Jobineries

Blogue de Gilles G. Jobin, Gatineau, Québec.

mardi 23 avril 2013

Miette 95 : Tomber de Charybde en Scylla

La prudence

Tomber de Charybde en Scylla.

Sommaire. - Avant l'origine du monde. - Sa botte la gène. - Création de la Sicile. - Malencontreuse séparation. - La mythologie réclame. - Touchant accord. - Un Français, poète latin. - Cendre et brasier.

Les récents tremblements de terre de Messine ont donné un regain d'actualité aux deux écueils qui ont nom Charybde et Scylla et se trouvent chacun d'un côté du détroit.

Ce détroit n'aurait pas existé dès l'origine du monde ; avant d'être complètement refroidie, notre planète présentait une Italie ayant au bout de sa botte un morceau de terre qui la gênait considérablement. Elle secoua la jambe, et s'en débarrassa; la Sicile était créée; au lieu d'un isthme les géographes possédèrent un détroit, et les navigateurs une cause de naufrages.

La scission avait été faite sans précaution, de telle sorte que du côté Sicile, on eut un gouffre, Charybde, et du côté Italie, au bord de la Calabre, un rocher, Scylla.

Cette situation offrit ceci de particulier, que les eaux affluèrent en tournoyant vers Charybde et entraînèrent les vaisseaux qui s'approchaient trop de la Sicile; par contre, les pilotes, qui, voulant sagement l'éviter, se portaient du côté opposé, brisaient leurs embarcations contre les rocs de la Calabre. Pensant échapper à Charybde, ils se perdaient en Scylla.

Les Grecs, enfants gâtés des filles de Mémoire,1

ont agrémenté ces écueils d'une origine mythologique.

Charybde était une femme sicilienne, fille de Neptune et de la Terre; ayant volé des boeufs à Hercule, elle fut foudroyée et changée par Jupiter en un gouffre affreux.

Scylla est tout aussi bien partagée. De nymphe sicilienne qu'elle était, elle dut à Circé, l'enchanteresse, d'être transformée en un rocher qui avait la forme d'une femme dont le buste et la tête s'élevaient au-dessus des eaux et dont les hanches étaient couvertes par les têtes de six chiens horribles ouvrant de larges gueules et aboyant sans cesse.

Fantaisistes ou poétiques, les parrains de Charybde et de Scylla ne les ont pas surfaites aux yeux de l'humanité. Créés et mis au monde redoutables, ils ou elles n'ont que trop justifié leur terrible réputation qui s'est établie du premier jour où des marins curieux ont voulu savoir ce qui se passait dans cet exigu détroit de Messine, si bien défini par Salluste :

« Est igitur Charybdis mare periculosum nautis, quod contrariis fluctuum cursibus collisionem facit et rapta quoque absorbet : Charybde est une mer pleine de dangers pour les navigateurs par le choc des courants opposés, qui engloutit les objets entraînés par les flots. »

Strabon en fait une description analogue; et Sénèque, s'il n'ajoute qu'une foi médiocre à la fable, constate le point géographique.

Virgile leur consacre aussi quelques vers :

Dextrum Scylla latus, loevum implacata Charybdis
Obsidet, atque imo barathri ter gurgite vastos
Sorbet in abruplum fluctus, rursusque sub auras
Erigit alternos et sidéra verberat unda,2

« Scylla occupe la rive droite, l'implacable Charybde la rive gauche. Trois fois celle-ci engouffre dans ses abîmes profonds les vastes flots, trois fois elle les rejette, et porte ses ondes jusqu'aux cieux. »

La crainte que l'on éprouvait chez les anciens pour Charybde n'avait d'égale que la terreur qu'inspirait Scylla. Mais on ne voit pas trace dans leurs oeuvres qu'ils les aient opposés l'un à l'autre comme dans le proverbe français. Celui-ci semble avoir paru pour la première fois en latin sous la plume d'un de nos compatriotes du moyen âge.

Dans l'Alexandréine, poème en vers latins (en ce temps-là on avait le loisir d'écrire en latin, et en vers!), Philippe Gaultier apostrophe ainsi Darius fuyant devant Alexandre :

... Nescis, heu! perdite, nescis
Quem fugias : hostes incurris, dum fugis hostem;
Incidis in Scyllam cupiens vitare Charybdim.

« Hélas! malheureux, tu ne sais qui fuir : tu cours à un ennemi tandis que tu en fuis un autre. Tu tombes dans Scylla désirant éviter Charybde. »

On trouve chez les Latins une idée qui rappelle celle-là, mais ne la reproduit pas exactement : « Ne, vitans cinerem, in prunas ïncidas : En voulant éviter la cendre, n'allez pas vous jeter dans le brasier. »

Ou : « Dum vitant slulti vitia, in contraria currunt3 : Quand les sots veulent éviter un excès, ils tombent dans l'excès contraire. »


1 Alfred de Musset, Une bonne fortune, 35e strophe.
2 Virgile, Enéide, Livre III, vers 420 et s.
3 Horace, satire II, in fine.

