L'expérience

Rira bien qui rira le dernier.

Sommaire. - On rit d'un sot, on rit d'un sage. - Rabelais joyeux. - Supériorité du rire. - Une chute. - Le jeu des devinettes. - Le tour du prochain. - Apelle et Zeuxis.

Soyez toujours joyeux. (I. Thess., v. 16.)

« Il semble que l'on ne puisse rire que des choses ridicules : l'on voit néanmoins de certaines gens qui rient également des choses ridicules et de celles qui ne le sont pas. Si vous êtes sot et inconsidéré, qu'il vous échappe devant eux quelque impertinence, ils rient de vous : si vous êtes sage, et que vous ne disiez que des choses raisonnables, et du ton qu'il faut les dire, ils rient de même. »1

Mieulx est de ris que de larmes escrire
Pour ce que rire est le propre de l'homme,

a dit Rabelais; mais Rabelais était un joyeux compère qui prenait la vie du bon côté et entendait la mener gaîment, négligeant a priori ce qui aurait pu la rendre pénible ou attristante; il riait, riait sans cesse, comme Figaro, qui « se hâtait de rire de tout de peur d'être obligé d'en pleurer ».

Le rire est généralement l'expression de la gaîté, il est parfois aussi la traduction spontanée d'un sentiment inconscient de supériorité passagère.

Quelqu'un tombe, on rit. Pourquoi ? Il y a peut-être une jambe cassée, un bras démis. Ce n'est pas cela qui provoque le rire; on n'y a même pas songé. Ce qu'on a constaté, sans réflexion, c'est qu'un de ses semblables était par terre et qu'on était debout; on est content, on est satisfait, on est supérieur au malheureux qui gît sur le sol, on rit, c'est le premier mouvement. Puis, comme on a bon coeur après tout, on l'aide à se relever, on le conduit chez le pharmacien, on ne rit plus. C'eût été un animal, un cheval qui fût tombé, on n'aurait pas ri du tout. L'homme, se considérant comme supérieur à la bête, n'a pas besoin de rire pour le constater.

On joue aux petits jeux, aux devinettes, aux charades; la personne, chargée de découvrir le mot, le proverbe ou le rébus, reçoit à ses questions les réponses les plus étranges, les plus baroques et, tout interdite, cherche et tâtonne. Plus son embarras est grand, plus on rit. Pourquoi? On sait, soi; on est dans le secret; on est supérieur au « chercheur », on rit.

Remarquez-le bien, une personne qui rit d'une autre ou de quelque chose se trouve à ce moment au-dessus de son niveau accoutumé et se décerne à elle-même ce témoignage de satisfaction. C'est toujours cela de pris.

La joie s'accentue, si on a joué un bon tour à son prochain; cela répond alors à un mobile moins généreux; il est prudent de se méfier dans ce cas-là, car le prochain pourrait vous rendre la pareille et rire à son tour. Alors rira bien qui rira le dernier.

Zeuxis et Apelle, deux peintres grecs, rivalisaient de talent et se plaisaient à se défier l'un l'autre sur plusieurs points de leur art.

Le défi vint à porter sur le naturel dans l'oeuvre. À celui des deux qui aurait le mieux réussi reviendrait la palme de la victoire.

Au jour dit, les tableaux apparaissent cachés sous une toile.

Celui de Zeuxis, découvert le premier, représentait des fleurs et des fruits, rendus avec une telle vérité que les oiseaux et les abeilles s'approchaient pour les picorer et butiner. Tout le monde pensait que l'artiste qui avait obtenu un tel degré de perfection serait le vainqueur de ce tournoi d'un nouveau genre et Zeuxis commençait à se réjouir.

Apelle, alors invité à produire son oeuvre, reste immobile le sourire aux lèvres.

Zeuxis, impatient, s'avance pour écarter le rideau ; mais à peine l'eut-il touché :

« J'ai perdu, dit-il, Apelle est mon maître! »

Le rideau était peint, et si merveilleusement que le grand peintre lui-même s'y était trompé.

Apelle fut proclamé vainqueur; ce fut lui qui rit le mieux en riant le dernier.


1 La Bruyère, chapitre XI, De l'homme.

Émile Genest, Miettes du passé, Collection Hetzel, 1913. Voir la note du transcripteur.