Le temps
Au temps où la reine Berthe filait.
Sommaire. — L'Empereur à la barbe fleurie. — Quelle était sa mère? — Filez et vous serez considérée. — Laudator temporis acti. — Qu'en sait-on? — Denys le Tyran et la vieille femme.
Le grand Charlemagne, vainqueur des Saxons et des Normands, le fameux Empereur d'Occident, à la barbe fleurie, cher aux enfants ne fût-ce que pour avoir créé les écoles, est trop connu pour qu'il ait besoin d'une présentation en règle.
Son nom seul me dispense
D'en dire plus long.
J'en ai dit assez, je pense,
En disant son nom,1
si j'ose risquer cette citation tronquée mais peu classique.
On n'ignore pas non plus le nom de son père : Pépin le Bref, petit de taille (bref) comme le grand Alexandre, mais d'une force musculaire qui lui permettait de trancher la tête d'un taureau d'un seul coup de sa vaillante épée.
On sait moins quelle reine eut l'honneur de lui donner le jour, bien que celle-ci se soit acquis une notoriété personnelle par ses vertus domestiques.
Dans le palais comme dans la chaumière,
Pour revêtir le pauvre et l'orphelin,
Berthe filait et le chanvre et le lin.
On la nomma Berthe la filandière.2
Telle était l'épouse de Pépin le Bref, la bienheureuse mère de Charlemagne, désignée aussi sous le sobriquet de « Berthe au grand pied ».
Bonne, douce et charitable au pauvre monde, le souvenir de ses vertus resta gravé dans le coeur du peuple qui se rappelait avec attendrissement et reconnaissance « le temps où la reine Berthe filait ».
Plus tard, quand les évêques commencèrent à s'occuper un peu plus du temporel que de la sanctification des âmes et se mirent à pressurer les vilains, on regretta l'ancien temps, le bon vieux temps, et l'on chanta :
Au temps passé du siècle d'or
Crosse de bois, évêque d'or;
Maintenant ont changé les lois,
. Crosse d'or, évêque de bois.3
On a toujours eu d'ailleurs tendance à préférer le temps passe au présent, laudator temporis acti.
Tout près de nous le poète4 n'a-t-il pas dit :
On vivait de mon temps; la femme qu'on prenait
Etait pauvre souvent, mais on n'y songeait guère.
La misère venait : on lui faisait la guerre,
On luttait vaillamment, et pour se reposer
De sa longue fatigue on avait un baiser.
Puis on luttait encore et toujours et sans crainte,
La flamme du foyer n'était jamais éteinte,
Et l'on s'y réchauffait, tenant devant ses yeux,
Un enfant, doux fruit vert d'une existence à deux.
On trouve sans cesse à se plaindre et l'on suppose que nos ancêtres étaient mieux partagés. Qu'en sait-on ? nous n'y étions pas. Alors ? Pour nous,
Le bon temps est une chimère,
L'homme jamais ne fut meilleur.5
et le scepticisme de Voltaire est à méditer :
Un jour tout sera bien, voilà notre espérance,
Tout est bien aujourd'hui, voilà l'illusion.6
Ce n'était pas l'avis de cette vieille femme de Syracuse, que Denys le Tyran surprit dans le temple de Jupiter adressant une fervente prière au Maître des dieux pour la conservation des jours de son souverain, à elle. Denys le Tyran n'en croyait ses yeux ni ses oreilles et, s'approchant : « Dis-moi, la vieille, tu tiens donc beaucoup à moi ? — Certes, répondit-elle. — Et pourquoi donc ? — La raison en est bien simple. Ton prédécesseur n'était pas bon. J'ai prié Jupiter de nous en délivrer. Je fus exaucée, puisque tu règnes. Mais comme tu es plus méchant que lui, j'ai peur de ton successeur qui pourrait être pire encore, et je te garde ! »
Émile Genest, Miettes du passé, Collection Hetzel, 1913. Voir la note du transcripteur.