Émile Genest, Miettes du passé, Collection Hetzel, 1913. Voir la note du transcripteur.

De toutes les Paroisses, page 232

Tout ce qui coûte mérite.

Il est des cas où la douleur se surpasse elle-même.

La révolte énerve la peine, elle ne l'aide pas.

Heureux celui qui peut se soumettre, il est à moitié chemin de la paix.

Qu'il est facile d'être bon prince avec la médisance, quand elle nous concerne !

Quelques femmes mûres portent dans leur physionomie l'âcreté des hommages perdus.

Quand Dieu refuse la profondeur à une intelligence, il lui dit : Allons, je te ferai poète.

Anne Barratin, De toutes les Paroisses, Ed. Lemerre, Paris, 1913

lundi 22 avril 2013

De toutes les Paroisses, page 231

Nos invités trouvent leur compte dans ce que nous leur offrons, la maîtresse de maison dans ce qu'elle observe.

Le calme est la préface de l'indifférence.

L'emballement, c'est l'effervescence du goût.

Si quelqu'un fait ton éloge avec opiniâtreté, cherche, cherche encore ce qu'il te veut.

Un nid, c'est le secret à plusieurs.

Quand on aime à parler on parle toujours trop.

On se lasserait aussi de la jeunesse, si elle nous en donnait le temps.

Anne Barratin, De toutes les Paroisses, Ed. Lemerre, Paris, 1913

Encore les entiers

Les nombres entiers, pédagogiquement et didactiquement, me fascinent.

Mon approche (bille blanche et bille noire = neutre) est, je crois, la meilleure qu'on puisse prendre pour amener les enfants à comprendre cet ensemble de nombres.

Il existe au moins une autre approche très intéressante. Cette dernière n'est absolument pas pertinente pour introduire la notion aux enfants. Mais si j'avais à donner un cours en didactique mathématique à de futurs enseignants du primaire et du secondaire, il est certain que j'examinerais avec eux cette « vision » des entiers. Elle représente, à mon avis, toute la beauté et la force d'une notation symbolique efficace et rigoureuse. On peut aussi revisiter des notions intéressantes telles que les opérations élémentaires, les preuves mathématiques, les propriétés des opérations, le concept de nombre, etc.

Définition

Un nombre entier se définit à l'aide d'un couple de nombres naturels. On symbolisera ce couple ainsi :

a~b qu'on prononce « a tilde b » et qui signifie : le nombre qu'il faut ajouter à «b» pour obtenir «a».

Prendre le temps de bien comprendre une définition est nécessaire. Voici deux exemples :

5~2 est le nombre qu'il faut ajouter à 2 pour obtenir 5. Tout le monde comprend ici qu'il s'agit, dans l'écriture traditionnele des entiers, du nombre +3.

2~5 est le nombre qu'il faut ajouter à 5 pour obtenir 2. Encore une fois, dans l'écriture traditionnelle des entiers, on comprend que c'est -3.

Remarquons que 5 tilde 2 peut quasiment être assimilé à 5 moins 2. J'ai choisi ~ (tilde) car il ressemble un peu au - (opération moins ou soutraction). Pourquoi alors n'avoir pas tout simplement choisi le symbole moins au lieu du symbole tilde? Voilà une question très importante et qu'il faut absolument adressée avec de futurs enseignants. C'est pour ne pas créer de la confusion les élèves. Le MOINS représente l'opération SOUSTRACTION. Le a~b représente l'IDÉE D'UN NOMBRE.

Pour bien saisir la nuance, voyez par exemple 3/4. Ici, tout le monde comprend qu'il s'agit de la FRACTION trois quart. Et non pas de 3 «divisé par» 4.

D'ailleurs, chose intéressante, on pourra aussi répondre à ceux qui nous accuseraient de nous enfarger dans les fleurs du tapis en définissant bizarrement un nouveau nombre à partir d'un couple. À quoi je répondrai que les fractions sont un bel exemple de nouveaux nombres qui s'écrivent symboliquement à partir de deux nombres naturels. Ce concept fait partie des idées puissantes en mathématiques.

Convention

a) Si, dans l'expression a~b, b<a alors on dira que a~b est un entier positif.
b) Si, dans l'expression a~b, a<b alors on dira que a~b est un entier négatif.
c) Si, dans l'expression a~b, b=a alors on dira que a~b est un entier neutre.

