La prudence

Il ne faut pas mettre tous ses oeufs dans le même panier.

Sommaire. - Bonne nourriture, belle ponte. - Je me précautionne. - Mésaventure du fermier voisin. - Divisez pour garder. - La fortune du philosophe Bias.

Au lieu de laisser mes poules, mes dindons, mes oies et mes canards vaguer à l'aventure dans les champs d'alentour et picorer çà et là au hasard de... la fourchette, je leur distribue généreusement grains d'avoine et de sarrasin, pâtées de pommes de terre bien cuites, assaisonnées de son d'excellente qualité. En retour, mes gentilles volailles, pleines de nourriture et de reconnaissance, me rendent quantité d'oeufs frais et beaux. J'en fais régulièrement l'abondante récolte; puis, loin de les mettre dans un seul et même panier, je les range soigneusement dans plusieurs.

- Pourquoi? me direz-vous.

- Pourquoi? Pour éviter la mésaventure survenue au fermier d'à côté :

Mon homme avait des oeufs et voulait s'en défaire ;
Pour ne pas à la foire arriver des derniers,
Quoiqu'il pût en remplir trois ou quatre paniers,
Il mit tout dans un seul et ne pouvait pis faire.
Sa mule, qui suait sous le poids du fardeau
Fragile comme du verre,
Pour en décharger sa peau,
À quatre pas de là donna du nez par terre.
« Hélas ! s'écria l'homme, à qui son désespoir
Inspira de vains préambules,
Que n'ai-je mis mes oeufs sur trois ou quatre mules !
Je mérite un malheur que je devais prévoir.
Si le ciel veut me permettre
De faire encore le métier,
Je jure de ne plus mettre
Tous mes oeufs dans un panier».1

Ce n'est pas seulement pour les oeufs qu'il faut ainsi procéder, mais pour toute espèce de choses.

N'embarquez pas toutes vos marchandises sur un seul vaisseau, un naufrage peut tout engloutir.

Ne placez pas toutes vos valeurs chez le même banquier ; celui-ci peut faire faillite ou avoir l'idée d'entreprendre un voyage au long cours et vous voilà ruiné.

Ne cachez pas tout votre argent dans un même endroit; des voleurs vous rendent visite, un incendie éclate; il ne vous reste plus rien.

Divisez, séparez, morcelez.

Si, après cela, vous n'êtes pas encore tranquille et rassuré, il n'y a plus qu'un seul moyen d'apporter le calme et le repos à votre âme inquiète : ne possédez ni marchandises, ni valeurs, ni économies.

Vous serez alors heureux et léger, à l'instar du philosophe Bias.

Priène, sa patrie, ayant été prise par Cyrus, tous les habitants emportèrent dans leur fuite ce qu'ils avaient de plus précieux. Bias seul n'emportait rien. On lui en demanda la raison :

« C'est, dit-il, que je porte tout avec moi : Omnia mea mecum porto. »

Sa fortune était sa sagesse.


1 Boursault.

Émile Genest, Miettes du passé, Collection Hetzel, 1913. Voir la note du transcripteur.