[...] Un monde où on se comprend moins les uns les autres, c’est d’abord un monde où on se comprend mal soi-même. Quand on n’est pas en mesure de prendre une distance réflexive à l’égard de ses propres impulsions, on n’est pas préparé à comprendre celles des autres. On est l’ennemi des autres parce qu’on se voit soi-même en étranger, qui inquiète et fait peur.

Comment se fait-il que l’enchantement des histoires écoutées se perde quand on les lit soi-même ? Il faudrait que soit communiquée aux enfants l’idée qu’apprendre à lire, c’est accéder à un pouvoir, celui de faire vivre les mots, dont seuls auparavant les adultes étaient détenteurs.

[...] Un « lecteur » c’est quelqu’un qui pense qu’il y a une dimension de la vie auxquelles on n’a accès que par les livres.

Vous trouvez que la « subversion » est revendiquée partout ? Moi je vois plutôt le contraire: une soumission incroyable aux modes et à la mode, un désir de faire «comme les autres» et de ne pas être en reste dans ses achats, ses habitudes alimentaires, ses façons de vivre de se vêtir… Un conformisme pesant règne sous le nom « d’individualisme », une peur de la liberté, de la singularité, une haine de l’exception derrière l’éloge convenu de la différence. C’est du reste ce qui fait qu’on fuit les livres. Parce qu’ils sont toujours un pas de côté par rapport aux modèles ambiants. Ils proposent deux choses, qu’on redoute : un face-à-face avec l’imaginaire d’autrui, un face-à-face avec son propre imaginaire, avec son « moi ». Vite, refermer le livre et retourner à la gluante unanimité, au collant unanimisme d’un show télévisé ! Si le livre émancipe, c’est d’abord parce qu’il arrache au collectif. Et l’individu moderne n’aime que cela. Même s’il en critique les variantes « totalitaires ».

Extraits de Danièle Sallenave tirés de l'entretien : « Lirons-nous demain ? »