Cette convention se veut tout simplement cohérente avec notre intuition.

6~2 est le nombre qu'on doit ajouter à 2 pour obtenir 6. C'est donc 4 (ou positif 4 ou +4) ;
2~6 est le nombre qu'on doit ajouter à 6 pour obtenir 2. Intuitivement, on comprend que c'est un manque ; ce qui traditionnellement se traduit par négatif 4 ou -4 ;
2~2 est intuitivement 0, soit le neutre car on ne doit rien ajouter à 2 pour obtenir 2.

L'égalité chez les entiers

Comment déterminer si deux entiers sont égaux ?

Par exemple : 7~4 est-il égal à 11~8? Intuitivement, on comprend que c'est bien le cas car le nombre qu'il faut ajouter à 4 pour obtenir 7 est bien égal au nombre qu'il faut ajouter à 8 pour obtenir 11.

On peut alors découvrir une règle pour vérifier l'égalité ou non de deux entiers.

Règle d'égalité

a~b = c~d si et seulement si a+d = b+c.
(Autre belle occasion d'apprentissage : que signifie « si et seulement si » ?)

Quelques exemples permettent de voir le bien-fondé de cette règle :

7~11 = 2~6 (Graphie traditionnelle : -4)
Ici 7+6 = 11+2.

On peut faire le rapprochement avec ce que nous connaissons déjà au regard des fractions qui possèdent aussi une semblable règle d'équivalence :
a/b = c/d si et seulement si ad = bc.


Pour ceux qui connaissent ma définition des entiers, on peut décrire le couple a~b ainsi : Un ensemble contenant a billes blanches et b billes noires. (Dans ma définition - voir par exemple ici -  rappelez-vous qu'une bille blanche neutralise une bille noire.) Ce qui est intéressant avec l'idée du couple, c'est que tout nombre entier est équivalent à une quantité de billes blanches ET une quantité de billes noires. Par exemple, un ensemble de 4 billes blanches et 8 billes noires est ENTIÈREMENT équivalent à un ensemble auquel on aurait ajouté une égale quantité de billes blanches et noires car cette dernière opération revient à ajouter le neutre (zéro).

L'opération addition

Tentons maintenant de définir l'addition à l'aide de notre notation.

a~b + c~d = ???

Rappelons-nous que

a~b est ce qu'il faut ajouter à b pour obtenir a
et
c~d est ce qu'il faut ajouter à d pour obtenir c.

Donc a~b + c~d doit représenter la somme de deux ajouts. En y pensant un peu, on peut voir que cette somme est ce qu'il faut ajouter à b+d pour obtenir a+c.

Dans mon explication billes blanches billes noires, cela correspond à mettre les blanches «ensemble» et mettre les noirs «ensemble».

Quelques exemples vous convaincrons de la pertinence de cette définition.

Ex. 1 : 12~5 + 4~1 = (12+4)~(5+1) = 16~6
(Trad : +7 + +3 = +10 = ce qu'il faut donner à 6 pour obtenir 16.)

Ex. 2 : 4~3 + 2~5 = (4+2)~(3+5) = 6~8
(Trad : 1 + -3 = -2 = Ce qu'il faut donner à 8 pour obtenir 6.)

L'opération soustraction

Pour définir la soustraction, nous n'utiliserons que des concepts déjà connus. Mais attachez vos tuques, vous allez tripper fort!

Par définition, soustraire c~d de a~b consiste à trouver (s'il existe) un nombre m~n tel que :

a~b = c~d + m~n.

(Relisez plusieurs fois les deux dernières lignes pour être bien convaincu.)

Comme on connaît déjà la définition de l'addition, on a :

a~b = (c+m)~(d+n)

En retournant à la définition d'égalité chez les entiers, on a donc :

a+d+n = b+c+m.

Cette dernière équation est vraie si

m=a+d et n=b+c

En substituant le tout dans l'équation de départ, on a :

a~b = c~d + (a+d)~(b+c)

ou

a~b - c~d = (a+d)~(b+c)

Cette dernière équation nous permet de constater que la soustraction est toujours possible chez les entiers puisque a+d et b+c existent en tout temps chez les nombres naturels ! Ce constat montre encore toute la beauté de la définition des entiers à l'aide d'une paire de nombres naturels.

Voyons quelques exemples :

Ex. 1 : 12~5 - 4~1 = (12+1)~(5+4) = 13~9
(Traduction : +7 - +3 = +4 = ce qu'il faut donner à 9 pour obtenir 13.)

Ex. 2 : 4~3 + 2~5 = (4+5)~(3+2) = 9~5
(Traduction : 1 - -3 = +4 = Ce qu'il faut donner à 5 pour obtenir 9.)

