L'expérience

Les montagnes ne se rencontrent pas.

Sommaire. — La foret marche, les arbres restent en place. — Monts et volcans. — La montagne de Mahomet. — Jupiter et les Titans. — Immobiles de naissance. — Bosse à bosse. — Rencontre d'éminences.— Dos à dos.

Dans le Macbeth de Shakespeare, il est question d'une forêt qui marche : mais ce n'était là qu'une fiction inventée par les sorcières. Seule marchait la troupe de Malcolm dont les soldats avaient dépouillé les arbres de là forêt de Birnam pour se couvrir de leurs feuilles et se dérober à la vue de Macbeth et de son armée ; les arbres restaient bel et bien en place immobilisés par leurs racines.

Quand l'Atlantide disparut sous les flots, les éminences dominant l'île disparurent avec elle comme les décors de théâtre s'enfoncent sous une trappe dans les changements à vue.

S'il prend à certaines montagnes la fantaisie de se convertir en volcans et d'engloutir villes et contrées, tels autrefois le Vésuve pour Herculanum et Pompéi, et de nos jours la montagne Pelée incendiant Saint-Pierre à la Martinique ; si elles bouillonnent dans leur for intérieur et jettent feu et flammes, pierres et laves, elles n'en restent pas moins rivées au sol que la nature leur assigna dès leur naissance.

On raconte que Mahomet eut un colloque avec la montagne qu'il provoqua même en combat singulier, l'invitant à venir à lui; la montagne fit la sourde oreille et ne bougea pas plus qu'une souche. Mahomet en fut pour ses frais d'éloquence, et, de guerre lasse, se décida à venir à elle.

Je me suis bien laissé dire qu'en Thessalie deux montagnes, Pélion et Ossa, se superposèrent au temps où les hommes et les dieux ne faisaient pas toujours bon ménage ; encore fallut-il pour les faire bouger un concours original de circonstances, la force musculaire des Titans et leur outrecuidance de vouloir escalader le trône de Jupiter, tentative dans laquelle leur échec fut d'ailleurs piteux.

De tous ces exemples pris au hasard, il ressort nettement que ni dans l'histoire, ni dans la légende, ni même dans la fabuleuse, mythologie, n'existent de montagnes ayant à leur disposition aucun moyen de locomotion leur permettant d'aller au-devant l'une de l'autre ; elles sont condamnées à la plus complète et indéniable immobilité.

On a donc raison de dire que « les montagnes ne se rencontrent pas », pour le bon motif qu'il leur est impossible de se rencontrer.

Dans le langage proverbial cela s'applique à la venue subite d'une personne qu'on ne s'attendait pas à voir et qui survient inopénément, et l'on dit : « Les montagnes ne se rencontrent pas, mais les hommes se rencontrent », ou bien : « Il n'y a que les montagnes qui ne se rencontrent jamais. » Libre à vous de choisir.

Un spirituel auteur du XVIe siècle, Jean de Pontalais, qui réjouissait fort le roi François Ier de ses saillies, était gratifié par la nature d'une formidable gibbosité. Avisant un jour à la Cour un cardinal dont le dos n'avait rien à envier au sien, il lui prit fantaisie de se rapprocher du prélat et se mit bosse à bosse. Le cardinal ne prit pas la chose du bon côté et fut fort en colère. « Excusez-moi, Monseigneur, lui dit Pontalais, je voulais montrer que, s'il est vrai que les montagnes ne se rencontrent pas, deux éminences peuvent se rencontrer. »

Pour spirituelle qu'elle fût, cette réponse ne calma pas le courroux du cardinal qui porta ses doléances au roi lui-même. François Ier ne fit qu'en rire et renvoya les deux bossus dos à dos.

Émile Genest, Miettes du passé, Collection Hetzel, 1913. Voir la note du transcripteur.