La richesse

L'argent ne fait pas le bonheur.

Sommaire. - Préjugé populaire. - Quand est-on riche ? - Le bon peuple en désaccord avec les penseurs. - Adieu, bonheur! - Heureux comme un roi. - Où trouver la félicité ? - L'homme des champs. - Sage parti à prendre.

Suivant le préjugé populaire, on est heureux lorsqu'on est riche.

Il importe alors de savoir quand on est riche. Voici quelques réponses à cette question :

- Qui est content de son état est riche.

- Il n'y a point de richesse égale à la santé du corps, ni de plaisir égal à la joie du coeur. (Ecclésiasle, xxx.)

- Il y a deux manières d'être riche : élever son revenu au niveau de ses désirs ou abaisser ses désirs au niveau de ses revenus.

- Ce n'est pas celui qui a le plus de bien qui est le plus riche, mais celui qui sait s'en passer et n'en désire point.

- Je suis riche des biens dont je sais me passer.1

Voilà, d'après ces citations, bien des manières d'être riche; encore, faut-il trouver la bonne, et le peuple naïf vous dira qu'en parlant ainsi on joue sur les mots et qu'on se moque quand on vient lui raconter que celui qui est riche est précisément celui qui n'a rien.

Il serait préférable de ne pas prendre tant de chemins de traverse et de proclamer riche quiconque a de l'argent, beaucoup d'argent; riche, et par suite possesseur de la félicité parfaite.

Ah! alors il ne va pas être d'accord avec d'autres penseurs, le bon peuple; son raisonnement l'expose à entendre de cruelles vérités dans le genre de celles-ci :

- Chaumière où l'on rit vaut mieux que palais où l'on pleure.

- Il n'y a pas de voie qui vous éloigne plus du bonheur que la vie en grand, la vie des noces et festins, celle que les Anglais appellent le high life ; car, en cherchant à transformer notre misérable existence en une succession de joies, de plaisirs et de jouissances, on ne peut manquer de trouver le désabusement, sans compter les mensonges réciproques que l'on se débite dans ce monde-là et qui en sont l'accompagnement obligé.2

Dans une forme légère et humoristique, Désaugiers partage, au sujet de la richesse relativement au bonheur, le même sentiment, qu'il confie à sa muse chansonnière :

Depuis que j'ai touché le faîte
Et du luxe et de la grandeur,
J'ai perdu ma joyeuse humeur,
Adieu bonheur !
Je bâille comme un grand seigneur,
Adieu bonheur!
Ma fortune est faite.3

Le bon peuple dit aussi : Heureux comme un roi! Là encore, c'est une grave erreur de croire que le bonheur est l'apanage des têtes couronnées. Les rois sont parfois les plus malheureux des hommes. Sic fata voluere, ainsi l'a voulu la destinée !

Hélas! pour le bonheur que fait la majesté?
En vain sur ses grandeurs un monarque s'appuie.
Il gémit quelquefois et bien souvent s'ennuie.4

Si l'argent ne fait pas le bonheur, où donc la trouver, cette bienheureuse félicité ?

Nous allons vous satisfaire, et vous renseigner de notre mieux en souhaitant que vous ayez foi dans les auteurs invoqués à l'appui de notre dire :

Heureux qui, satisfait de son humble fortune,
Vit dans l'état obscur où les dieux l'ont caché.

- La félicité est dans le goût et non pas dans les choses; et c'est par avoir ce qu'on aime qu'on est heureux, non par avoir ce que les autres trouvent aimable.5

- Η ενοαιμονια των αταρχων εστι6 :

« Le bonheur est à ceux qui se suffisent à eux-mêmes. »

O fortunatos nimium sua si bona norint Agricolas !

s'écrie Virgile, dans les Géorgiques7 :

Heureux l'homme des champs s'il savait son bonheur !

Par l'homme des champs, le poète latin entend l'homme raisonnable et modeste qui, satisfait des produits de la terre pour assurer son existence, ne cherche pas à acquérir de l'or et des richesses, ni à faire fortune, sachant bien que celle-ci n'entraîne pas fatalement avec soi la joie et la félicité.

On ne perd rien dans les petites conditions, dit Bernardin de Saint-Pierre, on y compte pour des biens les maux qu'on n'y éprouve pas. Souvent, au contraire, dans les grandes, on répute pour des maux les biens dont on est privé : ainsi le juste ciel a compensé toutes choses.

Avouons-le :

« Le bonheur n'est pas chose aisée : il est très difficile de le trouver en nous et impossible de le trouver ailleurs. »8

Rapportons-nous-en à Chamfort; et pour atteindre la félicité, soyons simples, modestes, modérés dans nos désirs; voilà le plus sage parti à prendre, car

L'avide ambition pour mère a l'ignorance,
Le sot orgueil pour père, et l'enfer pour pays ;
Pour désirs l'univers, pour plaisirs les ennuis;
Et trouve son tyran dans son impatience.9


1 Vigée.
2 Schopenhauer «Aphorismes sur la sagesse dans la vie» (Chap. V, II. Parénèses et Maximes).
3 Les Inconvénients de la fortune, chanson.
4 Voltaire.
5 Duc de La Rochefoucauld, Maxime 48.
6 Aristote.
7 Les Géorgiques ou Les Travaux de la Terre, poème didactique en quatre chants, II, vers 458-450.
8 Chamfort.
9 Pibrac.

Émile Genest, Miettes du passé, Collection Hetzel, 1913. Voir la note du transcripteur.