Ex. 3 : 7~10 - 5~2 = (7+2)~(10+5) = 9~15
(Traduction : -3 - +3 = -6 = Ce qu'il faut donner à 15 pour obtenir 9.)

Quand j'aurai le temps et le goût, je rédigerai un billet à propos de la multiplication, de la division et de la relation d'ordre à partir de la définition donnée ici. En attendant, vos commentaires sont bienvenus.
Ce billet est largement inspiré par : William Leonard Schaaf, Basic concepts of elementary mathematics, p.178 et suiv., 1969

2013.16

L'amitié

Mon ami Pierre L. était de passage dans la région mercredi. Gros souper au LaLa Bistro. La discussion fut intense. Que voulez-vous ? il faut bien les brasser, ces animateurs RÉCIT !

Pierre est du genre optimiste : il pense vraiment qu'il y a eu amélioration en ce qui concerne l'intégration des TIC dans la province. Je considère plutôt ces améliorations comme anecdotiques et peu significatives.

Curieusement, le lendemain, en faisant un peu de ménage dans mon bureau, je suis tombé sur un projet que j'avais rédigé en 1983. La seule pensée qui me venait en le relisant était qu'on n'avait vraiment pas bougé beaucoup en éducation en 30 ans. C'est exactement la même impression que j'ai envers l'intégration des TIC.

La simplicité des politiciens

"Sans préconiser le retour des cours d’économies familiales dans les écoles, la Coalition Poids propose que des notions alimentaires et culinaires soient de nouveau enseignées dans les écoles. «Réintroduire le cours d’économie familiale serait extrêmement coûteux, a indiqué mardi la directrice de la Coalition Poids, Suzie Pellerin. On parle de 30, 40 ou même 50M$ selon la formule choisie.» Pour éviter que la facture soit exorbitante, la Coalition Poids suggère d’inclure des ateliers culinaires dans les activités parascolaires ou même dans celles offertes dans les services de garde. La Tablée des chefs, les Ateliers cinq épices et les Jeunes Pousses le font déjà dans certaines écoles. Les enseignants pourraient aussi être mis à contribution en montrant, par exemple, aux jeunes comment décortiquer une recette, augmenter le nombre de portions ou même jardiner." lit-on dans un article de Marie-Ève Shaffer du journal Métro.

Je suggère plutôt à tous les membres de la CAQ de prendre quelques heures par semaine pour «bénévoler» dans l'école de leur quartier. Il serait bien beau de voir cette belle gang agir au lieu de dire aux autres quoi, quand et comment enseigner.

Tiré du blogue Constructing Modern Knowledge

« In the same paper, Solomon and Papert made a plea for 1:1 computing nearly twenty years before the first school in the world provided a personal computer for every student.
…Only inertia and prejudice, not economics or lack of good educational ideas stand in the way of providing every child in the world with the kinds of experience of which we have tried to give you some glimpses. If every child were to be given access to a computer, computers would be cheap enough for every child to be given access to a computer. (Papert & Solomon, 1971) »

Trouvés sur ou grâce à Twitter










Quand je lis ce genre d'article, je ne peux que constater que notre planète a un foutu problème !

Échecs

Début du Championnat de l'Outaouais. Je suis le plus haut coté de la section Réserve. Je n'ai pu faire mieux qu'une nulle mardi. Si vous rejouez ma partie, vous verrez qu'à un moment donné, un gain facile m'a complètement échappé.

Plusieurs gros tournois sur la scène internationale. D'abord le Grand Prix de Zug, puis le Mémorial Alekhine. Quel plaisir que de suivre ces parties en direct !

dimanche 21 avril 2013

Miette 94 : Il ne faut pas mettre le doigt entre l'arbre et l'écorce

La prudence

Il ne faut pas mettre le doigt entre l'arbre et l'écorce.

Sommaire. - Franc aveu. - Un peu de botanique. - Cherchons l'écorce. - Dangers du métier de conciliateur. - Image pour image. - L'enclume et le marteau. - Un veau inattendu.

Malgré la confusion que j'en éprouve, ma franchise naturelle m'oblige à confesser que je ne comprends pas très bien l'inconvénient qu'il y aurait à mettre le doigt entre un arbre et son écorce.

Pour supprimer les complications, supprimons d'abord les feuilles et les branches ; il nous restera le tronc; si j'en arrache l'écorce qui n'est pas élastique, je me trouverai en présence de l'aubier (faisons un peu de botanique, une fois n'est pas coutume) et je pourrai placer un doigt et même deux, voire la main tout entière sans la moindre douleur.

