L'expérience

Connais-toi toi-même.

Sommaire. - Dans toutes les langues. - La maxime de Socrate. - Au temple de Delphes. - Avertissement d'un dieu. - Connu des autres et pas de soi. — De la grâce à la philosophie. - Faites ce que je dis, mais je ne le fais pas. - Qui se connaît? - Bonté de la nature.- Conclusion.

Aussi bien en grec qu'en latin et qu'en français, le γνωθι σεαυτον, le nosce te ipsum et le connais-toi toi-même ont été prônés comme le précepte le plus commun de la philosophie tant païenne que chrétienne.

Socrate adopta cette maxime, l'appliqua à ses disciples et la rendit justement célèbre au point de se l'être appropriée pour ainsi dire; elle figurait pourtant depuis longtemps déjà écrite en lettres d'or sur le fronton du temple de Delphes, consacré à Apollon.

Porphyre pense que cette sentence était un avertissement donné par le dieu pour nous faire parvenir à la connaissance de toutes choses. Qui se connaît, connaît aussi les autres ; car chaque homme, comme le remarque Montaigne, « porte la forme entière de l'humaine condition ».

Sénèque le tragique a développé cette belle maxime dans ces vers :

Illi mors gravis incubat
Qui, notus nimis omnibus,
Ignotus moritur sibi1,

vers que Nicole traduit ainsi presque mot à mot :

Qu'un homme est méprisable à l'heure du trépas,
Lorsqu'ayant négligé le seul point nécessaire,
Il meurt connu de tous et ne se connaît pas !

Mme Deshoulières, dont la réputation est parvenue jusqu'à nous surtout sous l'apparence du charme, de la délicatesse et d'une grâce essentiellement féminine, a parfois aussi sacrifié à la philosophie et à la morale, et ce n'est pas de ce côté qu'elle doit être le moins appréciée; je n'en veux comme exemple que les vers suivants, où elle exprime la même pensée qui nous occupe :

De ce sublime esprit dont ton esprit se pique,
Homme, quel usage fais-tu?
Des plantes, des métaux tu connais la vertu,
Des différents pays les moeurs, la politique,
La cause des frimas, de la foudre, du vent,
Des astres le pouvoir suprême,
Et sur tant de choses savant
Tu ne te connais pas toi-même !

« Se connaître est la première chose que nous enjoint la raison; c'est le fondement de la sagesse. Dieu, nature, les sages, tout le monde prêche l'homme à se connaître. Qui ne connaît ses défauts, ne se soucie de les amender; qui ignore ses nécessités, ne se soucie d'y pourvoir; qui ne sent pas son mal et sa misère, n'avise point aux réparations et ne court pas aux remèdes. »2

« Mais ce qui est bien étrange, c'est qu'étant si unis à avouer l'importance de ce devoir, les hommes ne le sont pas moins dans l'éloignement de la pratique. Car, bien loin de travailler sérieusement à acquérir cette connaissance, ils ne sont presque occupés toute leur vie que du soin de l'éviter. Rien ne leur est plus odieux que cette lumière qui les découvre à leurs propres yeux et qui les oblige de se voir tels qu'ils sont. Ainsi, ils font toutes choses pour se la cacher et ils établissent leur repos à vivre dans l'ignorance et dans l'oubli de leur état. »3

Cette préoccupation de la connaissance de soi-même a toujours hanté les penseurs, et, tout récemment, a séduit l'un de nos auteurs dramatiques4, qui en a fait le sujet d'une pièces5, dont la conclusion se résume dans ces trois mots délicieusement soupirés par l'interprète principale, Mme Bartet : « Qui se connaît? »

Pour finir sur un ton philosophique, nous citerons cette réflexion de La Rochefoucauld, expliquant avec une cruelle ironie le motif qui empêche l'homme de se connaître :

« Il semble que la nature, qui a si sagement disposé les organes de notre corps pour nous rendre heureux, nous ait aussi donné l'orgueil pour nous épargner la douleur de connaître nos imperfections. »

Quoi qu'il en soit :

Apprends à te connaître. Hélas! tel se croit sage
Qui n'est qu'un insensé; tel peut être savant
Dont la présomption fait l'unique talent.
La jeunesse a surtout ces défauts en partage.6


1 Thyeste, tragédie, acte II.
2 Pierre Charron.
3 Nicole.
4 Paul Hervieu.
5 Connaîs-toi, pièce en trois actes, en prose, représentée pour la première fois sur la scène de la Comédie Française, le lundi 29 mars 1909.
6 Pibrac.

Émile Genest, Miettes du passé, Collection Hetzel, 1913. Voir la note du transcripteur.