : D'ailleurs, j'me rappelle quand j'allais aux rencontres de bulletin pour nos filles au secondaire. Les profs voulaient toujours me donner d'abord la note des petites. Mais avant qu'ils n'aient eu le temps de sortir cette info, je leur disais : « Monsieur, je ne veux rien savoir des notes. Je veux savoir si mon enfant est heureuse à l'école, si elle y apprend quelque chose, et comment je peux l'aider dans ses difficultés, si elle en a. Le reste n'est pas important. »

Moi : Et?

Marie : Ils étaient toujours surpris de mon approche. Et ils étaient bien obligés de fouiller dans autres choses que les examens pour me répondre !

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