Il n'en serait pas de même si je prenais un tronc d'arbre à moitié fendu et que je voulusse le séparer tout à fait. Les deux parties imparfaitement disjointes pourraient faire ressort et me retenir prisonnier par les mains ainsi qu'il est advenu à un certain Milon, de Crotone, lequel apprit à ses dépens le danger de se livrer à cet exercice. Il ne put retirer ses poignets et mourut dévoré par les loups.

Où est l'écorce dans tout cela, et le péril qu'elle présente ? J'ai beau me creuser le cerveau, je n'en perçois pas l'ombre.

Il doit nous suffire de comprendre le sens qu'on attache à ce proverbe et de savoir qu'il est inopportun et même dangereux de s'interposer entre personnes intimement unies, comme le sont l'arbre et son écorce.

Ne vous mêlez pas des querelles de ménage ; en voulant tout concilier, vous ne conciliez rien du tout; vous donnez raison à l'un des époux, croyant faire plaisir à l'autre; le mari et la femme se réconcilient tout seuls à vos dépens et vous plantent là, trop heureux encore si vous vous en tirez sans essuyer une grêle de coups.

Vous voyez dans la rue des gens qui se disputent; votre bon coeur vous engage à intervenir; quel étonnement est le vôtre quand subitement leur querelle se termine et qu'ils s'unissent pour vous dévaliser; leur touchant accord peut aller jusqu'à vous larder de coups de couteau par-dessus le marché.

C'est pour échapper à ces ennuis et accidents que l'on vous dit : Il ne faut pas mettre le doigt entre l'arbre et l'écorce.

Image pour image, je préfère l'enclume et le marteau qui nous offrent le même sens; connaissant leur emploi, je me rends parfaitement compte de la situation qui me serait réservée si je me risquais à mettre entre eux deux la moindre de mes phalanges; et, si j'avais le désir de donner le conseil, au lieu de dire :

Si puissant qu'on soit,
Entre l'arbre et son écorce
Jamais on ne doit,
Comme on dit, mettre le doigt,1

j'aimerais mieux employer la formule du Trésor des Sentences2, malgré la sévère rudesse de son appréciation pour ceux qui n'y obéissent pas :

Entre l'enclume et le marteau
Qui doigt y fourre est tenu veau.


1 Auguste de Pils.
2 Recueil de sentences morales, dicts et dictons, de Gabriel Meurier.

Émile Genest, Miettes du passé, Collection Hetzel, 1913. Voir la note du transcripteur.

De toutes les Paroisses, page 230

Les passions ne se guérissent pas; elles se courbaturent et recommencent.

Se garder de l'ennui et n'ennuyer personne, deux soins à prendre.

La pruderie est citadine; on n'est pas prude au village.

Trop craindre, c'est appeler.

Il est toujours regrettable qu'une femme riche soit belle ; elle peut si bien s'en passer pour trouver un mari et être entourée !

Les souffrances de l'amour, comme elles sont chères, pendant et après !

Anne Barratin, De toutes les Paroisses, Ed. Lemerre, Paris, 1913

samedi 20 avril 2013

Miette 93 : Enfermer le loup dans la bergerie

La prudence

Enfermer le loup dans la bergerie.

Sommaire. - La terreur du bétail. - Un petit gourmand devient un loup. - Des friandises font une bergerie.

« Triste lupus stabulis », a dit Virgile dans ses Bucoliques1 ; « combien le loup est pernicieux pour le bétail. »

Quand ce carnassier peut tomber sur un troupeau de moutons, il en fait un joli massacre, malgré la proximité des bergers et des chiens. Choisissant, lorsqu'il est pourchassé, le plus dodu, le plus appétissant,

... Au fond des forêts
Le loup l'emporte, et puis le mange,
Sans autre forme de procès.2

Que serait-ce, s'il entrait dans la bergerie ? Moutons, brebis, agneaux n'auraient pas longtemps à vivre. Aussi se garde-t-on bien d'y enfermer un loup.

Evitez également de placer quelqu'un dans une situation ou dans un lieu où il pourrait faire du mal, vous vous en repentiriez; voulez-vous mettre en pénitence un petit gourmand, n'allez pas l'enfermer dans la pièce des pots de confitures, des gâteaux et autres friandises. Il s'y régalerait; peut-être en serait-il puni par une indigestion vengeresse. À coup sûr, vos réserves auraient été malmenées, car vous auriez enfermé le loup dans la bergerie.


1 La troisième.
2 La Fontaine, Le Loup et l'Agneau, livre I, fable 10.

Émile Genest, Miettes du passé, Collection Hetzel, 1913. Voir la note du transcripteur.

De toutes les Paroisses, page 229

La crainte hypnotise les faibles et fait réfléchir les forts.

Deux femmes s'aiment à distance; dans le même salon elles se jalousent.

Blondes ou brunes, petites ou grandes, belles ou laides, rassurez-vous, il y a des hommages pour toutes ; ça pousse facilement, comme le persil.

Il y a des illusions qui font sourire jusqu'à la folie ; ce ne sont pas celles que le sort traite le plus mal.

Certains maris à morale facile ne considèrent pas comme une infidélité la faute qu'ils commettent loin de chez eux, en voyage, accusant la nature d'avoir été surprise, sans le consentement du coeur.

Anne Barratin, De toutes les Paroisses, Ed. Lemerre, Paris, 1913

vendredi 19 avril 2013

Miette 92 : Le hasard fait plus que la science

L'espérance

Le hasard fait plus que la science.

Sommaire. - Léger correctif. - Le pot-au-feu de Papin. - Pontife irascible. - À défaut de cordages, la corde. - Orage sauveur. - Les bienfaits de l'humidité.

Ainsi présenté, ce proverbe semble trop absolu; pour exprimer une pensée exacte et complète il mérite un léger correctif ou une modeste addition, telle que « parfois » ou « souvent », et l'on doit dire avec Royer-Collard : « Dans les choses humaines le hasard joue souvent le rôle du Ministre de la Providence. »

Certaines découvertes ont été favorisées par des circonstances aussi heureuses qu'imprévues: d'accord; mais les hommes de génie auxquels nous les devons les auraient-ils mises au jour si ces hommes de génie n'avaient été préalablement doublés de travailleurs et de savants. Papin fut-il le premier à faire un pot-au-feu et voir bouillir une marmite ? Ce n'est donc pas à une vulgaire ménagère, mais à un grand physicien qu'est due la découverte de la vapeur.

Il n'en est pas moins vrai que le hasard peut venir au secours de la science et réussir là où celle-ci a échoué.

Quand on voulut placer l'immense obélisque devant Saint-Pierre de Rome, avec force machines et nombre de cordages, on arriva péniblement à le hisser sur son piédestal; une fois là, on s'aperçut avec angoisse que la position du monolithe déviait sensiblement de la verticale.

Le pape Sixte-Quint, auquel revenait l'honneur de l'invention, n'était pas content et, quand il n'était pas content, le pontife irascible se montrait fort expéditif. Il pensa tout d'abord faire pendre ingénieurs et machinistes pour avoir si mal réalisé son idée; après, on aviserait. Heureusement pour les prédestinés à la potence, l'opération de la pendaison fut ajournée au lendemain. Durant la nuit, un orage épouvantable (un orage est toujours épouvantable) trempa les cordes; celles-ci se raccourcirent peu à peu par l'humidité et ramenèrent insensiblement l'obélisque à la place rêvée, droit comme un I.

Au soleil levant, l'oeil géométrique de Sixte-Quint fut surpris, mais satisfait; le cou des ingénieurs n'avait plus rien à redouter. Leur science avait bien été, cette fois, réellement secondée par le hasard, qui pour eux fut une véritable Providence ; ils ne manquèrent pas de se faire une réflexion dans le genre de celle-ci :

Dans les projets de l'homme et ses folles visées
La Providence a dû se garder une part ;
C'est ce que le vulgaire appelle le hasard.

Émile Genest, Miettes du passé, Collection Hetzel, 1913. Voir la note du transcripteur.

De toutes les Paroisses, page 228

Comme nous sentons bien que nous ne sommes pas nés pour le plaisir ! il nous laisse altérés.

Quand la moisson orageuse est passée, certaines femmes deviennent d'une pruderie qui leur sert d'enseigne.

Un homme qui pleure impressionne comme un plafond qui craque.

Dans le malheur on ne voit pas que ce qui est ; ce serait pourtant bien assez.

Il est des esprits faits de manoeuvres et de duplicité : ceux qui parlent toujours de franchise et de sincérité.

Tous ces vieux pommadés à outrance, qu'espèrent-ils donc encore du hasard?

Anne Barratin, De toutes les Paroisses, Ed. Lemerre, Paris, 1913

jeudi 18 avril 2013

30 ans plus tard

On fouillant dans mes vieilles affaires, je suis tombé sur ce projet de 1983.

Avec mon collègue enseignant de français, nous tentions de répondre, tout au moins partiellement, aux problèmes que nous vivions. Le directeur et les conseillers présents ont écouté, posé quelques questions... et n'ont jamais donné suite.

30 ans plus tard, en le relisant, je m'aperçois que les problèmes sont à peu près les mêmes. Il est vrai qu'on doit accepter que le système d'éducation est une bien grosse machine et qu'on ne peut espérer des changements rapides. Mais 30 ans, c'est tout de même plusieurs années...

Bonne lecture !


Projet d'activités pédagogiques
1983-1984
Mise en contexte

Depuis 5 années déjà que nous sommes à l'emploi du Service d'Éducation des Adultes, nous avons eu amplement le temps d'observer, d'évaluer, de vivre un enseignement quelque peu particulier. Et, justement, cette cinquième année en fût une particulièrement difficile pour nous. Nous avons réalisé et cela a été constaté par la plupart des gestionnaires du S.E.A. que la motivation, le « feu sacré » n'y étaient plus.

Notre première réaction passée, nous avons décidé de nous pencher plus à fond sur le problème que nous vivions, d'abord pour comprendre et, possiblement, pour y remédier. Nous y sommes donc allés de constatations dont voici l'essentiel :

La philosophie de l'enseignement individualisé veut que la matière à assimiler par les étudiants soit décortiquée en particules et que ceux-ci ne soient évalués qu'en fonction de ces petites portions d'apprentissage. On pense que si l'étudiant réussit chaque examen, il a bien compris la matière. Or, notre expérience nous démontre qu'il n'en est rien. Que c'est même une utopie. On apprend à ces étudiants à affronter chaque marche, mais ils restent incapables de monter l'escalier.

Mais les fondements de l'enseignement individualisé sont-ils vraiment en cause? Peut-être les formateurs utilisent-ils mal le système ou encore peut-on supposer que les étudiants s'y adaptent mal ou n'en comprennent pas l'essence.

Quoi qu'il en soit, certains faits sautent aux yeux :
  • Le bagage culturel des étudiants, à leur arrivée au centre, est généralement faible.
  • Les étudiants lisent très mal. (Si l'on suppose que lire nécessite une bonne compréhension de l'écrit).
  • Leur mauvaise compréhension de la langue française leur cause de grandes difficultés dans toutes les matières, si l'on considère que leur apprentissage se fait, dans une très large mesure, à partir de la lecture.
  • Ils n'ont aucune méthode personnelle de travail.
  • On ne leur demande pas de faire une synthèse de leurs acquis. Ils n'ont donc pas à tracer de lien entre les différents apprentissages. Cette situation ne favorise pas la rétention du savoir.
  • Les tests de classement indiquent assez mal la valeur réelle de l'étudiant.
  • Les formateurs n'ont que peu d'opportunités de se servir du vécu des étudiants pour parfaire la formation de ceux-ci.
  • Nous ne pouvons pratiquement pas discuter de pédagogie parce que notre rôle semble se limiter à répondre aux questions pressantes des étudiants pressés.
  • Alors que nous visons l'autonomie (pensée louable!) pour les étudiants, le système fait en sorte que ceux-ci soient presque totalement dépendants des formateurs vu leur incapacité à fonctionner avec du matériel écrit.
  • Nous avons l'impression qu'actuellement, malgré l'implantation de nouveaux programmes et l'expérience grandissante de tous les intervenants dans le projet d'enseignement individualisé (Form. Gén.), le S.E.A.P ne fait que délivrer des diplômes sans grande valeur.
Il est donc évident que le système d'enseignement individualisé comporte certaines lacunes. Il existe probablement de nombreuses solutions. Nous avons choisi de vous proposer celle qui nous apparaît comme étant la meilleure et la plus adaptée aux ressources dont nous disposons.

Cette solution réside, toujours selon nous, dans le fait d'intégrer à l'horaire des cours magistraux dans nos matières respectives.

Comme vous le constaterez en consultant les textes annexés, lesdits cours magistraux ne se dérouleront pas selon le modèle d'enseignement traditionnel. Nos objectifs étant ce qu'ils sont, nous nous devons d'effectuer quelques accrocs à la tradition. Mais personne ne s'en plaindra, du moins le croyons-nous.

Vous trouverez donc ci-joints les documents, assez préliminaires il convient de le mentionner, jetant les bases des cours de français et de mathématiques que nous envisageons d'expérimenter en Septembre 83.

MATHEMATIQUES

« La résolution de problèmes n'est pas seulement le fait de trouver une bonne réponse. C'est une approche pédagogique, voire même philosophique, de l'enseignement : permettre à l'étudiant de discuter, d'échanger sur un problème donné et non plus seulement comparer sa réponse à celle du livre ou du maître ».
Denis Renaud, Congrès de l'Apame, Mai 1983.


Pourquoi enseigner les mathématiques modernes à l'Éducation des Adultes? Mentionnons d'abord que l'introduction des mathématiques dites modernes avait comme but de permettre aux étudiants de globaliser les grands concepts mathématiques à l'aide d'un symbolisme unique : le langage ensembliste.

Force nous est de constater que ce but est très loin d'être atteint : nos étudiants ont un très faible degré de rétention, sont incapables d'utiliser leurs acquis antérieurs pour y ajouter d'autres connaissances, sont inaptes à résoudre un problème mathématique, ne développent aucun esprit de synthèse, sont incapables d'utiliser leurs connaissances pour résoudre des problèmes pratiques et ont une peur bleue de tout symbolisme.

Manifestement, nous pouvons dire que nos étudiants ne savent absolument pas ce qu'ils font et que ce n'est que par réflexe conditionné (petite bouchée ... petit test ... autre petite bouchée ... autre petit test ... etc.) qu'ils arrivent à s'en sortir.

Mais s'en sortent-ils VRAIMENT? Est-ce un service que de remettre à l'étudiant un diplôme dont tous nous connaissons la valeur réelle?

Nous croyons qu'une telle situation est extrêmement déplorable. Nos étudiants se dirigeant vers des établissements d'études supérieures auront un fort taux d'échecs. Quant aux adultes venus chercher un secondaire III, aussi bien-dire qu'ils n'auront rien appris.

Voilà donc pourquoi un enseignement des mathématiques plus intégré au vécu des étudiants est requis.

Nous faisons face à des contraintes immuables à l'Éducation des Adultes, contraintes que nous connaissons tous. Mais nous pensons que malgré ces contraintes il y a place pour ce type d'enseignement intégré.

L'objectif général de cette formation serait :

« Développer les habiletés de base en mathématiques, non pas en appuyant sur des objectifs de contenu (qu'on retrouve d'ailleurs dans le curriculum de tout cours secondaire) mais plutôt en exploitant des idées mathématiques. »

Pour ce faire nous croyons qu'une bonne exploitation de problèmes ouverts, c'est-à-dire favorisant l'exploration de plusieurs solutions possibles, serait un moyen de réaliser cet objectif. Nous stressons l'importance de rendre l'élève habile à appliquer ses connaissances à son vécu, de l'aider à développer son habileté à analyser, à synthétiser et à évaluer différentes situations que l'on peut mathématiser. Sans quoi l'acquisition de connaissances, vite oubliées, ne serait guère valable pour nos futurs gradués. Il faut permettre aux adultes d'échanger sur leur façon de résoudre un problème et ainsi donner à chacun une possibilité de s'exprimer, de s'affirmer et d'apprendre des autres.

Évidemment cela suppose des conditions particulières;
  • une ouverture d'esprit du formateur
  • une préparation minutieuse
  • une habileté à poser des questions selon le niveau atteint par les individus : des questions plus « profondes » pour les plus avancés et des questions plus adaptées au niveau des plus faibles pour ces derniers
  • une habileté à mettre en valeur les différentes stratégies utilisées et solutions apportées par les élèves
  • une disponibilité des intervenants (conseillers pédagogiques et directeur de centre) pour au besoin aider le formateur en place, soit en participant aux activités en classe, soit en lui permettant de partager son expérience et ses problèmes. On a parfois (souvent!) besoin de support et de conseils.
Ces conditions remplies, plusieurs conséquences apparaîtront.

En effet, le type d'enseignement proposé implique que l'étudiant sera toujours actif dans son apprentissage. La solution ne sera plus « garrochée" mais l'étudiant sera plutôt encouragé à fournir SA propre solution. Si aucune n'est trouvée, l'étudiant sera alors encouragé à expliquer le bout de chemin fait dans sa recherche d'une réponse. L'étudiant apprendra aussi à cerner la cause de son blocage.

Nous croyons que le processus d'apprentissage est indissociable de l'émotionnel de l'individu. Une attention particulière devra donc être portée sur le vécu de l'adulte alors qu'il se trouve en « état d'apprendre ». Ainsi l'adulte sera-t-il encouragé à exprimer ses différents sentiments face à son devoir d'étudiant. Des questions viseront à tourner l'étudiant vers SA compréhension des choses et peut-être trouvera-t-il ainsi qu'une matière, en soi, n'a rien de détestable et qu'il peut y trouver son dû. On espère qu'en lui donnant un défi qu'il peut relever, un défi à son niveau, l'adulte prendra peu à peu confiance en lui.

Aussi l'étudiant acquerra le goût des activités d'apprentissage puisque ces dernières lui conféreront une image positive de lui-même :

« Même si je n'ai pas encore la solution, j'ai déjà réussi quelques pas dans la bonne direction », « J'ai trouvé MOI-MÊME comment faire », « Je suis capable », etc.

Il faut que l'adulte apprenne POUR LUI-MÊME. Il faut qu'il fasse sien son apprentissage.

Gilles Jobin,
Juin 1983.

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